Dans le train omnibus qui flânoche, indécis, à travers ce pays vert et ondulé, je tressaille aux noms connus des petites stations désertes. Mon Dieu ! après Blégeau et Saint-Farcy, ce sera Montigny, et je verrai la tour ébréchée… Exaltée, les mollets travaillés de piqûres nerveuses, je me tiens debout dans le wagon, les mains cramponnées aux brassards de drap. Renaud, qui me surveille, la casquette de voyage sur les yeux, me rejoint à la portière :
— Mon oiseau chéri, tu tressailles à l’approche du nid de jadis ?… Claudine, réponds… je suis jaloux… je ne veux te voir ce silence énervé qu’entre mes bras.
(Je le rassure d’un sourire et j’épie de nouveau les dos des collines, toisonnées de forêts, qui fuient et tournent).
— Ah !
Le doigt tendu, je montre la tour, sa pierre rousse effritée que drape le lierre, et le village qui dévale en dessous, qui a l’air de glisser d’elle. Sa vue m’a blessée, si fort et si doucement, que je m’appuie à l’épaule de Renaud…
Cime brisée de la tour, foule des arbres à têtes rondes, comment vous ai-je quittés… et ne dois-je m’emplir les yeux de vous que pour repartir encore ?
Les bras au cou de mon ami, j’y cherche à présent ma force et ma raison de vivre ; c’est à lui de m’enchanter et de me retenir, je l’espère, je le veux…
La petite maison rose du garde-barrière passe vite, et la gare des marchandises, — j’ai reconnu l’homme d’équipe ! — Et nous sautons sur le quai. Renaud a déjà confié la valise et mon sac à main à l’unique omnibus, que je suis encore plantée là, silencieuse, à compter les bosses, les trous et les points de repère du cher horizon rétréci. Voilà, tout là-haut, le bois des Fredonnes qui tient à celui des Vallées… le chemin des Vrimes, serpent jaune de sable, qu’il est étroit ! il ne me mènera plus chez ma sœur de lait, ma mignonne Claire. Oh ! on a coupé le bois des Corbeaux, sans ma permission ! Sa peau râpée est maintenant visible et toute nue… Joie, joie de revoir la Montagne aux Cailles, bleue et nébuleuse, qui se vêt de gaze irisée les jours de soleil, et se rapproche, nette, lorsque le temps tourne à la pluie. Elle est pleine de coquilles fossiles, de chardons violâtres, de fleurs dures et sans sève, fréquentée de papillons menus, aux ailes de nacre bleue, d’Apollo tachés de lunules oranges comme des orchidées, de lourds Morio en velours sombre et doré…
— Claudine ! Ne crois-tu pas que nous devrions finir par grimper dans cette patache un jour ou l’autre ? demande Renaud, qui rit de mon hébétude heureuse.
Je le rejoins dans l’omnibus. On n’a rien dérangé : le père Racalin est ivre comme autrefois, immuablement ivre, et conduit son véhicule grinçant d’un fossé à l’autre, autoritaire et sûr de lui.
Je scrute les haies, les tournants de la route, prête à protester si on a touché à mon pays. Je ne dis rien, plus rien, jusqu’aux premières masures de la pente raide, où je m’écrie :
— Mais les chats ne pourront plus coucher dans le grenier à foin de chez Bardin ; il y a une porte neuve !
— C’est ma foi vrai, acquiesce Renaud, pénétré, cet animal de Bardin a fait mettre une porte neuve !
Mon mutisme de tout à l’heure crève en gaieté et en paroles imbéciles :
— Renaud, Renaud, regardez vite, on va passer devant la grille du château ! Il est abandonné, nous irons voir la tour. Oh ! la vieille mère Sainte-Albe qui est sur sa porte ! Je suis sûre qu’elle m’a vue, elle va le dire à toute la rue… vite, vite, tournez-vous ; ici, les deux pointes d’arbres, au-dessus du toit de la mère Adolphe, c’est les grands sapins du jardin, mes sapins, à moi… Ils n’ont pas grandi ; c’est bien fait… Qu’est-ce que c’est que cette fille-là que je ne connais pas ?
Il paraît que j’ai accentué cela avec une âpreté comique telle que Renaud rit de tout son cœur et de toutes ses blanches dents carrées. Mais c’est pas tout ça, il va falloir passer la nuit chez Lange, et mon mari pourrait bien rire moins gaiement, là-haut, dans l’auberge sombre…
Eh bien non ! La chambre lui paraît tolérable, malgré les rideaux de lit en forme de tente, la toilette minuscule et les gros draps grisâtres (mais, Dieu merci, très propres).
Renaud, excité par la médiocrité du cadre, par toute l’enfance qui se lève de Claudine dans Montigny, m’étreint par derrière et veut m’attirer… mais non… il ne faut pas, le temps passerait trop vite !
— Renaud, Renaud, cher grand, il est six heures, je vous en prie, venez à l’École faire une surprise à Mademoiselle, avant le dîner !
— Hélas ! soupire-t-il mal résigné, épousez donc une petite fille fiérotte et sauvageonne, pour qu’elle vous trompe avec un chef-lieu de canton qui compte 1847 habitants !
Un coup de brosse à mes cheveux courts que la sécheresse allège et vaporise, un coup d’œil inquiet à la glace — si j’avais vieilli depuis dix-huit mois ? — et nous voici dehors sur la place de l’Horloge, si escarpée que, les jours de marché, maint petit étalage forain, impossible à équilibrer, fait bardadô et s’écroule à grand bruit.
Grâce à mon mari, grâce à mes cheveux coupés, (je songe, un peu jalouse de moi-même, aux longs copeaux châtain-roussi qui dansaient sur mes reins) on ne me reconnaît guère, et je puis m’étonner à mon aise.
— Oh ! Renaud, figurez-vous, cette femme avec un bébé sur le bras, c’est Célénie Nauphely[1] !
— Celle qui tétait sa sœur ?
— Justement. C’est elle qu’on tète, à présent. Heullà t’y possible ! c’est dégoûtant !
— Pourquoi, dégoûtant ?
— Je ne sais pas. Il y a encore les mêmes pastilles de menthe chez la petite Chou… Peut-être qu’elle n’en vend plus depuis le départ de Luce…
La Grande Rue, — trois mètres de large — descend si raide que Renaud me demande où l’on achète, ici, des alpenstocks. Mais Claudine dansante, le canotier sur l’œil, l’entraîne en le tenant par le petit doigt. Au passage des deux étrangers, les seuils s’ornent de figures familières et plutôt malveillantes : je puis mettre un nom sur toutes, recenser leurs avaries et leurs rides.
— Je vis dans un dessin de Huard, constate Renaud.
