La toute petite clef d’une serrure Fichet fait bosse dans mon porte-monnaie, sous ma main. J’emmène Rézi, avec le fol espoir de courir à une « solution ». La voir en secret, écarter de toute cette histoire, qui ne le regarde pas, mon cher Renaud, que j’aime trop ainsi — ah ! Dieu oui — pour pouvoir, sans un affreux malaise, le voir mêlé à ces mic-macs…
Rézi m’accompagne docilement, amusée, heureuse que ma rigueur ait fondu enfin au bout d’une semaine de bouderie.
Il fait chaud ; elle ouvre dans la victoria la veste garçonnière de son costume bleu en serge bourrue, et soupire en cherchant l’air. Je contemple, à la dérobée, la fuite de son profil simple, le nez de petite fille, les cils traversés de lumière, le velours des sourcils cendrés… Elle tient ma main, attend en patience et parfois se penche un peu, pour une charrette fleurie qui nous soufflette de son odeur mouillée, pour une vitrine ou une femme bien habillée qui passe… Elle est si douce, mon Dieu ! Ne dirait-on pas qu’elle n’aime, qu’elle n’espère que moi ?
Chaussée-d’Antin, une grande cour, puis une petite porte, un escalier minuscule et bien tenu, des paliers où l’on ne peut guère se tenir que sur un pied. Les trois étages gravis d’un trait, je m’arrête : ça sent déjà Marcel, santal et foin coupé, avec un rien d’éther. J’ouvre.
— Attendez, Rézi, on ne peut passer qu’un à la fois !
Mais oui, c’est comme je dis. Que cet appartement de poupée m’amuse déjà ! Un embryon d’antichambre précède une amorce de cabinet de travail ; la chambre-à-coucher-salon… causoir atteint seule des proportions normales.
Comme deux chattes dépaysées, nous avançons pas à pas, retenues à chaque meuble, à chaque cadre… Trop de parfums, trop de parfums…
— Regardez, Claudine, l’aquarium de la cheminée…
— Et les poissons à trois queues…
— Oh ! en voilà un qui a les nageoires comme des volants en forme ! Ça, c’est un brûle-parfums ?
— Non, un encrier, je crois… ou une tasse à café… ou autre chose.
— La belle étoffe ancienne, chérie ! on en ferait des revers délicieux pour une veste de demi-saison… Cette petite déesse charmante qui tient ses bras croisés…
— C’est un petit dieu…
— Mais non, Claudine !
— On ne voit pas bien, il y a une draperie. Aïe ! ne vous asseyez pas, comme j’ai fait, Rézi, sur le bras de ce fauteuil anglais et vert !…
— C’est vrai. Quelle idée baroque, ces espèces de lances en bois verni ! Il y a de quoi s’empaler !
— Chut, Rézi, ne parlons pas de pal dans la maison de Marcel.
— Oh ! Venez vite voir, mon petit pâtre !
(Je n’aime pas qu’elle m’appelle « mon petit pâtre », c’est un mot de mon Renaud. Ça me blesse pour elle, et surtout pour lui).
— Voir quoi ?
— Son portrait !
Je la rejoins dans le salon-chambre à couch…, etc. C’est bien le portrait de Marcel, en dame byzantine. Un pastel assez curieux, couleur hardie sur dessin mou. Des cheveux roux en roues sur les oreilles, le front lourd de joyaux, elle, il… ah ! zut ! je ne sais plus… Marcel tient loin de lui, d’un geste apprêté, un pan traînant de la robe rigide et transparente, une gaze chargée de perles, droite comme une averse et qui montre, de pli en pli, le rose de la hanche fuyante, le mollet, le genou délié. Visage aminci, yeux dédaigneux, plus bleus sous les cheveux roux, c’est bien Marcel.
Rêveuse contre Rézi accotée à mon épaule, je revois le suspect garçon brun, l’intense portrait du Bronzino, au Louvre, qui m’a si soudainement conquise…
— Qu’il a de jolis bras, cet enfant ! soupire Rézi. Dommage qu’il ait des goûts…
— Dommage pour qui ? dis-je, vite soupçonneuse.
— Pour sa famille, tiens !
