— Claudine petite et silencieuse, à quoi penses-tu ?
Il me demandait cela, je m’en souviens, à Heidelberg, sur la terrasse de l’hôtel, pendant que mes yeux erraient de l’ample courbe du Neckar aux ruines truquées du Schloss, au-dessous de nous.
Assise par terre, j’ai levé mon menton de mes deux poings :
— Je pense au jardin.
— Quel jardin ?
— Oh ! « quel jardin ! » Le Jardin de Montigny, donc !
(Renaud jette sa cigarette blonde. Car il vit comme un dieu dans les nuages et les parfums des gianaclis.)
— Drôle de petite fille… Devant ce paysage-là ! Me diras-tu qu’il est plus beau, le jardin de Montigny, que ceci ?
— Non, pardi. Mais il est à moi.
C’est bien ça ! Vingt fois nous nous sommes expliqués sans nous comprendre. Avec des baisers, de tendres baisers un peu méprisants, Renaud m’a traitée de petite âme acagnardée, de vagabonde assise. En riant, je lui ai répliqué que son home tenait dans une valise. Nous avons raison tous deux, mais je le blâme puisqu’il ne pense pas comme moi.
Il a trop voyagé, moi pas assez. Moi, je n’ai de nomade que l’esprit. Je vais gaîment à la suite de Renaud, puisque je l’adore. Mais j’aime les courses qui ont une fin. Lui, amoureux du voyage pour le voyage, il se lève joyeux sous un ciel étranger, en songeant qu’aujourd’hui il partira encore. Il aspire aux montagnes de ce pays proche, à l’âpre vin de cet autre, au factice agrément de cette ville d’eaux peignée et fleurie, à la solitude de ce hameau perché. Et il s’en va, ne regrettant ni le hameau, ni les fleurs, ni le vin puissant…
Moi, je le suis. Et je goûte — si, si, je goûte aussi — la ville aimable, le soleil derrière les pins, l’air sonore de la montagne. Mais je me sens, au pied, un fil dont l’autre bout s’enroule et se noue au vieux noyer, dans le jardin de Montigny.
Je ne me crois pas une fille dénaturée ! Et pourtant, il faut que j’avoue ceci : Fanchette m’a manqué, durant nos voyages, presque autant que Papa. Mon noble père ne m’a guère fait défaut qu’en Allemagne, où me le rappelaient ces cartes postales et ces chromos wagnériens, ennoblis d’Odin et de Wotan qui, tous, lui ressemblent, l’œil en moins. Ils sont beaux ; ils brandissent, comme lui, d’inoffensives foudres ; comme lui, ils ont la barbe en tempête et le geste dominateur ; et j’imagine que leur vocabulaire contient, comme le sien, tous les gros mots de l’âge fabuleux.
Je lui écrivis peu, il me répondit rarement, tendre et bousculé, en un style savoureusement hybride, où des périodes d’une cadence à ravir Chateaubriand (je flatte un peu papa) recélaient en leur sein — en leur auguste sein — les plus effarants jurons. J’appris par ces lettres, peu banales, que, hors M. Maria, qui, fidèle, silencieux, secrétarie toujours, rien ne va… « Je ne sais pas si j’en dois accuser ton absence, petite bourrique, m’expliquait mon cher père, mais je commence à trouver Paris infect, surtout depuis que ce rebut de l’humanité qui a nom X… vient de publier un traité de Malacologie universelle, bête à faire vomir les lions accroupis au seuil de l’Institut. Comment l’Éternelle Justice dispense-t-elle encore la lumière du jour à de tels salauds ? »
Mélie me décrivit bien, aussi, l’état d’âme de Fanchette depuis mon départ, sa désolation clamée pendant des jours et des jours, mais l’écriture de Mélie se rapproche de l’hiéroglyphe plus que du jambage, et on ne saurait entretenir avec elle une correspondance suivie.
Fanchette me pleure ! Cette idée m’a poursuivie. Et toute fuite de matou pauvre, au détour d’un mur, me faisait tressaillir pendant mon voyage. Vingt fois j’ai quitté le bras de Renaud surpris pour courir dire à une chatte, assise grave sur un seuil : « Ma fîîîlle ! » Souvent choquée, la petite bête appuyait, d’un mouvement digne, son menton sur son jabot renflé. Mais j’insistais, j’ajoutais des onomatopées en séries mineures et aiguës, et je voyais les yeux verts se fondre en douceur, s’amenuiser en sourire, la tête plate et caressante râper durement le chambranle dans un salut de politesse ; et la chatte tournait trois fois, ce qui signifie clairement : « Vous me plaisez. »
Jamais Renaud n’a témoigné d’impatience devant ces crises félinophiles. Mais je lui soupçonne plus d’indulgence que de compréhension. Il est bien capable, le monstre, de n’avoir jamais caressé ma Fanchette que par diplomatie !
Comme j’erre volontiers dans ce passé récent ! Renaud, lui, vit dans l’avenir ; cet homme, que la crainte de vieillir dévore, et qui, devant les glaces, constate avec des minuties désespérées les lacis de ses petites rides au coin des yeux, ce même homme trépide dans le présent et pousse, fiévreux, Aujourd’hui vers Demain. Moi, je m’attarde au passé, ce passé fût-il Hier, et je me retourne en arrière, presque toujours avec un regret. On dirait que le mariage (zut ! non, l’amour) a précisé en moi certaines façons de sentir, plus vieilles que moi. Renaud s’en étonne. Mais il m’aime ; et si l’amant que j’ai en lui cesse de me comprendre, je me réfugie en lui encore, au cher grand ami paternel ! Je suis, pour lui, une fille confiante, qui s’étaye à son père choisi, qui se raconte à lui, quasiment en cachette de l’amant. Mieux : s’il arrive à Renaud-amant de s’immiscer en tiers entre Renaud-papa et Claudine-sa-fille, celle-ci le reçoit comme un chat dans une table à ouvrage. Le pauvre doit attendre alors, impatient et déçu, le retour de Claudine, qui vient, toute légère, reposée, lui apporter sa résistance peu durable, son silence et sa flamme.
Hélas ! tout ce que je note là, un peu au hasard, ne fait pas que je comprenne où est la fêlure. Mon Dieu, je la sens pourtant !
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