Ceci ne sera plus le journal de Claudine, vraiment, puisque je n’y puis parler que de Rézi. Qu’est devenue la Claudine alerte de jadis ? Lâche, brûlante et triste, elle flotte dans le sillage de Rézi. Le temps coule sans incidents autres que nos rendez-vous rue Gœthe, une fois, deux fois par semaine. Le reste du temps, je suis Renaud dans l’exercice de ses fonctions : premières, dîners, salons littéraires. Au théâtre, souvent, j’emmène mon amie aggravée de Lambrook, dans la couarde certitude qu’elle ne me trompera pas pendant ce temps-là. Je souffre de jalousie, et pourtant…, je ne l’aime pas.
Non, je ne l’aime pas ! Mais je ne puis me déprendre d’elle, et d’ailleurs je n’y tâche point. Hors de sa présence, je puis, sans frémir, me l’imaginer boulée par une automobile, aplatie dans un accident de métropolitain. Mais je ne saurais, sans que les oreilles me sifflent, sans que mon cœur s’accélère me dire : « En ce moment, elle livre sa bouche à un amant, à une amie, avec ce battement précipité des cils, ce renversement buveur que je connais. »
Qu’est-ce que ça fait que je ne l’aime pas…, je souffre tout autant !
Je supporte mal la présence de Renaud, si volontiers immiscé en tiers. Il n’a pas voulu me donner la clef du petit appartement, alléguant, sans doute avec raison, qu’on ne doit pas nous y voir pénétrer seules. Et c’est chaque fois pour moi le même effort humiliant de lui dire : « Renaud, nous allons demain là-bas… »
Il s’empresse, gentil, heureux, sans doute, comme Rézi, de la situation « pas ordinaire… ». Ce besoin, commun à tous deux, de s’affirmer vicieux et bien modernes me confond. Je fais ce que fait Rézi, pourtant, — et même davantage, — et je ne me sens pas vicieuse…
À présent, Renaud s’attarde en nous accompagnant là-bas. Il verse le thé, s’assoit, fume une cigarette, bavarde, se lève pour redresser un cadre ou chiquenauder une mite au velours des prie- Dieu… il laisse deviner qu’il est chez lui. Et quand il veut enfin partir, feignant la hâte et l’excuse, c’est Rézi qui proteste. « Mais pas du tout, restez donc une minute !… » Moi, je ne dis rien.
Leur causerie me laisse à l’écart : potins, médisances, plaisanteries vite devenues lestes, allusions peu voilées au tête-à-tête qui va suivre… Elle rit, elle prête à ces longueries son doux regard myope, la grâce virante de sa nuque et de sa taille… Je vous jure, je vous jure que j’en suis aussi choquée, aussi irritée et pudique qu’une fille sage devant des images obscènes… La volupté — la mienne — n’a rien à voir avec le pelotage.
Dans la chambre claire, où flottent, mêlés, l’iris de Rézi, le chypre rude et sucré de Claudine, dans le grand lit embaumé de nos deux corps, je me venge, silencieuse, de tant de piqûres cachées et saignantes… Puis, s’adaptant à moi, dans une pose, Dieu merci, familière, Rézi parle et me questionne, agacée de la brièveté, de la simplicité de mes réponses, avide de savoir davantage, incrédule quand j’affirme ma sagesse antérieure et la nouveauté de ma folie.
— Mais enfin, Luce ?
— Eh bien, Luce, elle m’aimait.
— Et… rien ?
— Rien ! Vous me trouvez grotesque ?
— Non, certes, ma Claudine.
La joue sur ma gorge, elle paraît écouter en elle-même. Des souvenirs affleurent en étincelles à ses yeux gris… Si elle parle, je vais avoir envie de la battre, et pourtant, j’ai bien envie qu’elle parle…
— Rézi, tu n’as pas attendu ton mariage ?
— Si ! s’écrie-t-elle redressée, cédant au besoin de se raconter. Les débuts les plus ridicules, les plus médiocres… Mon professeur de chant, une blonde teinte, des os de cheval, qui, parce qu’elle avait des yeux vert-d’eau, revêtait les ajustements modern-style et la personnalité d’une sphynge anglo-saxonne… Avec elle, je travaillai ma voix, et toute la gamme des perversités… J’étais très jeune, nouvelle mariée, craintive et peu emballée… Je cessai les leçons, au bout d’un mois, oui, un mois juste, désenchantée affreusement, pour avoir assisté, par la porte entr’ouverte, à une petite scène où la sphynge, ceinturée d’écharpes liberty, convainquait aigrement sa cuisinière d’un dol inférieur à quatre-vingt-cinq centimes…
Rézi s’anime, ondule, agite ses cheveux de soie, rit au comique de sa réminiscence. Assise dans le creux de ma hanche, repliée sur elle-même, un pied dans sa main, la chemise glissante, elle a l’air de s’amuser énormément.
