Ces bluets, sur le mur, passés du bleu au gris, ombres de fleurs sur un papier plus pâle… Ce rideau de perse à dessins chimériques… oui, voici bien le fruit monstrueux, la pomme qui a des yeux… Vingt fois je les ai vus en songe, pendant mes deux années de Paris, mais jamais si vivement…
Cette fois, j’ai bien entendu, du fond de mon transparent sommeil, le cri de la pompe !
Assise en sursaut sur mon petit lit-bateau, le premier sourire de ma chambre d’enfant m’inonde de larmes. Larmes claires comme ce rayon qui danse en sous d’or aux vitres, douces à mes yeux comme les fleurs du papier gris. C’est donc vrai, je suis ici, dans cette chambre ! Je n’ai pas d’autre pensée, jusqu’au moment d’essuyer mes yeux, avec un petit mouchoir rose qui n’est pas de Montigny…
Ma tristesse tarit mes larmes. On m’a fait du mal. Mal salutaire ? Je suis près de le croire, parce qu’enfin je ne puis pas être tout à fait malheureuse à Montigny, dans cette maison… Oh ! mon petit bureau taché d’encre ! Il enferme encore tous mes cahiers d’école : Calcul… Orthographe… Car on ne disait plus Problèmes ni Dictée, du temps de Mademoiselle, Orthographe, Calcul, ça fait plus distingué, plus « Enseignement secondaire… »
Des ongles durs grattent la porte, malmènent la serrure. Un « mouin » !… angoissé et impérieux me somme d’ouvrir… Ô ma chère fille, que tu es belle ! Mes idées sont dans une telle salade que je t’avais un instant oubliée, Fanchette ! Viens dans mes bras, dans mon lit, colle à mon menton ton nez humide et tes dents froides, si émue de me revoir que tes pattes « font du pain » sur mon bras nu, toutes griffes dehors. Quel âge as-tu donc ? Cinq ans, six ans, je ne sais plus. Ta blancheur est si jeune. Tu mourras jeune… comme Renaud. Allons, bon ! ce souvenir me gâte tout… Reste sous ma joue, que je m’oublie à écouter, déchaînée et vibrante, toute ton usine à ronrons…
Qu’as-tu pu penser de moi, à mon arrivée brusque et sans bagages ? Papa lui-même a flairé quelque chose :
— Eh bien ? et l’autre animal ? ton mari ?
— Il viendra dès qu’il aura le temps, Papa.
J’étais pâle, absente, demeurée là-bas, rue Gœthe, entre ces deux êtres qui m’ont fait du mal. Quoique dix heures eussent sonné, je refusai de me mettre à table, désireuse seulement d’un lit, d’un trou chaud et solitaire, pour songer, pour pleurer, pour détester… Mais l’ombre de ma chambre d’autrefois abrite tant de bienveillants petits fantômes que le sommeil vint avec eux, berceur et noir.
Un pas mou traîne des savates. Mélie entre sans frapper, remise d’aplomb, tout de suite, dans les vieilles habitudes. Elle tient dans une main le petit plateau déverni — le même ! — et de l’autre son sein gauche. Elle est fanée, sans soin, prête aux louches entremises, mais son aspect seul m’épanouit l’âme. Cette laide servante apporte, sur le petit plateau, écaillé, dans la tasse fumante, « le philtre qui abolit les années !…» Il sent le chocolat, ce philtre. Je meurs de faim.
— Mélie !
— Quoi, ma France adorée ?
— Tu m’aimes, toi ?
Elle prend le temps de poser son plateau avant de répondre, en levant ses molles épaules :
— Probable.
(C’est vrai. Je sens que c’est vrai. Elle reste debout et me regarde manger. Fanchette aussi, assise sur mes pieds. Toutes deux m’admirent sans réserve. Cependant, Mélie secoue la tête et pèse son sein gauche d’un air désapprobateur).
— T’as pas bien grosse mine. Quoi t’est-ce qu’ils t’ont fait ?
— J’ai eu l’influenza, je l’ai écrit à Papa. Où est-il, Papa ?
— Dans son rabicoin, parié. Tu le voiras atta-l’heure. Tu veux t’y que j’âlle te chorcher une tine[1] ?
— À quoi faire ? dis-je, gagnée par le patois aimé.
— Pour laver Monsieur ton derrière, donc, et le restant.
— Voui-dâ, et une belle, encore !
(Au seuil, elle se retourne, et, à brûle-pourpoint) :
— Quance qui vient, M. Renaud ?