Un Huard exaspéré, même. Cet escarpement de tout le village, je ne me le rappelais pas si rude, ni les rues si caillouteuses, ni le complet de chasse du père Sandré si belliqueux… Le gâtisme du vieux Lourd, le connus-je aussi souriant et gélatineux ? Au tournant de Bel-Air, je m’arrête pour rire tout haut :
— Mon Dieu ! Mme Armand qui a toujours ses bigoudis ! Elle les tortille le soir en se couchant, oublie de les ôter le matin, et puis, tant pis, c’est trop tard, elle les garde la nuit suivante, et recommence le lendemain, et je les ai toujours vus, tordus comme des vers sur son front gras !… Ici, Renaud, j’ai admiré pendant dix ans, au carrefour de ces trois rues, un homme admirable nommé Hébert, qui fut maire de Montigny, bien qu’il pût à grand’peine signer son nom. Il se rendait assidûment aux séances du conseil municipal, hochait une belle figure de conventionnel, rouge sous des cheveux de chanvre blanc, et prononçait des discours qui sont restés célèbres. Par exemple : « Faut-il faire un caniveau dans la rue des Fours-Banaux, faut-il pas le faire ? Tatistéquestion, comme disent les Anglais. » Entre les séances il se tenait debout au carrefour des trois rues, violet l’hiver et rouge l’été, et observait ; quoi ? Rien ! C’était toute son occupation. Il en est mort… Attention ! Ce hangar à double porte cochère porte au fronton une inscription mémorable, lisez : « Pompes à incendie et funèbres. » Ils ont mis Pompes en facteur commun ! Auriez-vous inventé celle-là, vous qui travaillez dans la diplomatie ?
L’indulgent rire de mon ami se fatigue un peu. Est-ce qu’il commencerait à me trouver trop Molinchard ? Non ; il ressent seulement un regret jaloux à voir le passé me reprendre tout entière.
Et voilà qu’au bas de la pente la rue s’ouvre sur une place bosselée. À trente pas, derrière les grilles peintes de gris fer, se carre la vaste école blanche coiffée d’ardoises, à peine salie par trois hivers et quatre étés.
— Claudine, c’est la caserne ?
— Non, voyons ! c’est l’École !
— Pauvres gosses…
— Pourquoi « pauvres gosses » ? Je vous jure qu’on ne s’y embêtait pas.
— Toi, diablesse, non. Mais les autres ! Nous entrons ? Est-ce qu’on visite les prisonniers à toute heure ?
— Où vous a-t-on élevé, Renaud ? Vous ne savez donc pas qu’on est en vacances !
— Non ! C’est pour voir cette geôle vide que tu m’as amené, et c’est dans cet espoir que tu trépidais, voiturette sous pression ?
— Charrette à bras ! réponds-je victorieusement, car une année de voyage à l’étranger a suffi pour émailler mon vocabulaire fresnois d’invectives « bien parisiennes ».
— Si je te privais de dessert ?
— Si je vous mettais à la diète ?
Brusquement sérieuse, je me tais, sentant sous ma main le pêne de la grille lourde résister, comme autrefois…
À la pompe de la cour, le petit gobelet rouillé, le même ! pend à sa chaîne. Les murs, tout blancs et crayeux il y a deux ans, sont griffés jusqu’à hauteur d’épaule comme par des milliers d’ongles énervés et captifs. Mais l’herbe maigre des vacances pousse à terre entre les briques du caniveau.
Personne.
Devant Renaud qui suit, docile, je gravis le petit escalier de six marches, j’ouvre une porte vitrée, je suis le couloir dallé et sonore qui relie le Grand Cours aux trois classes inférieures… Cette bouffée de fraîcheur fétide — balayage sommaire, encre, poussière de craie, tableaux noirs lavés d’éponges sales — me suffoque d’une émotion singulière. Agile sur ses espadrilles muettes, la petite ombre de Luce en tablier noir va-t-elle pas tourner ce coin de mur, et se blottir à mes jupes, importune et tendre ?
Je tressaille et je sens mes joues frémir : agile sur des espadrilles muettes, une petite ombre en tablier noir entrebâille la porte du Grand Cours… Mais non, ce n’est pas Luce ; une jolie frimousse aux yeux limpides me dévisage, que je n’ai rencontrée nulle part. Rassurée et me sentant presque chez moi, je m’avance :
— Là ous qu’est Mmmzelle ?
— Je ne sais pas, Mada… Mademoiselle. Sans doute en haut.
— Bon, merci. Mais… vous n’êtes donc pas en vacances ?
— Je suis une des pensionnaires qui passent les vacances à Montigny.
Elle est tout à fait gente, la pensionnaire qui passe les vacances à Montigny ! Les cheveux châtains en natte sur le tablier noir, elle penche et dérobe une fraîche bouche tout aimable, et des yeux mordorés, plus beaux que vifs, de biche qui regarde passer une automobile.
Une voix mordante (oh ! que je la reconnais !) tombe sur nous de l’escalier :
— Pomme, avec qui causez-vous donc ?
— Avec quelqu’un, Mmmzelle ! crie l’ingénue qui trotte et grimpe l’escalier des appartements privés et des dortoirs.
Je me retourne pour rire des yeux à Renaud. Il s’intéresse, son nez remue.
— Tu entends, Claudine ? Pomme ! elle se fera croquer, avec ce nom-là. Quelle chance que je ne sois qu’un vieux monsieur hors d’âge !…
— Taisez-vous, gibier de neuvième chambre ! On vient.
Un chuchotement rapide, un pas net qui descend et Mlle Sergent paraît, de noir vêtue, ses cheveux rouges incendiés par le soleil couchant, si semblable à elle-même que je me sens envie de la mordre et de lui sauter au cou, pour tout l’Autrefois qu’elle me rapporte dans son regard lucide et noir.
Elle s’arrête deux secondes ; cela suffit, elle a tout vu : vu que je suis Claudine, que j’ai les cheveux coupés, les yeux plus grands et la figure plus petite, que Renaud est mon mari et que c’est encore (je vous écoute !) un bel homme.
— Claudine ! oh ! vous n’avez pas changé… Pourquoi arriver sans me prévenir ? Bonjour, Monsieur. Cette enfant-là qui ne me dit rien de votre visite ! Est-ce que ça ne mérite pas un pensum de deux cents lignes ? Est-elle toujours aussi jeune et aussi terrible ? Êtes-vous bien sûr qu’elle fût bonne à épouser ?
— Non, Mademoiselle, pas sûr du tout. Seulement je n’avais pas assez de temps devant moi, et je voulais éviter un mariage in extremis.
Ça va bien, ils seront camarades, ils corderont. Mademoiselle aime les beaux mâles, encore qu’elle en use peu. Qu’ils se débrouillent.
