— Ma petite fille chérie, à quoi penses-tu ?
(Sa petite fille chérie est accroupie en tailleur sur le grand lit qu’elle n’a pas encore quitté. Ensachée dans une grande chemise de nuit rose, elle cisèle pensivement les ongles de son pied droit à l’aide d’un mignon sécateur aux branches d’ivoire, et ne souffle mot).
— Ma petite fille chérie, à quoi penses-tu ?
(Je relève ma tête coiffée de serpents en tronçons et je regarde Renaud — qui noue sa cravate, déjà habillé — comme si je ne l’avais jamais vu).
— Oui, à quoi penses-tu ? Depuis le réveil tu ne m’as rien dit. Tu t’es laissé prouver ma tendresse sans même y prendre garde !
(Je lève une main qui proteste).
— … J’exagère, évidemment, mais tu y as mis de la distraction. Claudine…
— Vous m’étonnez !
— Pas tant que moi ! Tu m’avais habitué à plus de conscience dans ces jeux…
— Ce ne sont pas des jeux.
— Traite-les de cauchemars, si tu veux, ma remarque subsiste. Où erres-tu depuis ce matin, mon oiseau ?
— … Je voudrais aller à la campagne, dis-je après réflexion.
— Oh ! fait-il consterné, Claudine ! Regarde donc !
(Il soulève le rideau, un déluge ruisselle sur les zincs et déborde des chéneaux.)
— Cette rosée matinale t’a mise en goût ? Évoque l’eau sale qui coule par terre, les bas de jupes qui collent aux chevilles ; songe aux gouttes froides sur l’ourlet des oreilles…
— J’y songe. Vous n’avez jamais rien compris à la pluie campagnarde, aux sabots qui font « giac » en quittant leur empreinte humide, au capuchon bourru dont chaque poil de laine enfile une perle d’eau, le capuchon pointu qui fait au visage une petite « méson » sous quoi on s’enfonce et on rit… Bien sûr, le froid pique, mais on se chauffe les cuisses avec deux poches de châtaignes chaudes, et on se gante de tricot maillacé…
— N’achève pas ! Mes dents grincent en songeant au contact des gants de laine sur le bout des ongles ! Si tu veux revoir ton Montigny, si tu y tiens vraiment tant que cela, si c’est une « dernière volonté »… (Il soupire)… nous irons.
Non, nous n’irons pas. Je me suis prise sincèrement, en parlant tout haut, à penser les paroles que je disais. Mais, ce matin, le regret du Fresnois ne me lancine pas, mon silence n’est pas nostalgique. Il y a autre chose.
Il y a… il y a… que les hostilités sont commencées et que la traîtrise amoureuse de cette Rézi me trouve irrésolue, sans plan de défense.
Je suis allée la voir à cinq heures, puisqu’elle est à présent la compagne d’une moitié de ma vie, que j’en enrage, que cela me charme, et que je n’y puis rien.
Toute seule, je la trouve rôtissant à un feu d’enfer. La lueur du foyer l’embrase et la traverse, nimbée de flamme rose par ses cheveux envolés, les lignes de sa silhouette dévorées et fondues dans le rouge de cuivre et le cerise du métal en fusion. Elle me sourit sans se lever et me tend les bras, si tendre que je m’effarouche et ne l’embrasse qu’une fois.
— Toute seule, Rézi ?
— Non. J’étais avec vous.
— Avec moi… et qui ?
— Avec vous… et moi. Cela me suffit. Pas à vous, hélas !
— Vous vous trompez, chérie.
Elle remue la tête, d’un balancement qui se propage jusqu’à ses pieds, repliés sous un pouf bas. Et la douce figure rêveuse, où la flamme vive sculpte les coins de la bouche en deux fossettes d’ombre, me dévisage profondément.
Quoi, nous en sommes là ! Et c’est tout ce que j’ai trouvé ? Ne pouvais-je, avant de la laisser m’envahir et s’imprégner de moi, m’expliquer nettement et proprement ? Rézi n’est pas une Luce bonne à battre, qui, pour une taraudée, vous laisse vingt-quatre heures de repos. C’est ma faute, c’est ma faute…
D’en bas, elle me considère mélancoliquement et parle à mi-voix :
— Ô Claudine ! pourquoi vous défiez-vous de moi ? Quand je m’assieds trop près de vous, je rencontre toujours sous votre robe un pied défensif, inerte comme un pied de fauteuil, qui, écarté de vous, m’empêche d’approcher. « M’empêche ! » C’est me blesser, Claudine, que de songer à une défense physique ! Ma bouche a-t-elle jamais tenté sur votre visage une de ces erreurs volontaires dont on accuse, après, la hâte, ou l’obscurité ? Vous m’avez traitée comme une… malade, comme une… professionnelle, de qui l’on épie les mains, et devant qui il faut surveiller ses attitudes…
(Elle se tait et attend. Je ne dis rien. Elle reprend, plus câline) :
— Ma chère, ma chère, est-ce vous, vraiment, Claudine intelligente et sensitive, qui assignez à la tendresse des limites conventionnelles si ridicules ?