— Je sais-t’y, moi ? Il te l’écrira. Allons, trotte !
En attendant la tine, je me penche par la fenêtre. On ne voit rien, dans la rue, que des toits qui dégringolent. En raison de la pente excessive, chaque maison a son premier étage au niveau du rez-de-chaussée de celle qui la précède. Assurément, la pente raide s’est accrue pendant mon absence ! J’aperçois le coin de la rue des Sœurs, qui va tout droit, je veux dire tout de travers, à l’École… Si j’allais voir Mademoiselle ? Non, je ne suis pas assez jolie… Et puis, j’y trouverais peut-être la petite Hélène, cette future Rézi… Non, non plus d’amies, plus de femmes !… Je secoue ma main, les doigts écartés, avec la gêne un peu dégoûtée que cause un long cheveu lisse, accroché aux ongles…
Je me glisse pieds nus jusqu’au salon… Ces vieux fauteuils, comme leurs déchirures savent me sourire ! Ici, tout est en place. Deux ans de pénitence à Paris n’ont point attristé leurs dos ronds, leurs jolis pieds Louis XVI que blanchit un reste de peinture… Cette Mélie, quelle cruche ! Le vase bleu que, pendant quinze ans, j’ai vu à la gauche du vase vert, elle l’a posé à droite ! Vite, je remets en place les choses, je soigne et parachève le décor de presque toute ma vie. Rien ne manque, en vérité, que ma joie d’alors, que mon allègre solitude…
De l’autre côté des persiennes tirées contre le soleil, c’est le jardin… Non, jardin, non, je ne te verrai que dans une heure ! Tu m’émeus si fort, du seul murmure de tes feuilles, il y a si longtemps que je n’ai mangé de la verdure !
Papa croit que je dors. Ou bien, il a oublié que je suis arrivée. Ça ne fait rien. J’irai dans son antre, lui extirper quelques malédictions, tout à l’heure. Fanchette me suit pas à pas, craint une évasion. « Ma Fiiille ! Ne crains rien ! sache que ma dépêche disait : vêtements et linge pour séjour indéterminé… » Indéterminé. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’en sais trop rien. Mais il me semble bien que je suis ici pour longtemps, longtemps… Ah ! qu’il fait bon dépayser son mal !
Ma courte matinée s’écoule dans le jardin enchanté. Il a grandi. Le locataire passager n’a touché à rien, pas même, je crois, à l’herbe des allées…
Le noyer énorme porte mille et mille noix pleines. Et rien qu’à respirer l’odeur funèbre et forte d’une de ses feuilles froissées, mes yeux se ferment. Je m’accote à lui, qui protège le jardin et le dévaste, car la froideur de son ombre tue les roses. Qu’importe ? rien n’est plus beau qu’un arbre, — que celui-là. Au fond, contre le mur de la mère Adolphe, les deux sapins frères saluent de la tête sans rire, raides dans leur vêture sombre qui sert pour toutes les saisons…
La glycine qui escalade le toit a défleuri ses grappes charmantes… Tant mieux ! je pardonne difficilement aux fleurs de glycine d’avoir paré les cheveux de Rézi…
Inerte au pied du noyer, je m’écoute redevenir plante. Là-bas, la montagne aux Cailles bleuit et s’éloigne ; il fera beau demain, si Moustiers n’est pas couvert.
— Ma guéline ! aga une lettre !
… Une lettre… Déjà… que la trêve est courte ! Ne pouvait-il me laisser un peu de temps, encore un peu de soleil et de vie animale ? Je me sens toute petite et timide devant la peine qui va m’assaillir… Effacer, effacer tout ce qui fut, et recommencer toute neuve… hélas !
« Mon enfant chérie… »
(Il pouvait aussi bien s’en tenir là. Je sais tout ce qu’il va me dire. Oui, j’étais son enfant ! Pourquoi m’a-t-il trompée) ?