Pendant qu’ils causent, je m’en vais fouiner dans le Grand Cours, cherchant ma table, celle où Luce fut ma voisine. Je finis par découvrir, sous l’encre répandue, sous des cicatrices fraîches ou décolorées, un reste d’inscription au couteau …uce et Claudi… 15 février 189…
Y ai-je mis mes lèvres ? Je ne l’avouerai pas… En regardant de si près, ma bouche aura effleuré ce bois couturé… Mais, si je voulais ne pas mentir, je dirais maintenant que je me rends compte, je dirais que j’ai méconnu bien durement la tendresse servile de cette pauvre Luce, et qu’il m’a fallu deux ans, un mari, et le retour à cette école, pour comprendre ce que méritaient son humilité, sa fraîcheur, sa douce perversité offerte.
La voix de Mlle Sergent chasse mon rêve :
— Claudine ! Vous perdez le sens, je suppose ? Votre mari m’apprend que vos valises sont chez Lange !
— Pardi, fallait bien : je ne pouvais pas laisser ma chemise de nuit à la consigne de la gare !
— C’est simplement ridicule ! J’ai un tas de lits vides là-haut, sans compter la chambre de Mlle Lanthenay…
— Comment ! Mlle Aimée n’est pas ici ? m’écrié-je avec trop d’étonnement.
— Voyons, voyons, où avez-vous la tête ?
(Elle s’approche de moi et me passe la main sur les cheveux avec une ironie peu voilée.)
— Pendant les vacances, madame Claudine, les sous-maîtresses rentrent dans leurs familles.
(Bardadô ! Moi qui comptais sur le spectacle du ménage Sergent-Lanthenay pour édifier et réjouir Renaud ! Je m’imaginais que les vacances même ne pouvaient séparer ce couple si uni… Ah bien, cette petite rosse d’Aimée ne doit pas y traîner longtemps dans sa famille ! Je comprends, maintenant, chez Mademoiselle, cet accueil surprenant d’amabilité ; c’est que, Renaud et moi, nous ne dérangeons aucun tête-à-tête… quel dommage !)
— Merci de votre offre, Mmmzelle ; je serai très contente de me rajeunir un peu en passant la nuit à l’école… Qu’est-ce que c’est donc que cette petite Pomme verte qui nous a reçus ?
— C’est une nigaude qui a manqué son oral de brevet élémentaire, après avoir demandé une dispense. Quinze ans ; une histoire absurde ! Elle passe ses vacances ici en punition, mais ça ne l’émeut pas autrement. J’en ai deux comme elle, là-haut, des petites Parisiennes, qui prennent le frais jusqu’en octobre… Vous verrez tout ça… venez d’abord qu’on vous installe…
Elle me coule un regard de côté et demande de sa voix la plus naturelle :
— Vous voulez bien coucher dans la chambre de Mlle Aimée ?
— Je veux bien coucher dans la chambre de Mlle Aimée !
Renaud suit, flaire et continue à s’amuser. Les gauches dessins aux deux crayons, fixés par quatre punaises au mur du couloir, ont fait gonfler de joie ses narines, et remuer ses moustaches ironiques.
La chambre de la favorite… Elle a embelli depuis moi… Ce lit blanc d’une personne et demie, ces liberty aux fenêtres et la garniture de cheminée (aïe !) en albâtre et cuivre, le soin luisant qui y règne et le léger parfum flottant aux plis des rideaux m’occupent à l’excès.
— Dis donc, petite à moi, questionne Renaud, la porte refermée, mais c’est très bien, ces chambres d’adjointes ! Ça me réconcilie avec ta laïque.
(Je pouffe.)
— Ah ! là ! là ! Vous croyez que c’est le mobilier officiel ? Voyons, rappelez-vous : je vous ai longuement parlé d’Aimée et du rôle que joue ici cette favorite affichée. L’autre sous-maîtresse se contente d’un lit de fer, zéro mètre quatre-vingt-dix, d’une table en bois blanc et d’une cuvette où je ne noierais pas un enfant de Fanchette.
— Oh ! comment, alors, c’est ici, dans cette chambre, que…
— Mon Dieu, oui, c’est ici, dans cette chambre, que…
— Claudine, tu ne saurais croire comme ces évocations scabreuses m’impressionnent…
Si, si, je saurais très bien le croire. Mais je suis résolument aveugle et sourde, et je considère le lit scandaleux avec une moue. Il est peut-être assez large pour Elles, mais pas pour nous. Je vais souffrir. Renaud sera insoutenable. J’aurai chaud et je ne pourrai pas mettre mes jambes en losange. Et puis, ce creux fatigué au milieu, zut !
Il faut la fenêtre ouverte et le cher paysage connu qu’elle encadre pour me rendre ma bonne humeur. Les bois, les champs étroits et pauvres, moissonnés, la Poterie qui rougeoie le soir…
— Ô Renaud ! aga là-bas ce toit en tuiles ! On y fabrique des petits pots bruns et vernis, des cruches à deux anses avec un petit nombril tubulaire et indécent…
— Des cruchekenpiss, ça est joli, pour une fois, sais-tu ?
— Autrefois, quand j’étais toute gobette, les potiers que j’allais voir et qui me donnaient des petits pots bruns et des gourdes plates me disaient fièrement, en secouant leurs gants d’argile mouillée : « C’est nous qu’on fournit l’auberge des Adrets à Paris. »
— Vrai, mon petit pâtre bouclé ? Moi qui suis un vieil homme, j’ai bu une fois ou deux dans ces pichets-là, sans deviner que tes doigts fins avaient peut-être frôlé leur ventre. Je t’aime…
Un tumulte de voix fraîches et de piétinements menus nous sépare. Les pas, dans le corridor, se ralentissent devant la porte ; les voix baissent et chuchotent ; on frappe deux coups timides :
— Entrez !
Pomme paraît, rouge et pénétrée de son importance :
— C’est nous, avec vos sacs que le père Racalin vient d’apporter de chez Lange.
Derrière elle, des tabliers noirs se pressent, une gobette d’environ dix ans, rousse, drôlette et gaie, une brunette de quatorze à quinze ans, toute mate, des yeux noirs, liquides et lumineux. Effarouchée de mon regard, elle s’efface et démasque une autre brunette du même âge, toute mate aussi, les mêmes yeux… Que c’est amusant ! Je la tire par sa manche :
— Combien êtes-vous de ce modèle-là ?
— Deux seulement : c’est ma sœur.
— J’en avais comme un vague pressentiment… Vous n’êtes pas d’ici, j’entends ça.
— Oh ! non… nous habitions Paris.
Le ton, le petit sourire mi-retenu de supériorité dédaigneuse sur la bouche ronde, elle est à manger, ma foi !
Pomme traîne la lourde valise que Renaud lui prend des mains, très empressé.
— Pomme, quel âge avez-vous ?
— Quinze ans deux mois, Monsieur.