— Et puis, Rézi, qui, après ?
— Après… c’était…
(Elle hésite, me regarde rapidement, referme la bouche et se décide) :
— C’était une jeune fille.
(Je jurerais, à sa mine, qu’elle vient de « passer » quelqu’un ou quelqu’une).
— Une jeune fille ? Vraiment ? C’est intéressant !
(J’ai envie de la mordre).
— Intéressant, oui… Mais j’ai souffert. Oh ! jamais plus je n’ai voulu connaître de jeune fille !
(Songeuse et demi-nue, la bouche attristée, elle semble une enfant amoureuse. Comme je dessinerais bien mes dents, en deux petits arcs rouges, sur cette épaule que nacre le demi-jour !)
— Vous… l’aimiez, celle-là ?
— Oui, je l’aimais. Mais, à présent, je n’aime que vous, chérie !
(Tendresse vraie ou appréhension instinctive, elle a jeté autour de moi ses bras purs et me noie de ses cheveux épandus. Mais je veux la fin de l’histoire…)
— … Et elle, elle vous aimait ?
— Oh ! que sais-je ? Rien n’égale, ma Claudine aimée, la cruauté, l’exigence froide et essayeuse des jeunes filles ! (Je dis les jeunes filles honnêtes, les autres ne comptent pas.) Il leur manque le sens de la souffrance, celui de la pitié et de la justice… Celle-là, plus chercheuse et plus âpre au plaisir qu’une veuve de l’an passé, me laissait pourtant des semaines dans l’attente, ne voulait me voir que dans sa famille, regardait mon chagrin d’un joli et candide visage aux yeux durs… Quinze jours après, j’apprenais la cause de ma pénitence : un retard de cinq minutes au rendez-vous, une conversation trop gaie avec un ami… Et les mots méchants, les allusions cuisantes faites à voix haute, en public, avec sa bravoure aiguë, brutale, de celles que n’a pas encore adoucies et apeurées la première faute !…
Mon cœur réduit et pincé bat plus vite. Je voudrais anéantir celle qui parle. Pourtant, je l’estime davantage, emportée et véridique dans son aveu. Je préfère ses yeux orageux que noircit son souvenir, au regard enfantin et provocateur dont elle dévisage Renaud — et tout homme, — et toute femme — et le concierge…
Mon Dieu, comme je suis changée ! Peut-être pas changée à fond, je l’espère, mais… déguisée. Le printemps est là, printemps de Paris, un peu poitrinaire, un peu corrompu, vite lassé, n’importe, c’est le printemps. Et que sais-je de lui que les chapeaux de Rézi ! Les violettes, les lilas, les roses ont tour à tour fleuri sur sa tête charmante, épanouis à la lumière de ses cheveux. Elle a présidé, autoritaire, à mes séances de modiste, agacée de constater si ridicules, sur ma tête court-bouclée, certains chapeaux de « dame ». Elle m’a traînée chez Gauthé, pour m’y faire ceindre de cette armature de rubans imbriqués, corset docile qui obéit au rythme de mes hanches… Affairée, elle a trié, parmi des étoffes, les bleus favorables au jaune de mes yeux, les roses vigoureux sur quoi mes joues s’ambrent si singulièrement… Je suis vêtue d’elle. Je suis habitée d’elle. Je résiste avec peine au désir de la battre, et je crains de lui déplaire. Je jette, avant son seuil, la botte de narcisses sauvages achetée à quelque ambulant… Leur odeur excessive et méridionale m’est douce, mais Rézi ne l’aime pas.
Ah ! comme je suis loin d’être heureuse ! Et comment alléger l’angoisse qui m’oppresse ? Renaud, Rézi, tous deux me sont nécessaires, et je ne songe pas à choisir. Mais que je voudrais les séparer, ou mieux, qu’ils fussent étrangers l’un à l’autre !
Ai-je trouvé le remède ? On peut toujours essayer.