« Mon enfant chérie, je ne puis me consoler de ta peine. Tu as fait ce que tu devais faire, et je ne suis qu’un homme misérable qui t’aime avec désolation. Tu sais, Claudine, tu es sûre pourtant qu’une imbécile curiosité m’a seule poussé à cela, aussi ce n’est pas de cela que je me sens coupable ; je te le dis au risque d’aggraver ta rigueur. Mais je t’ai fait du mal, et je ne puis trouver de repos. Je t’envoie tout ce que tu m’as demandé. Je te confie au pays que tu aimes. Songe qu’à travers tout tu es ma tendresse et ma ressource uniques. Ma « jeunesse », comme tu disais quand tu riais encore en levant les yeux vers moi, ma triste jeunesse d’homme déjà vieux, est partie tout d’un coup avec toi… »
Que j’ai mal, que j’ai mal ! Je sanglote, assise par terre, la tête au flanc rude du noyer. J’ai mal de ma peine ; j’ai mal, hélas ! de la sienne… Je ne savais pas encore ce que c’était qu’un « chagrin d’amour », m’en voilà deux à présent ; et je souffre du sien plus encore que du mien… Renaud, Renaud !…
Je m’engourdis à cette place, mon chagrin se fige lentement. Mes yeux cuisants suivent le vol d’une guêpe, le « frrt » d’un oiseau, le trajet compliqué d’une jardinière… Comme le bleu de ces aconits est bleu ! d’une belle couleur nourrie, forte et commune… D’où vient cette haleine miellée, qui fleure l’essence d’Orient et le gâteau à la rose ?… C’est le grand rosier cuisse-de-nymphe qui m’encense… Pour lui, je me dresse sur mes pieds travaillés de fourmis, je vais à sa rencontre.
… Tant de roses, tant de roses ! je voudrais lui dire : « Repose-toi. Tu as assez fleuri, assez travaillé, assez épuisé ta force et tes parfums… » Il ne m’écouterait pas. Il veut battre le record de la rose, en nombre et en odeur. Il a du fond, de la vitesse, il donne tout ce qu’il peut. Ses filles innombrables sont des roses jolies et petites, comme celles des images de piété, à peine teintées au bord des pétales avec un petit cœur de carmin vif. Une à une, elles pourraient sembler un peu bébêtes, — mais qui songerait à critiquer le manteau murmurant d’abeilles qu’elles ont jeté sur ce mur ?
… « Bourrique de cochon ! qu’on arrache la peau de cette bête infâme vomie par les enfers !… »
Pas de doute possible, c’est papa qui se manifeste. Heureuse de le voir, de me distraire à son extravagance, je cours. Je l’aperçois penché à une fenêtre du premier étage, celle de la bibliothèque. Sa barbe a un peu blanchi, mais elle roule toujours en fleuve tricolore sur sa vaste poitrine. Il lance du feu par les naseaux, et ses gestes consternent l’univers.
— Qu’est-ce que tu as, Papa ?
— Cette chatte immonde a souillé de ses pattes, perdu à jamais mon admirable lavis ! Il faut la foutre par la fenêtre !
(Il commet donc des lavis, à présent ? Je tremble un peu pour ma Fiiille…)
— Oh ! Papa, tu lui as fait du mal ?
— Non, naturellement ! Mais j’aurais pu lui en faire et je l’aurais dû, entends-tu, fille de cornard ?
(Je respire. À le voir si rarement, j’avais oublié l’innocuité de ses foudres).
— Et toi, tu vas bien, ma Dine ?
(Sa voix infiniment tendre, cette appellation de ma toute petite enfance rouvrent en moi de jeunes fontaines ; j’écoute bruire, goutte à goutte, de clairs et fugaces souvenirs… Bon, voilà qu’il retonne !)
— Eh bien, bourrique, je te parle, il me semble ?
— Oui, cher papa, je vais bien. Tu travailles ?
— C’est m’offenser que d’en douter seulement. Tiens, lis ça, c’est paru de la semaine dernière ; la terre en a tremblé. Tous mes galapiats de collègues ont fait des gueules !…
Il me jette le numéro des Comptes-Rendus qui inséra sa précieuse communication.
(Malacologie, Malacologie ! Tu dispenses à tes fidèles le bonheur, l’oubli de l’humanité et de ses misères… En feuilletant le fascicule d’un rose aimable, j’ai trouvé, moi, la vraie limace, ce mot qui se traîne, visqueux, sur ses cinquante-cinq lettres Tétraméthyl-monophénil-sulfotriparia-amido-triphényl-méthane. J’entends, hélas ! le rire de Renaud à une pareille trouvaille…)
— Tu permets, Papa, que je garde la brochure ? Elle ne te fera pas défaut ?
— Non, répond-il, olympien, de sa fenêtre, j’en ai commandé dix mille tirages à part chez Gauthier-Villars.
— C’était prudent. À quelle heure déjeune-t-on ?
— Adresse-toi à la valetaille. Je ne suis que cerveau, je ne mange pas, je pense !
Il referme avec un fracas de tempête ses vitres qu’embrase le soleil.
Je le connais ; pour un homme qui n’est que cerveau, il va « penser » tout à l’heure un bifteck sérieux.
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