Claudine en ménage
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Chapitre XXI

Colette

Chapitre XXI

Quand c’est Rézi qui vient me voir, mon irritation croît encore. Je la tiens là, dans ma chambre, — qui n’est que notre chambre, à Renaud et à moi — un tour de clé, et nous serions seules… Mais je ne veux pas. Il me déplaît, par-dessus tout, que la femme de chambre de mon mari (fille silencieuse au pas d’ombre, qui coud à points si lâches, avec des mains molles) frappe et m’explique, mystérieuse, derrière la porte fermée : « C’est le corsage de Madame… on attend pour réchancrer les emmanchures. » Je redoute le guet d’Ernest, valet de chambre à figure de mauvais prêtre. Tous ces gens-là ne sont pas à moi, je m’en sers avec discrétion et répugnance. Je crains plus encore — il faut tout dire — la curiosité de Renaud…

Et voilà pourquoi je laisse Rézi, dans ma chambre, dérouler la spirale de ses séductions, et nuancer toutes ses moues de reproches :

— Vous n’avez rien trouvé pour nous, Claudine ?

— Non.

— Vous n’avez pas encore demandé à Renaud ?

— Non.

— C’est cruel…

À ce mot qu’elle soupire tout bas, les yeux soudain baissés, je sens ma volonté fondre. Mais Renaud vient, frappe à petits coups précautionneux, et reçoit en réponse un « Entrez » plus brutal qu’un pavé.

Je n’aime pas du tout la grâce suppliante qu’affecte envers lui Rézi, ni cette façon qu’il a de respirer sur elle ce que nous lui cachons, de fouiller ses cheveux et sa robe comme pour y surprendre l’odorant souvenir de mes caresses.

Encore, aujourd’hui, devant moi… Il lui baise les deux mains à l’arrivée, pour le plaisir de dire après :

— Vous avez donc adopté le parfum de Claudine, ce chypre sucré et brun ?

— Mais non, répond-elle, candide.

— Ah ! je croyais.

Le regard de Renaud dévie sur moi, renseigné et flatteur. Toute mon âme trépigne… Vais-je, exaspérée, me pendre à ses grandes moustaches, jusqu’à ce qu’il crie, jusqu’à ce qu’il me batte ?… Non. Je me contiens encore, je garde le calme crispé et correct d’un mari dont on embrasse la femme aux petits jeux innocents. Et d’ailleurs, il prétend s’en aller, avec la réserve insultante d’un serveur de cabinet particulier. Je le retiens :

— Restez, Renaud…

— Jamais de la vie ! Rézi m’arracherait les yeux.

— À quel propos ?

— Je connais trop, mon petit pâtre boudé, le prix d’un tête-à-tête avec toi…

Une vilaine crainte m’empoisonne : si Rézi, à l’âme fluide et menteuse, se prenait de préférence pour Renaud ! Juste, aujourd’hui, il est beau, dans une jaquette longue qui lui sied, les pieds petits et les épaules larges… Elle est là, cette Rézi, sujet de toute ma peine, fourrée de loutre, blonde comme le seigle, coiffée d’un précoce chapeau de lilas et de feuilles… Je reconnais en moi, naissante, la brutalité qui me faisait battre et griffer Luce… Que les larmes de Rézi seraient douces et poignantes à mon tourment !

Elle se tait, me regarde, et met toutes ses paroles dans ses yeux… Je vais céder, je cède…

— Renaud, mon grand, vous sortez avant dîner ?

— Non, ma petite fille, pourquoi ?

— Je voudrais vous parler… vous demander un service.

(Rézi jaillit de son fauteuil, affermit son chapeau, joyeuse, en désordre… elle a compris).

— Je me sauve… Oui, justement je ne peux pas rester… Mais demain, je vous verrai longtemps, Claudine ? Ah ! Renaud, qu’on doit vous envier une enfant comme celle-ci !