Marcel vient me voir aujourd’hui. Il me trouve bizarre, à la fois morne et agressive. C’est que, depuis une semaine, je recule un rendez-vous, que Rézi implore, Rézi toute fraîche, empressée, que le printemps éperonne… Mais je ne puis presque plus supporter la présence de Renaud entre nous deux. Comment ne le sent-il pas ? La dernière fois, rue Gœthe, l’humeur voyeuse et tendre de mon mari s’est heurtée à une telle sauvagerie brutale que Rézi, inquiète, s’est levée, lui a fait je ne sais quel signe… Tout de suite il est parti… Cette manière d’entente, entre eux, m’a exaspérée davantage, je me suis butée, et Rézi s’en est allée, pour la première fois, sans retirer le chapeau qu’elle enlève après sa chemise.
Marcel, donc, plaisante ma mine rêche. Il a, dès longtemps, éventé le secret de mon souci et de ma joie ; il flaire en moi l’endroit malade, avec une sûreté qui m’étonnerait, si je ne connaissais mon beau-fils. Il me voit sombre aujourd’hui, alors il insiste, méchamment, sur ma petite plaie.
— Êtes-vous une amie jalouse ?
— Et vous ?
— Moi… Oui et non. Vous la surveillez ?
— Est-ce que ça vous regarde ? Et pourquoi la surveillerais-je ?
(Il hoche sa fine tête maquillée, assure longuement sa cravate où changent et se nacrent des nuances de scarabée ; puis il me regarde en coin) :
— Pour rien. Moi, je la connais peu. C’est superficiellement qu’Elle me donne l’impression d’une femme à surveiller.
(Je souris sans charité) :
— Vraiment ? J’en crois votre expérience de la femme…
— Charmant, concède-t-il sans s’émouvoir ; c’est un mot cruel. D’ailleurs, vous avez parfaitement raison. Je vous ai aperçus, tous trois, à la première du Vaudeville, Mme Lambrook m’a parue délicieuse, coiffée un peu serré peut-être. Mais quelle grâce, et comme elle semble vous aimer…, vous et mon père !
(Je me raidis bien et ne laisse rien paraître. Déçu, Marcel se lève, avec un de ces effets de hanche !… pour qui, Seigneur ?)
— Adieu, je rentre. Vous assombririez un auteur gai, s’ils n’étaient déjà si lugubres, tous !
— Pour qui me laissez-vous ?
— Pour moi. Je suis en lune de miel avec mon petit home.
— Vous avez un nouveau petit… ?
— Oui, avec une seule m. Comment ! vous ne saviez rien de mon émancipation ?
— Non, ils sont si discrets !
— Qui ?
— Vos amis.
— C’est le métier qui veut ça. Oui, j’ai un petit appartement de cocotte. Tout petit, petit, petit. On y tient deux, en se serrant.
— Et on se serre ?
— C’est vous qui l’avez dit. Vous ne viendrez pas le voir ? J’aime autant, par exemple, que vous n’ameniez pas mon cher père. Votre amie, si cela peut l’amuser… Quoi ?
(Je lui ai pris le poignet d’une main vive, sous la poussée d’une idée, brusquement).
— Vous ne vous absentez jamais l’après-midi ?
— L’après-midi… Si. Le jeudi et le samedi. Mais n’espérez pas, ajoute-t-il avec un joli sourire de jeune fille pudique, que je vous dise où je vais…
— Ça ne m’intéresse pas… Dites donc, Marcel… on ne peut pas le visiter en votre absence, votre petit reposoir ?
— Mon petit fatiguoir ?…
(Il lève des yeux vicieux, bleu moiré de gris sombre. Il a compris).
— À la rigueur… Elle est discrète, la jolie Mme Lambrook ?
— Oh !…
— Je vous donnerai la clef. Ne cassez pas mes petits bibelots, j’y tiens. La bouilloire électrique, pour le thé, dans une armoire verte à gauche en entrant ; il n’y a pas à se tromper, j’ai juste un cabinet de travail (!) et une chambre à causer, avec cabinet de toilette. Les petits gâteaux secs, le vin de Château-Yquem, l’arak et le ginger-brandy dans la même armoire. Jeudi prochain ?
— Jeudi prochain. Merci, Marcel.
C’est une petite canaille, mais je l’embrasserais de bon cœur. Une joie tapageuse me promène d’une fenêtre à l’autre, les mains derrière le dos et sifflant à tue-tête.
Il donne la clef, lui !
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