— Vous n’êtes pas mariée, Pomme ?
Les voilà toutes parties à rire comme des poules ! Pomme se pâme avec ingénuité, les sœurs brunes et blanches y mettent plus de coquetterie. Et la gobette de dix ans, enfouie dans ses cheveux carotte, en fera, pour sûr, une maladie. À la bonne heure, je retrouve mon École !
— Pomme, poursuit Renaud sans s’émouvoir, je suis sûr que vous aimez les bonbons !
Pomme le regarde de ses yeux mordorés comme si elle lui donnait son âme :
— Oh ! oui, Monsieur !
— C’est bon, je vais en chercher. Laisse, chérie, je trouverai bien tout seul.
Je reste avec les petites qui surveillent le couloir et tremblent de se faire pincer dans la chambre de la dame. Je les veux familières et déchaînées.
— Comment vous appelez-vous, les petites noires et blanches ?
— Hélène Jousserand, Madame.
— Isabelle Jousserand, Madame.
— Ne m’appelez pas madame, jeunes nigaudinettes. Je suis Claudine. Vous ne savez pas qui est Claudine ?
— Oh ! si ! s’écrie Hélène (la plus jolie et la plus jeune), Mademoiselle nous dit toujours, quand on a fait quelque chose de mal…
(Sa sœur la pousse ; elle s’arrête.)
— Va donc, va donc, tu nous arales ! N’écoute pas ta sœur.
— Eh bien, elle dit : « Ma parole, c’est à fuir la place ! On se croirait revenu au temps de Claudine ! ou bien : « Voilà qui est digne de Claudine, Mesdemoiselles ! »
(Exultante, je danse la chieuvre.)
— Quelle veine ! C’est moi l’épouvantail, c’est moi le monstre, la terreur légendaire !… Suis-je aussi laide que vous l’espériez ?
— Oh ! non, fait la petite Hélène, caressante et craintive, et qui voile vite ses doux yeux sous des cils à double grille.
L’âme frôleuse de Luce hante cette maison. Il se peut aussi que d’autres exemples… Je les ferai parler, ces deux petites filles. Éloignons l’autre.
— Dis donc, toi, va voir dans le couloir si j’y suis.
(La roussotte rechigne, affamée de curiosité, et ne bouge guère.)
— Nana, veux-tu écouter la dame ! crie Hélène Jousserand, toute rose de colère. Attends, ma vieille, si tu restes là, je dirai à Mademoiselle que tu portes les lettres de ta voisine de table dans la cour des garçons en pour des crottes en chocolat !
La gobette est déjà loin. Les bras aux épaules des deux sœurs, je les regarde de tout près. Hélène est plus gentille, Isabelle plus sérieuse, avec un duvet de moustache à peine visible, qui sera fâcheux plus tard.
— Hélène, Isabelle, il y a longtemps que Mlle Aimée est partie ?
— Il y a… douze jours, répond Hélène.
— Treize, précise Isabelle.
— Dites donc, entre nous, elle est toujours bien, très bien, avec Mademoiselle ?
(Isabelle rougit, Hélène sourit.)
— Bon, je n’en demande pas davantage. C’était comme ça de mon temps ; il y a trois ans que cette… amitié dure, mes enfants !
— Oh ! se récrient-elles en même temps.
— Parfaitement, il y a environ deux ans que j’ai quitté l’École, et je les ai vues ensemble pendant toute une année… une année que je n’oublierai pas… Et, dites-moi, elle est toujours jolie, cette horreur de petite Lanthenay ?
— Oui, dit Isabelle.
— Pas tant que vous, murmure Hélène, qui s’apprivoise.
Comme je faisais à Luce, je lui enfonce mes ongles dans la nuque, par caresse. Elle ne cille pas. L’atmosphère de cette École reconquise me saoule.
Pomme, bienveillante, écoute, les mains pendantes et la bouche entr’ouverte, mais sans s’intéresser. Son âme est ailleurs. À chaque instant, elle se penche pour voir, par la fenêtre, si les bonbons n’arrivent pas.
Je veux encore savoir…
— Hélène, Isabelle, bavardez un peu. Qui sont les grandes de la première division, maintenant ?
— Il y a… Liline, et Mathilde…
— Non ! déjà ? C’est vrai, deux ans… Liline[2] est-elle encore bien ? Je l’avais appelée la Joconde. Ses yeux verts et gris, le silence de sa bouche aux coins serrés…
— Oh ! interrompt Hélène avec une lippe rose et humide, elle n’est pas si belle que ça, cette année du moins…
— Ne la croyez pas, réplique très vite Isabelle-la-Duvetée, c’est la mieux de toutes !
— Bah ! on sait pourquoi tu dis ça, et aussi pourquoi Mademoiselle vous a ôtées de la même table aux cours du soir ; quand vous « repassez » sur le même livre !…
(Les beaux yeux de l’aînée s’emplissent de larmes claires.)
— Voulez-vous laissez votre sœur, petit poison ! Avec ça que vous m’avez l’air d’une sainte ! Cette enfant ne fait qu’imiter les exemples donnés par Mademoiselle et Aimée, après tout…
Au fond, je délire de joie ; ça va bien, l’École a fait des progrès ! De mon temps, Luce seule m’écrivait des billets ; Anaïs elle-même n’en était qu’aux garçons. C’est qu’elles sont charmantes, celles-ci ! Je ne plains pas le docteur Dutertre, s’il continue à se déléguer cantonalement.
Notre groupe vaut d’être vu. Une brune à droite, une brune à gauche, la tête bouclée et excitée de Claudine au milieu, et cette fraîche Pomme innocemment contemplative… qu’on fasse entrer les vieux messieurs ! Quand je dis « les vieux »… J’en connais qui, jeunes encore… Renaud ne tardera pas à revenir…
— Pomme, regardez donc à la fenêtre si le monsieur aux bonbons n’arrive pas !… Est-ce que c’est son nom, Pomme ? demandé-je à ma jolie Hélène qui s’appuie, confiante, à mon épaule.
— Oui, elle s’appelle Marie Pomme ; on lui dit toujours « Pomme ».
— Elle n’a pas inventé la glace à trois pans, hé ?
— Oh ! ma foi non. Mais elle ne fait pas de bruit et elle est de l’avis de tout le monde.
Je rêve, et elles me regardent. Petits animaux rassurés, elles inventorient d’un œil curieux et d’une patte légère mes cheveux coupés : « C’est naturel, leur frisure, n’est-ce pas ? », ma ceinture de daim blanc haute comme la main : « Tu vois, toi qui prétendais qu’on ne portait plus les ceintures larges » et sa boucle en or mat, présent — comme tout ce que j’ai — de Renaud, mon col cassé très raide et ma chemisette en linon bleu-lavé à gros plis… L’heure coule… Je songe que je pars demain ; que tout ceci est un rêve court ; que je voudrais, jalouse d’un présent qui est mon passé déjà, marquer ici quelque chose ou quelqu’un d’un souvenir cuisant et doux… je resserre mon bras sur l’épaule d’Hélène et je souffle d’une voix imperceptible :
— Si j’étais votre camarade d’école, petite Hélène, m’aimeriez-vous autant que votre sœur aime Liline ?