— Ridicules ?
— Oui, il n’y a pas d’autre mot. « Tu es mon amie, tu ne m’embrasseras qu’ici et là. Tu es mon amante, le reste est à toi. »
— Rézi…
(Elle arrête mon geste commencé).
— Oh ! n’ayez pas de crainte ! Je synthétise grossièrement ; rien n’est entre nous de cette sorte ! Mais je voudrais que vous cessiez, chère, de me faire de la peine, et d’armer contre moi, qui ne la mérite pas, votre prudence. Rendez-moi justice (supplie-t-elle, rapprochée, sans que je m’en sois aperçue, par une reptation insensible), qu’y a-t-il dans ma tendresse qui vous mette en défiance ?
— Vos pensées, dis-je à voix basse.
(Elle est près de moi, assez près pour que je sente rayonner d’elle, sur ma joue, la chaleur qu’elle a reçue du feu).
— Je vous demande donc grâce, murmure-t-elle, pour la force d’une affection qui dissimule si mal…
Elle semble docile, presque résignée. Mon souffle, que j’alentis pour qu’elle ne me devine point troublée, m’apporte son odeur de soie surchauffée, d’iris, une odeur plus douce encore parce qu’elle a levé son bras pour repolir sur sa nuque la torsade d’or… Qui me préservera du vertige ?… L’orgueil me retient d’amener à mon secours quelque diversion cousue de gros fil. Rézi soupire, étire des bras de Fille-du-Rhin dans l’onde, d’un geste de réveil… Son mari vient d’entrer, de la façon silencieuse et indiscrète qui est la sienne.
— Comment, pas de lumière encore, ma chère Rézi ? s’étonne-t-il après les poignées de main.
— Oh ! ne sonnez pas, prié-je sans attendre que Rézi réponde. C’est l’heure que j’aime, entre chien et loup…
— Elle me semble plus proche du loup que du chien, réplique, en douceur, cet homme insupportable, qui parle assurément fort bien le français.
Rézi, muette, le suit d’un regard de noire rancune. Il marche d’un pas régulier, pénètre dans la baie d’ombre ouverte sur le grand salon, et continue sa promenade. Son pas cadencé le ramène vers nous, jusqu’au feu qui éclaire d’en bas sa figure durcie et ses yeux opaques. Arrivé à dix centimètres de moi il fait militairement demi-tour et s’éloigne de nouveau.
Je suis restée assise, incertaine.
Les yeux de Rézi deviennent diaboliques ; elle calcule son élan… Dressée d’un silencieux effort de reins jusqu’à moi, elle me maîtrise d’une bouche follement douce et d’un bras au cou. Au-dessus des miens, ses yeux larges ouverts écoutent le pas qui s’éloigne, et sa main libre, levée, marque le rythme de la marche conjugale, en même temps que les frémissements de ses lèvres qui semblent compter les battements de mon cœur : Un, deux, trois, quatre, cinq… Comme un lien coupé, l’étreinte tombe ; Lambrook se retourne ; Rézi est de nouveau assise à mes pieds, et semble lire dans le feu.
D’indignation, de surprise, d’angoisse pour le réel danger qu’elle vient de courir, je n’ai pu retenir un soupir tremblé, un cri trouble…
— Vous dites, chère Madame ?
— Mais, cher Monsieur, mettez-moi dehors ! Il est affreusement tard… Renaud doit me chercher à la Morgue !
— Laissez-moi croire qu’il vous cherchera d’abord ici, je m’en flatte.
(Cet homme est à battre !)
— Rézi… adieu…
— À demain, chérie ?
— À demain.
Voilà pourquoi Claudine cisèle, pensive, les ongles de son pied droit, ce matin.
Lâche Rézi ! L’habileté de son geste, l’abus qu’elle a fait de ma sûre discrétion, l’inoubliable perfection du périlleux baiser, tout cet Hier m’enfonce dans une songerie pesante. Et Renaud me croit triste. Il ne sait donc pas, il ne saura donc jamais qu’en mes yeux le désir, le vivace et proche regret, la volupté se teignent toujours de nuances sombres ?