(Elle rit et tend ses dents à mes lèvres. Mes préoccupations prennent un autre chemin) :
— Ah ! ça, mais… où couche-t-il ?
— Il ne couche pas… il s’assied. Se coucher, c’est bien vulgaire.
Quoi qu’elle en dise, j’ai trouvé derrière un rideau de panne rose une façon d’alcôve étroite, un divan drapé de cette même panne rose, où des feuilles de platane ont laissé, en nuance de cendre-verdâtre, leur ombre cinq fois pointue. Je joue, le doigt pressant un bouton électrique, à répandre sur cet autel la lumière qui tombe d’une fleur de cristal renversée… Orchidée, va !
Rézi montre d’un index mince les coussins qui jonchent le divan :
— Voilà qui suffirait à raconter qu’une femme ne mit jamais ici sa tête, ni le reste.
Je ris de sa malice perspicace. Les coussins, bien choisis, sont tous de brocart rude, de broderie au fil d’or et d’argent, de quinze-seize pailleté. Une chevelure féminine s’y carderait pitoyablement.
— Eh bien, nous les ôterons, Rézi.
— Ôtons-les, Claudine…
Peut-être ce sera le plus joli souvenir de notre tendresse. Je suis abandonnée, moins âpre. Elle apporte sa ferveur coutumière, sa docilité vaincue, et la fleur renversée épand sa lueur opaline sur notre bref repos…
Un peu après, en dessous de nous, un sec piano fourbu et un ténorino avarié se coalisent pour marteler, convaincus :
Jadis — vivait — en Nor — mandie…
C’est d’abord gênant d’avoir, autant que moi, le sens du rythme. Mais on s’y fait. On s’y fait. Ça n’est plus du tout gênant… au contraire.
Jadis — vivait — en Nor…
Si quelqu’un m’avait jamais prédit qu’un six-huit de Robert-le-Diable m’impressionnerait un jour jusqu’à me serrer la gorge… Mais il y faut un concours de circonstances particulières.
Vers six heures, au moment où Rézi apaisée s’endort, les bras à mon cou, le timbre d’entrée grelotte, impérieux, à nous briser les nerfs. Affolée, elle étouffe un cri et m’enfonce tous ses ongles dans la nuque. Dressée sur un coude, j’écoute.
— Chérie, n’aie pas peur, ne crains donc rien, c’est quelqu’un qui se trompe… un ami de Marcel, il ne peut pas les avoir tous avertis de son absence…
Elle se rassure, découvre sa blanche figure, se détend, dans le désordre le plus dix-huitième siècle qu’on puisse voir… mais, de nouveau, trrr…
Elle bondit, et commence à s’habiller, sans que son épouvante fasse hésiter ses doigts escamoteurs. La sonnerie insiste, persiste ; elle est taquine, intelligente, elle joue des airs de timbre… je serre les dents d’irritation nerveuse.
Ma pauvre amie, pâle, déjà toute prête à partir, serre ses mains sur ses oreilles. Les coins de sa bouche tressaillent à chaque reprise. J’ai pitié.
— Rézi, voyons, c’est évidemment un ami de Marcel…
— Un ami de Marcel ! Vous n’entendez donc pas la méchanceté, l’intention de cette sonnerie exaspérante !… Allez, c’est quelqu’un qui nous sait ici. Si mon mari…
— Ah ! vous n’êtes pas brave !
— Merci ! c’est facile d’être brave avec un mari comme le vôtre !
Je me tais. À quoi bon ? J’agrafe mon corset. Vêtue, je vais, à pas de chat, tendre l’oreille près de la porte. Je n’entends rien que ce timbre, ce timbre !
Enfin, après un dernier et long trille, une espèce de point d’exclamation, je perçois la fuite de pieds légers…
— Rézi ! il est parti.
— Enfin ! ne sortons pas tout de suite, on peut nous guetter… Si jamais je reviens ici !…
La triste fin de ce rendez-vous sans lendemain ! Ma jolie peureuse montre une telle hâte à me quitter, à s’éloigner de cette maison, de ce quartier, que je n’ose lui demander de rentrer avec elle… Elle descend la première, pendant que j’éteins la fleur renversée, que je ramasse les coussins pailletés. Le portrait de Marcel me regarde, menton dédaigneux, lèvres maquillées et closes…
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