Ses yeux à l’espagnole, aux coins tombants, s’ouvrent larges et quasi peureux ; puis la grille des cils s’abaisse et les épaules se raidissent.
— Je ne sais pas encore…
(Ça suffit, moi je sais.)
Pomme, à la fenêtre, éclate en cris de joie : « Des sacs ! des sacs ! Il a des sacs ! »
Après cette explosion, l’entrée de Renaud s’opère dans un silence de vénération. Il a acheté tout ce que la confiserie médiocre de Montigny peut offrir : depuis les crottes en chocolat à la crème jusqu’aux berlingots rayés, jusqu’aux bonbons anglais qui sentent le ressouvenir de cidre aigre.
C’est égal, tant de bonbons !… J’en veux aussi ! Renaud, arrêté au seuil, regarde une minute notre groupe, avec un sourire… un sourire que je lui ai déjà vu quelquefois… et prend enfin pitié de Pomme palpitante.
— Pomme, qu’est-ce que vous préférez ?
— Tout ! jette Pomme enivrée.
— Oh ! s’écrient les deux autres indignées, si on peut !
— Pomme, poursuit Renaud qui mousse de plaisir, je vous donne ce sac-là si vous m’embrassez… Tu permets, Claudine ?
— Pardi, qu’est-ce ça fait ?
Pomme hésite quatre secondes, tiraillée entre sa gourmandise effrénée et le sentiment des convenances. Elle implore, d’un regard mordoré et candide, ses camarades hostiles, moi, le ciel, les sacs que mon ami lui tend à bout de bras… Puis, avec la grâce un peu niaise de toute sa petite personne, elle se précipite au cou de Renaud, reçoit le sac et s’en va, rouge, l’ouvrir dans un coin…
Je pille, pendant ce temps, un paquet de chocolats, aidée silencieusement, mais vite, par la paire de sœurs. La petite main d’Hélène va et vient du sac à sa bouche, infatigable, sûre… Qui eût pensé que cette bouche menue fût si profonde !
Une cloche grêle nous interrompt et coupe la contemplation de Renaud. Les petites filles, épeurées, fuient sans dire merci, sans nous regarder, comme des chats voleurs…
Le dîner au réfectoire amuse prodigieusement Renaud et m’ennuie un peu. L’heure vague, le crépuscule violet que je sens peser et descendre sur les bois… je m’évade malgré moi… Mais mon cher Renaud est si content ! Ah ! que Mademoiselle, roublarde, a bien trouvé le chemin de sa curiosité ! Dans cette salle blanche, assise près de Renaud à la table recouverte de moleskine blanche, devant ces petites filles jolies qui n’ont pas quitté leur tablier noir et qui chipotent leur bouilli avec le dégoût de gamines qu’on a gorgées de bonbons, Mademoiselle parle de moi. Elle parle de moi, et baisse la voix parfois à cause des oreilles de lièvre que tendent vers nous les deux petites Jousserand. Fatiguée, j’écoute et je souris.
— … C’était un terrible garçon, Monsieur, et longtemps je n’ai su qu’en faire. De quatorze à quinze ans, elle a vécu le plus souvent à vingt pieds du sol, et paraissait occupée uniquement de montrer ses jambes jusqu’aux yeux… Je lui ai vu quelquefois la cruauté des enfants pour les grandes personnes… (aïe donc !). Elle est restée ce qu’elle était, une délicieuse fillette… Quoiqu’elle ne m’aimât guère, je prenais plaisir à la voir remuer… une telle souplesse, une telle sûreté de mouvements… L’escalier qui conduit ici, je ne le lui ai jamais vu descendre autrement qu’à cheval sur la rampe. Monsieur, quel exemple !
La perfidie de ce ton maternel m’amuse, à la longue, et allume dans les yeux de Renaud une noire et dangereuse lumière que je connais bien. Il regarde Pomme, et voit Claudine, Claudine à quatorze ans, et ses jambes montrées « jusqu’aux yeux » (jusqu’aux yeux, Mademoiselle ! Le ton de la maison a singulièrement haussé, depuis mon départ). Il regarde Hélène et voit Claudine à califourchon sur une rampe d’escalier, Claudine et ses gestes narquois tachés d’encre violette… La nuit sera chaude… Et il éclate d’un rire nerveux quand Mademoiselle le quitte pour s’écrier : « Pomme, si vous prenez encore du sel avec vos doigts, je vous fais copier cinq pages de Blanchet ! »
La petite Hélène, silencieuse, cherche mon regard, l’évite quand elle l’a trouvé. Sa sœur Isabelle est décidément moins jolie ; cette ombre de moustache, quand le grand jour ne l’argente plus, lui fait une bouche d’enfant mal débarbouillé.
— Mademoiselle, dit Renaud en sursaut, autorisez-vous une distribution de bonbons demain matin ?
La gamine rousse et vorace, qui a léché tous les plats et mangé tous les croûtons pendant le dîner, laisse échapper un petit rugissement de convoitise. Non ! les yeux méprisants des trois grandes déjà gavées de saletés poisseuses !
— J’autorise, répond Mademoiselle. Elles ne méritent rien, ce sont des louaches[3]. Mais la circonstance est si exceptionnelle ! Qu’est-ce que vous attendez pour remercier, petites nigaudes ?… Allez, allez, au lit ! Il est près de neuf heures.
— Oh ! Mmmzelle, est-ce que Renaud peut voir le dortoir, avant que les gobettes se couchent ?
— Gobette vous-même ! Oui, on peut, concède-t-elle en se levant. Et vous, les sans-soin, gare si je trouve une brosse qui traîne !
Blanc-gris, blanc-bleu, blanc-jaune : les murs, les rideaux, les lits étroits qui ont l’air d’enfants emmaillotés trop serré. Renaud renifle la singulière odeur qui flotte, odeur de fillettes bien portantes, de sommeil, senteur sèche et poivrée de la menthe des marais dont une botte se balance au plafond ; son nez subtil analyse, goûte et réfléchit. Mademoiselle, par habitude, plonge une main redoutable sous les traversins, à dessein d’y capter la tablette de chocolat marquée de dents rongeuses, ou la livraison à dix centimes prohibée…
— Tu as couché ici, Claudine ? me demande très bas Renaud, de qui les doigts brûlants pianotent sur mon épaule.