Menteuse Rézi ! Menteuse ! Deux minutes avant l’assaut de son baiser, sa voix humble et sincère me rassurait, disait sa peine de pressentir mon injuste soupçon. Menteuse !…
Au fond de moi, la brusquerie de son piège plaide pour elle. Cette Rézi, qui se plaignait de me voir méconnaître sinon son désir, au moins sa retenue, n’a pas craint de se déjuger immédiatement, de risquer ma colère et la jalousie brutale de ce colosse creux.
Qu’aime-t-elle mieux, le danger ou moi ?
Peut-être moi ? Je revois cet animal sursaut des reins, ce geste de buveuse qui l’a jetée vers ma bouche… Non, je n’irai pas chez elle aujourd’hui !
— Vous sortez, Renaud ? M’emmenez-vous ?
— Tant que tu veux, mon enfant charmante. Rézi est donc occupée ailleurs ?
— Laissez Rézi. Je veux sortir avec vous.
— Une brouille, déjà ?
Je ne réponds que d’un geste qui écarte et déblaie. Il n’insiste pas.
Gracieux comme une femme aimante, il bâcle ses courses en une demi-heure pour me retrouver dans la voiture — un coupé de remise un peu fatigué, mais bien suspendu — et me conduire chez Pépette boire du thé, manger des chester-cake, des sandwiches mixtes à la laitue et au hareng… On est tièdement, on est bien assis, nous disons des stupidités de mariés jeunes qui se tiennent mal… quand mon appétit et ma gaieté tombent ensemble. Les yeux sur un sandwich entamé, j’ai buté contre un tout petit souvenir déjà lointain…
Un jour, chez Rézi (il y a deux mois à peine), j’avais laissé, distraite ou sans faim, une rôtie mordue, creusée en demi-lune… Nous bavardions et je ne voyais pas la main de Rézi, adroite et timide, voler ce toast ébréché… Mais, tout à coup, je l’aperçus en train de mordre vivement, d’agrandir le croissant marqué de mes dents, et elle vit que je l’avais vue. Elle rougit, et pensa tout sauver en disant : « Comme je suis gourmande, hein ! » Ce tout petit incident, pourquoi faut-il qu’il surgisse et me trouble à présent ? Si elle avait un vrai chagrin, pourtant, de mon absence…
— Claudine ! Hep, Claudine !
— Quoi ?
— Mais, ma chère, c’est une maladie ! Va, mon pauvre oiseau, aux premiers beaux jours nous cinglons vers Montigny, vers ton noble père, vers Fanchette et Mélie !… Je ne veux pas te voir sombrer ainsi, mon enfant aimée…
Je souris au cher Renaud d’une manière ambiguë qui ne le rassure point, et nous revenons à pied, par un temps huileux d’après pluie, où chevaux et passants chancellent, sur le pavé gras, du même glissement ivre.
À la maison, un petit bleu m’attend.
« Claudine, je vous en prie, oubliez, oubliez ! Revenez, que je puisse vous expliquer, si cela peut s’expliquer… C’était un jeu, une taquinerie, l’envie folle de tromper celui qui marchait si près de nous, et dont les pas sur le tapis m’exaspéraient… »
Comment ! J’ai bien lu ? C’était pour tromper « celui qui marchait » comme elle dit ? Mais c’est moi, stupide, qui allais marcher ! « Une taquinerie ? » Elle verra si on me taquine impunément de cette façon-là !
Ma colère ondule en moi comme un chaton qui tette ; j’agite des projets sauvages… Je ne veux pas savoir tout ce qui tient, dans ma colère, de déception et de jalousie… Renaud me surprend, le petit bleu tout ouvert dans les mains.
— Ah ! ah ! on met les pouces ? All right ! Retiens ceci, Claudine, il faut toujours que ce soit l’autre qui mette les pouces !
— Vous avez du flair !
(À l’accent, il devine l’orage et s’inquiète).
— Voyons, qu’y a-t-il eu ? Rien qu’on ne puisse dire ? Je ne demande pas de détails…
— Mais non ! Vous divaguez ; nous nous sommes disputées, voilà.
— Veux-tu que j’y aille pour tâcher d’arranger ça ?
(Mon pauvre grand ! Sa gentillesse, son inconscience me détendent, et je lui jette mes bras au cou avec un rire un peu sanglotant).
— Non, non, j’irai demain, tranquillisez-vous !
« Une taquinerie ! »
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