Claudine en ménage
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Chapitre XVI

Colette

Chapitre XVI

Un reste de bon sens attarde ma main, avant de sonner chez Rézi. Mais ce bon sens-là, je le connais puisque c’est le mien, il me sert, juste une minute avant les gaffes, à goûter ce plaisir lucide de me dire : « C’est la gaffe. » Avertie, j’y cours sereine, bien calée par le poids rassurant d’une entière responsabilité.

— Madame est chez elle ?

— Madame est un peu souffrante, mais, pour Madame, ça ne fait rien.

(Souffrante ? Bah ! pas assez pour que je retienne ce que je veux lui dire. Et puis, tant pis, zut, ça lui fera mal. « Un jeu ! » Nous allons jouer…)

Elle est toute blanche, en crêpe de Chine, les yeux cernés d’une marge mauve qui bleuit ses prunelles. Un peu surprise, et d’ailleurs remuée par sa grâce, par le regard qu’elle m’a jeté, je m’arrête :

— Rézi, seriez-vous réellement souffrante ?

— Non, puisque que je vous vois.

(Je hausse malhonnêtement les épaules. Mais, quoi donc ? Sous l’ironie de mon sourire, la voici subitement hors d’elle) :

— Pouvez-vous rire ? Allez-vous-en, si vous voulez rire !

(Démontée par cette violence soudaine, je tâche de reprendre le bon bout) :

— Je vous croyais, ma chère, plus de goût… aux jeux, aux taquineries un peu poussées…

— Oui ? Vous l’avez cru ? Ce n’est pas vrai ! J’ai menti en vous écrivant, par lâcheté pure, pour vous revoir, parce que je ne peux pas me passer de vous, mais…

(Son ardeur fond dans une envie de pleurer).

— … mais ce n’était pas pour rire, Claudine !

Elle attend, peureuse, ce que je vais dire, et craint mon silence. Elle ne sait pas que tout, en moi, remue comme un nid affolé, et que la joie me submerge… Joie d’être aimée et de me l’entendre dire, joie avare d’un bien perdu et retrouvé, orgueil victorieux de me sentir autre chose qu’un jouet excitant… C’est la déroute triomphale de mon honnêteté féminine, je le sens… Mais puisqu’elle m’aime, je peux la faire souffrir encore…

— Chère Rézi…

— Ah ! Claudine !…

(Elle se croit tout près d’être exaucée, palpite, debout, et tend les bras ; ses cheveux et ses yeux jettent le même feu blond… Hélas ! comme la vue de ce que j’aime, beauté de mon amie, suavité des forêts fresnoises, désir de Renaud, suscite en moi la même émotion, la même faim de possession et d’embrassement !… N’ai-je donc qu’une seule façon de sentir ?…)

— Chère Rézi… dois-je croire, à votre fièvre, que c’est la première fois qu’on vous résiste ! Je comprends si bien, à vous voir, que vous ayez trouvé toujours des amies enchantées et soumises…

(Son geste, levé au-dessus de sa robe blanche qui s’enroule, étroite, et se perd dans l’ombre comme la traîne équivoque de Mélusine, son geste d’appel retombe. Les mains pendantes, je vois qu’elle rassemble en un instant son habileté et sa colère. Elle me brave) :

— La première fois ? Pensez-vous qu’ayant vécu huit ans avec cette brique creuse qui est mon mari je n’ai pas tout essayé ? Que, pour faire jaillir de moi l’amour, je n’ai pas cherché ce qu’il y a de plus beau, et de plus doux au monde, une femme amoureuse ? Peut-être placez-vous au-dessus de tout la nouveauté, la maladresse d’une première… faute ? Ô Claudine, il y a mieux, il y a chercher et choisir… Je vous ai choisie, achève-t-elle d’une voix blessée, et vous ne m’avez que subie…

Une dernière prudence me retient de l’approcher, et aussi le besoin de l’admirer mieux. Elle met au service de sa passion lâchée toutes les armes de sa grâce et de sa voix ; elle m’a dit, véridique : « Tu n’es pas la première », parce qu’ici la vérité frappe plus habilement que le mensonge ; elle a calculé, j’en jurerais, sa franchise… mais elle m’aime !

Je rêve d’elle devant elle, et me repais de la voir. Un mouvement de nuque m’évoque la Rézi coutumière, demi-nue, à sa toilette… Je tressaille ; il serait sage de ne plus la revoir ainsi…

Elle s’irrite et s’épuise de mon silence, et tend ses yeux vers l’ombre pour distinguer les miens.

— Rézi… (je parle péniblement) voulez-vous… nous allons nous reposer aujourd’hui de tout cela, et laisser venir demain, demain qui arrange tant de choses !… Ce n’est pas que vous m’ayez fâchée, Rézi. Je serais venue hier, et j’aurais ri, ou j’aurais grondé, si je vous aimais moins…

(Un bref mouvement de bête guetteuse tend vers moi son menton poli, à peine fendu d’une fossette verticale).

— … Il faut me laisser penser, Rézi, sans m’envelopper autant de vous, sans jeter sur moi un tel filet de regards, de gestes qui approchent sans toucher, de pensées obstinées… Il faut vous asseoir ici, près de moi, poser votre tête sur mes genoux, et ne rien dire et ne pas bouger, parce que si vous bougez, je m’en irai…

Elle s’assied à mes pieds, couche sa tête avec un soupir et joint ses mains derrière ma taille. De mes doigts, que je ne puis empêcher de trembler, je peigne ses beaux cheveux en anneaux qui demeurent seuls à briller dans la chambre sombre. Elle ne remue pas. Mais sa nuque m’envoie son parfum, ses joues enfiévrées me chauffent, et contre mes genoux je sens la forme de ses seins… Oh ! qu’elle ne remue pas ! Si elle voyait mon visage et le trouble où je suis…

Mais elle n’a pas bougé, et j’ai pu la quitter, cette fois encore, sans lui avouer mon trouble si proche de son émoi.

À l’air vif et froid, j’ai calmé, comme j’ai pu, mes nerfs hérissés. C’est bien dans des situations analogues, n’est-ce pas, que l’ « estime de soi » encore entière vous tonifie ? Oui ? Eh bien, moi, je me trouve plutôt poire.


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