Fine oreille, Mademoiselle a saisi la question et prévenu ma réponse :
— Claudine ? jamais de la vie ! Et je ne le souhaitais pas. Dans quel état eût-on trouvé le lendemain le dortoir, — et les pensionnaires ?
« Et les pensionnaires, » elle a dit ! Heullà-t-y possible ! Je ne peux pas, ma pudeur s’y oppose, tolérer plus longtemps ces allusions corsées. Filons nous coucher.
— Vous avez tout vu, Renaud ?
— Tout.
— Alors, allons dodo.
On chuchote sur nos talons. Je me doute bien de ce qu’elles murmurent, les petites brunes : « Dis donc, elle va coucher avec le Monsieur, dans le lit de Mlle Aimée ?… il n’aura jamais vu tant d’hommes, le lit de Mlle Aimée ! »
Partons. Je jette un sourire à la petite Hélène, qui natte ses cheveux pour la nuit, le menton sur l’épaule. Partons donc !
La chambre étroite et claire, la lampe qui chauffe trop, la fenêtre bleue de nuit pure ; un chat qui longe, petit fantôme de velours, le rebord dangereux de la fenêtre…
L’ardeur renaissante de Monsieur mon Mari qui a frôlé toute la soirée des Claudines trop jeunes, l’énervement qui tire les coins de sa bouche en un sourire horizontal…
Le sommeil court de Claudine couchée sur le ventre et les mains jointes sur les reins « en captive ligotée », dit Renaud…
L’aube qui m’attire, en chemise, du lit à la fenêtre, pour regarder la brume voguer sur les bois du côté de Moutiers, et pour entendre de plus près la petite enclume de Choucas, qui sonne, ce matin, comme tous les matins d’autrefois, en sol dièze…
Tout m’est resté, de cette nuit-là.
Rien ne remue encore dans l’école, il n’est que six heures. Mais Renaud s’éveille, parce qu’il ne me sent plus dans le lit ; il écoute le martèlement argentin du forgeron, sifflote inconsciemment un motif de Siegfried…
Il n’est pas laid, le matin, et c’est encore une grande qualité pour un homme ! Il commence toujours par peigner ses cheveux vers la gauche avec ses doigts, puis se jette sur la carafe et boit un grand verre d’eau. Ceci me passe ! Comment peut-on boire froid le matin ? Et puisque je n’aime pas cela, comment peut-il l’aimer !
— Claudine, à quelle heure partons-nous ?
— Je ne sais pas. Si vite ?
— Si vite. Tu n’es pas assez à moi dans ce pays. Tu me trahis avec tous les bruits, toutes les odeurs, tous les visages retrouvés ; chaque arbre te possède…
(Je ris. Mais je ne réponds rien, car je pense que c’est un peu vrai. Et, puisque je n’ai plus mon gîte ici…)
— Nous partirons à deux heures.
Rasséréné, Renaud considère les sucreries en tas sur la table.
— Claudine, si nous allions réveiller les petites avec les bonbons. Qu’en penses-tu ?
— Ben ! Si Mademoiselle nous voit…
— Tu crains le pensum vengeur ?
— Non-dà… Et puis, zut, ça sera plus drôle si elle nous pince !
— Ô Claudine ! Que j’aime ton âme écolière ! Viens que je te respire, cher petit cahier rouvert…
— Ouch ! vous froissez ma couverture, Renaud !… Et Mademoiselle sera levée si nous tardons…
Lui bleu en pyjama, moi blanche et longue dans ma grande chemise, et les cheveux jusqu’aux yeux, nous marchons, silencieux, chargés de bonbons. J’écoute à la porte du dortoir avant d’ouvrir… Rien. Elles sont silencieuses comme de petites mortes. J’ouvre tout doucement…
Comment peuvent-elles dormir, les misérables gobettes, dans le grand jour et ce soleil qui embrase les rideaux blancs !
Tout de suite, je cherche le lit d’Hélène : on ne voit pas sa mignonne figure enfouie, mais sa tresse noire seulement, comme un serpent déroulé. Près d’elle, sa sœur Isabelle fait la planche, à plat sur le dos, ses cils longs sur les joues, l’air sage et préoccupé ; et plus loin, la gamine rousse, en pantin jeté, un bras ici, un bras là, la bouche ouverte, la tignasse en auréole, ronflotte doucement… Mais Renaud regarde surtout Pomme, Pomme, qui a eu trop chaud et qui dort sur son lit, en chien de fusil, ensachée dans sa chemise de nuit à manches longues, la tête au niveau des genoux, son aimable petit derrière rond tendu… Elle a serré sa natte en corde, lissé ses cheveux à la chinoise, elle a une joue rouge et une joue rose, la bouche close et les poings fermés.
C’est gentil, tout ça ! Comme le personnel de l’École a embelli ! De mon temps, les pensionnaires eussent inspiré la chasteté au « fumellier » Dutertre lui-même…
Séduit comme moi, et autrement aussi, Renaud s’approche du lit de Pomme, décidément sa préférée. Il laisse tomber un gros fondant vert à la pistache sur sa joue lisse. La joue tressaille, les mains s’ouvrent, et l’aimable petit derrière voilé s’émeut.
— Bonjour, Pomme.
Les yeux mordorés s’arrondissent, ébahis et accueillants. Pomme s’assied et ne comprend pas. Mais sa main s’est posée à plat sur le bonbon vert et râpeux. Pomme fait « ah ! », le gobe comme une cerise et prononce :
— Bonjour, Monsieur.
À sa voix claire, à mon rire, les draps ondulent sur le lit d’Hélène, la queue du serpent déroulé s’agite, et, plus brune qu’une fauvette à tête noire, Hélène se campe brusquement sur son séant. Le sommeil la quitte avec peine, elle nous regarde, renoue ses idées d’aujourd’hui à celles de la veille, et ses joues d’ambre deviennent roses. Décoiffée et charmante, elle repousse de la main une grande mèche obstinée qui barre son petit nez. Puis elle découvre Pomme assise et la bouche pleine.
— Ah ! crie-t-elle à son tour, elle va tout manger !
Son cri, son bras tendu, son angoisse puérile me ravissent. Je m’en vais m’accroupir en tailleur sur le pied de son lit, tandis qu’elle ramène ses pieds sous elle en rougissant davantage.
Sa sœur s’étire, balbutie, porte des mains pudiques à la grande chemise de nuit un peu dégrafée. Et la gamine carotte, Nana, gémit de convoitise, au bout de la salle, en se tordant les bras…, car Pomme, consciencieuse et infatigable, mange encore, et encore des bonbons…
— Renaud, c’est cruel ! Pomme est remplie d’attraits, je n’en disconviens pas, mais donnez aussi des bonbons à Hélène et aux autres !