(Elle disparaît dans le chuchotement de sa robe, laissant Renaud confondu).

— Elle est folle, je pense ? Qu’est-ce qui vous prend, à toutes les deux ?

(Mon Dieu ! parlerai-je ? comme c’est dur !…)

— Renaud… je… vous…

— Quoi, mon petit ? Te voilà toute pâlotte !

(Il m’attire sur ses genoux. Peut-être que là ce sera plus facile…)

— Voilà… le mari de Rézi est bien embêtant.

— Ça oui, surtout pour elle !

— Il l’est pour moi aussi.

— Par exemple, je voudrais voir ça !… Il se serait permis quelque chose ?…

— Non ; ne remuez pas, gardez-moi dans vos bras… Seulement, ce Lambrook de malheur est tout le temps sur notre dos.

— Ah ! bon…

(Oh ! pardi, je sais bien que Renaud n’a rien d’un imbécile. Il comprend à demi-mot).

— Ma chère petite bête amoureuse ! Alors, on te tourmente, toi et ta Rézi ? Que faut-il faire ? Tu sais bien que ton vieux mari t’aime assez pour ne pas te priver d’un peu de joie… Elle est charmante, ta blonde amie, elle t’aime si fort !

— Oui ? vous croyez ?

— J’en suis sûr ! Et vos deux beautés se complètent. Ton ambre ne craint pas l’éclat de sa blancheur… sauf erreur, c’est un alexandrin !

(Ses bras ont frémi… je sais à quoi il songe… Pourtant, je me détends à sa voix où coule la tendresse, une vraie tendresse…)

— Que veux-tu, mon oiseau chéri ? que je vide demain, pour tout l’après-midi, cet appartement ?

— Oh ! non…

(J’ajoute, après un silence embarrassé) :

— … Si nous pouvions… ailleurs…

— Ailleurs ? Mais rien de plus facile !

(Il s’est levé d’un élan, m’a posée à terre, et marche à grands pas très jeunes).

— Ailleurs… voyons… il y a bien… Non, ce n’est pas assez… Ah ! J’ai ton affaire !

(Il revient à moi, m’enveloppe et cherche ma bouche. Mais toute froide de confusion et de gêne, je me détourne un peu…)

— Ma petite fille charmante, tu auras ta Rézi, Rézi aura sa Claudine, ne t’occupe plus de rien, — que de patienter un jour, deux jours au plus — c’est long, dis ! Embrasse ton grand qui veillera, aveugle et sourd, au seuil de votre chambre murmurante !…

La joie, la certitude de Rézi, parée de sa blancheur et de ses parfums, l’allègement du vilain secret confessé, ne m’empêchent pas de ressentir une autre détresse… Oh ! cher Renaud, que je vous eusse aimé, pour un sec et grondeur refus !…

Cette nuit d’attente, je l’avais souhaitée heureuse, rythmée de palpitations douces, de sommes mi-éveillés où l’image de Rézi passerait cendrée de lumière blonde… Mais cette attente même en évoque une autre, dans ma chambrette de la rue Jacob, une autre plus jeune et plus fougueuse… Non, je me trompe, ma veillée de cette nuit, je l’imagine plutôt pareille à celle de Renaud, deux ans passés… Rézi me trouvera-t-elle assez belle ? Assez fervente, j’en suis sûre, oh ! oui… Lasse d’insomnie, je heurte d’un pied mince et froid le dormir léger de mon ami, pour blottir dans son bras mon corps horripilé, et j’y somnole enfin.

Les rêves se succèdent et se mêlent, fumeux, inanalysables ; une silhouette jeune et souple y transparaît parfois, comme le visage de la lune, voilée de nuages et dévoilée… Quand je l’appelle « Rézi ! » elle se tourne et me montre le front bombé et doux, les paupières veloutées, la lèvre ronde et courte de la petite Hélène blanche et noire… Que vient faire dans mon rêve cette fillette entrevue, presque oubliée ?


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