Solennel, il hoche la tête et s’écarte :
— Bien ! que tout le monde écoute ! Je ne donne plus un seul bonbon… (silence palpitant) à moins qu’on ne vienne le chercher.
Elles se regardent, consternées. Mais la petite Nana a déjà mis hors du lit ses jambes courtaudes, et regarde ses pieds pour constater qu’ils sont propres et peuvent se montrer. Preste, et relevant sa grande chemise afin de ne pas trébucher, elle court à Renaud sur ses pattes nues qui font flic, flac, ébouriffée, semblable à un enfant des chromos de Noël. Et, maîtresse du sac ficelé que lui jette Renaud, elle retourne à son lit comme un chien content.
Pomme n’y tient plus et jaillit à son tour de ses draps ; insoucieuse d’un mollet rond que le jour a doré une seconde, elle court à Renaud qui lève haut les fondants convoités :
— Oh ! pleure-t-elle, trop petite, s’il vous plaît, Monsieur !
Et, puisque ça a réussi hier soir, elle jette ses bras au cou de Renaud et l’embrasse. Ça réussit encore très bien aujourd’hui. Ce jeu commence à m’agacer…
— Va donc, Hélène, murmure Isabelle rageuse.
— Vas-y toi-même, tiens ! Tu es la plus grande. Et la plus gourmande aussi.
— C’est pas vrai !
— Ah ! c’est pas vrai ? Eh bien, je n’y vais pas… Pomme les mangera tous… Si elle pouvait vomir, pour lui apprendre…
En songeant que Pomme les mangera tous, Isabelle saute à terre, tandis que je retiens Hélène par sa cheville mince à travers le drap :
— N’y allez pas, Hélène, je vous en donnerai, moi.
Isabelle revient victorieuse. Mais pendant qu’elle monte hâtivement dans son lit, on entend la voix pointue de Nana glapir :
— Isabelle a du poil aux jambes ! Elle a du poil aux jambes, plein !
— Indécente ! indécente ! crie l’accusée qui, blottie dans son lit, ne laisse voir à présent que des yeux brillants et courroucés. Elle invective et menace Nana : puis sa voix s’enroue, et elle fond en larmes sur son traversin.
— Là, Renaud ! voyez ce que vous faites !
(Il rit si fort, le méchant garçon, qu’il a laissé tomber le dernier sac qui s’est crevé à terre.)
— Dans quoi voulez-vous que je les ramasse ? demandé-je à ma petite Hélène.
— Je ne sais pas, je n’ai rien ici… ah ! tenez, ma cuvette, la troisième sur le lavabo…
(Dans la cuvette de fer émaillé, je lui apporte toutes ces saletés multicolores.)
— Renaud, allez donc voir un peu dehors, il me semble qu’on a marché ?
Et je reste assise sur le lit de ma petite Hélène qui suce et croque en me regardant en dessous. Quand je lui souris, elle rougit très vite, puis s’enhardit et sourit à son tour. Elle a un sourire blanc mouillé, d’un aspect frais et comestible…
— Pourquoi riez-vous, Hélène ?
— Je regarde votre chemise. Vous avez l’air un peu d’une pensionnaire, sauf que c’est du linon… non, de la batiste ? et qu’on voit au travers.
— Mais je suis une pensionnaire ! Vous ne le croyez pas ?
— Oh ! non… et c’est bien dommage.
(Ça va bien. Je me rapproche.)
— Je vous plais ?
— Oui…, beaucoup, murmure-t-elle, comme un soupir.
— Voulez-vous m’embrasser ?
— Non, proteste-t-elle vivement, tout bas et presque effrayée.
(Je me penche, et je lui dis de tout près) :
— Non ? je connais ces non, qui veulent dire oui… Je les ai dits moi-même, autrefois…
De ses yeux qui supplient, elle désigne ses camarades. Mais je me sens si méchante et si curieuse ! Et je vais la tourmenter de nouveau, de plus près encore,… quand la porte s’ouvre devant Renaud, précédant Mademoiselle en peignoir, que dis-je ? en robe d’intérieur, déjà coiffée pour la parade.
— Eh bien, madame Claudine, l’internat vous tente ?
— Eh ! eh ! il aurait de quoi me tenter cette année.
— Cette année seulement ? Comme le mariage m’a changé ma Claudine !… Allons, Mesdemoiselles, vous savez qu’il est près de huit heures ? Je regarderai à neuf heures moins un quart sous les lits, et, si j’y trouve la moindre chose, je vous la fais balayer avec votre langue !
Nous sortons du dortoir avec elle.
— Vous nous pardonnez, Mademoiselle, cette double intrusion matinale ? lui dis-je dans le corridor.
Aimable et ambiguë, elle répond à demi voix :
— Oh ! en vacances ! Et j’y veux voir de la part de votre mari une gâterie toute… paternelle.
Je ne lui pardonnerai pas ce mot-là.
Je me souviens de la promenade avant déjeuner, du pèlerinage que je voulus faire jusqu’au seuil de « ma » maison d’autrefois, — que le séjour de cet odieux Paris m’a rendue plus chère encore — du serrement de cœur qui m’a tenue, immobile, devant le perron à double escalier et à rampe de fer noirci. Les yeux fixes, j’ai regardé l’anneau de cuivre usé où je me pendais pour sonner, au retour de l’école ; je l’ai tant regardé que je le sentais dans ma main. Et tandis que Renaud contemplait la fenêtre de ma chambre, j’ai levé vers lui des yeux embus de larmes :
— Allons-nous-en, j’ai des peines…
Bouleversé de mon chagrin, il m’emmena silencieusement, serrée contre son bras. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire virer du doigt l’arrêteau du volet à la fenêtre du rez-de-chaussée,… et voilà…
Et voilà, maintenant, que je regrette d’avoir voulu venir, poussée vers Montigny par les regrets, l’amour, l’orgueil. Oui, par l’orgueil aussi. J’ai voulu montrer mon beau mari… Est-ce bien un mari que cet amant paternel, ce protecteur voluptueux ?… J’ai voulu faire la gnée à Mademoiselle et à son Aimée absente. Et puis — cela m’apprendra — et puis me voici toute angoissée et petite, ne sachant plus bien où est ma vraie demeure, le cœur par terre entre deux gîtes !
À cause de moi, le déjeuner va tout en digoinche. Mademoiselle ne sait pas ce que signifie ma mine désemparée (moi non plus) ; les petites filles, écœurées de sucre, ne mangent pas. Renaud rit seul, questionne Pomme :
— Vous répondez oui à tout ce qu’on vous demande, Pomme ?
— Oui, Monsieur.
— Je ne saurais plaindre, Pomme ronde et rose, les heureux qui vous approcheront. Il y a en vous le plus bel avenir, un avenir fait d’équitable partage et de sérénité.
Puis il surveille de l’œil l’irritation possible de Mademoiselle, mais elle hausse les épaules, et répond au regard de Renaud :
— Oh ! ça n’a pas d’importance avec elle, elle ne comprend jamais.
— Peut-être qu’avec les gestes ?…
— Vous n’auriez pas le temps avant votre train, Monsieur. Pomme ne saisit qu’à la quatrième explication, c’est un minimum.
J’arrête d’un signe l’horreur que va répliquer mon vilain garçon de mari, horreur déjà guettée par ma petite Hélène, qui écoute de toutes ses oreilles. (« Ma petite Hélène », c’est un nom que je lui ai donné tout de suite.)
Adieu, tout cela ! Car, pendant que je boucle les valises, les grelots et les jurons du père Racalin tapagent dans la cour. Adieu !
J’ai aimé, j’aime encore ces corridors sonores et blancs, cette caserne aux angles de briques roses, l’horizon court et boisé ; j’ai aimé l’aversion que m’inspirait Mademoiselle, j’ai aimé sa petite Aimée, et Luce, qui n’en a jamais rien su.
Je m’arrête une minute sur ce palier, la main au mur frais.
Renaud, en bas, sous mes pieds, dialogue (encore !) avec Pomme.
— Adieu, Pomme.
— Adieu, Monsieur.
— Vous m’écrirez, Pomme ?
— Je ne sais pas votre nom.
— L’objection ne tient pas debout. Je m’appelle « le Mari de Claudine ». Vous me regretterez, au moins ?
— Oui, Monsieur.
— Surtout à cause des bonbons ?
— Oh ! oui, Monsieur.
— Pomme, c’est de l’enthousiasme que m’inspire votre déshonnête candeur. Embrassez-moi !
Derrière moi, un frôlement si doux… Ma petite Hélène est là. Je me retourne, elle est jolie, en silence, toute blanche et noire ; je lui souris. Elle voudrait bien me dire quelque chose. Mais je sais que c’est trop difficile, et elle me regarde seulement avec de beaux yeux noirs et blancs. Alors, comme en bas Pomme s’accroche, obéissante et paisible, au cou de Renaud, j’entoure d’un bras cette petite fille silencieuse, qui sent le crayon de cèdre et l’éventail en bois de santal. Elle frémit, puis cède, et c’est sur sa bouche élastique que je dis adieu à mon jeune passé…
À mon jeune passé ?… Je puis bien, ici, ne pas mentir…, Hélène accourue à la fenêtre, tremblante et déjà passionnée, pour me regarder partir, tu ne sauras pas ceci, qui t’emplirait de surprise chagrine : ce que j’ai embrassé sur ta bouche pressante et malhabile, c’est seulement le fantôme de Luce !
Avant de parler à Renaud, dans le train qui nous emmène, je regarde une dernière fois la tour, écrasée sous un orage laineux qui s’amasse, disparaître derrière un dos rond de colline. Puis, délestée comme si j’avais dit adieu à quelqu’un, je reviens à mon cher et léger ami, qui m’admire, pour n’en point perdre l’habitude, et m’enserre, et… je l’interromps :
— Dites, Renaud, c’est donc bien bon d’embrasser cette Pomme ?
(Sérieusement, je regarde ses yeux, sans parvenir à en distinguer le fond d’un noir bleu d’étang.) — « Cette Pomme ? » chérie, me ferais-tu le grand honneur, le vif plaisir de devenir jalouse ?
— Oh ! vous savez, ce n’est pas un honneur : Pomme ne saurait m’apparaître comme une conquête honorable.
— Ma toute mince, ma toute jolie, si tu m’avais dit : « N’embrassez pas Pomme ! » je n’aurais même pas eu de mérite à la laisser !
Oui. Il fera tout ce que je veux. Mais il n’a pas répondu tout droit à ma question : « C’est donc bien bon d’embrasser cette Pomme ? » Il excelle à ne jamais se livrer, à glisser, à m’envelopper de tendresse évasive.
Il m’aime, cela est hors de doute, et plus que tout. Dieu merci, je l’aime, c’est aussi certain. Mais qu’il est plus femme que moi ! Comme je me sens plus simple, plus brutale… plus sombre… plus passionnée…
J’évite exprès de dire : plus droite. J’aurais pu le dire, il y a un an et quelques mois. Dans ce temps-là, je n’aurais pas, si vite tentée, en haut de l’escalier du dortoir, embrassé cette bouche de fillette, mouillée et froide comme un fruit fendu, sous couleur de dire adieu à mon passé d’école, à mon enfance en sarrau noir… J’aurais baisé seulement le pupitre où Luce pencha son front têtu.
Depuis un an et demi, je sens progresser en moi l’agréable et lente corruption que je dois à Renaud. À les regarder avec lui, les grandes choses s’amoindrissent, le sérieux de la vie diminue ; les futilités inutiles, nuisibles surtout, assument une importance énorme. Mais comment me défendre contre l’incurable et séduisante frivolité qui l’emporte, et moi avec lui ?
Il y a pis : Renaud m’a découvert le secret de la volupté donnée et ressentie, et je le détiens, et j’en jouis avec passion, comme un enfant d’une arme mortelle. Il m’a révélé le pouvoir, sûr et fréquent, de mon corps long, souple et musclé — une croupe dure, presque pas de seins, et la peau égale d’un vase lisse, — de mes yeux tabac d’Égypte, qui ont gagné en profondeur et en inquiétude ; d’une toison courte et renflée, couleur de châtaigne peu mûre… Toute cette force neuve, je m’en sers, seulement à demi-consciente, sur Renaud — oh ! oui — comme, restée deux jours de plus à l’École, je l’eusse exercée sur cette Hélène charmante…
Oui, oui, ne me poussez pas, ou je dirai que c’est à cause de Renaud que j’ai baisé la bouche de la petite Hélène !
"Claudine s’en va" de Colette est une œuvre qui explore les thématiques de l'émancipation, de la quête d'identité et du désir. L'histoire suit Claudine, une jeune femme vivant dans un...
L'œuvre "Sido" de Colette est un récit autobiographique qui explore la vie de l'auteure à travers le prisme de sa mère, Sido. Colette y évoque son enfance dans une maison...
"Claudine à Paris" est un roman de Colette qui suit les aventures de Claudine, une jeune fille pleine de vie et d'énergie, alors qu'elle se retrouve à Paris. Le récit...
"Chéri" de Colette raconte l'histoire d'une relation tumultueuse entre une femme âgée, Léa de Lonval, et un jeune homme, Chéri, de près de vingt ans son cadet. L’intrigue se déroule...
"Claudine à l’École" est un roman de Colette qui évoque l'expérience d'une jeune fille, Claudine, dans un internat pour filles. Dans cette œuvre, Colette dépeint la vie quotidienne des élèves,...