Claudine en ménage
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Chapitre XXII

Colette

Chapitre XXII

Renaud n’a pas perdu de temps. Il est rentré dîner hier, vif, tumultueux et tendre :

— Préviens Rézi ! dit-il en m’embrassant. Que cette jeune sorcière se lave pour le sabbat de demain !

— Demain ? Où ?

— Ah ! voilà. Rendez-vous ici : je vous mène toutes deux. Il n’est pas bon qu’on vous voie entrer seules ; et puis, je vous installerai.

Cette combinaison me refroidit un brin : j’aurais voulu la clef, l’adresse de la chambre, la liberté…

À Rézi, anxieuse et venue avant l’heure, je dis, en essayant de rire :

— Voulez-vous venir avec moi ? Renaud nous a trouvé une… une… fillonnière.

(Ses yeux dansent et se dorent).

— Ah !… Alors, il sait que je sais qu’il…

— Pardi ! Était-ce possible autrement ? Vous-même, vous m’avez suggéré — avec quelle ténacité, Rézi, je vous en rends grâces à présent — de demander secours à Renaud…

— Oui, oui…

(Ses yeux gris, caressants et rusés, s’inquiètent, cherchent les miens ; sa main, d’un geste tournant recommencé vingt fois, assagit l’or envolé de sa nuque…)

— J’ai peur que vous ne m’aimiez pas, aujourd’hui, pas assez pour… cela, Claudine !

(Elle m’a parlé de trop près, son souffle est venu jusqu’à moi, c’est assez pour que je serre les mâchoires et que mes oreilles rougissent…)

— Je vous aime toujours assez…, et trop…, et follement, Rézi… Oui, j’aurais voulu que personne au monde ne nous autorisât ou nous défendît un après-midi de solitude et d’abandon. Mais si je puis, derrière une porte close et sûre, croire un moment que vous m’appartenez, à moi la première, à moi la seule… je ne regretterai rien.

Elle rêve au son de ma voix, peut-être sans m’écouter. Nous tressaillons ensemble à la venue de Renaud, et Rézi, une minute, perd un peu d’assurance. D’un rire complice et bon enfant il dissipe sa gêne et tire mystérieusement de son gousset une petite clef :

— Chut ! À qui la confierai-je ?

— À moi, dis-je en tendant une main impérieuse.

— À moi ! supplie Rézi câline.

— Je-ne-sais-pas-à-quoi-je-me-dé-ci-de-rai, scande Renaud. Vous tirerez au doigt mouillé !

(Pour cette plaisanterie à la Maugis, pour le rire aigu de Rézi qui l’accueille, je me sens au bord d’une maladroite explosion de rage. Renaud l’a-t-il pressentie ? Il se lève) :

— Venez, mes enfants, la voiture est en bas.

Assis en face de nous sur le cruel strapontin, il dissimule à peine l’excitation de cette escapade. Son nez pâlit et ses moustaches tressaillent quand ses yeux errent sur Rézi. Celle-ci, incertaine, essaye de causer, s’arrête, questionne du regard ma triste et rogue impatience…

Oui, je me ronge d’impatience ! Impatience de savourer tout ce que promirent, durant cette semaine saccadée, la hâte et les prières de mon amie ; impatience surtout d’arriver, de finir ce choquant pèlerinage à trois…

Quoi ? Nous nous arrêtons rue Gœthe ? Si près ! Il m’avait paru que nous roulions depuis une demi-heure… L’escalier du numéro 59 n’est pas mal. Des écuries au fond de la cour. Deux étages. Renaud ouvre une porte silencieuse, et c’est dès l’antichambre l’air mat et pesant des pièces tendues d’étoffe.

Tandis que j’examine, un peu malveillante, le petit salon, Rézi, avisée (je ne veux pas écrire expérimentée), court à la fenêtre et inspecte le dehors sans lever les rideaux de tulle blanc. Sans doute satisfaite, elle rôde comme moi dans le minuscule salon, où le goût maniaque d’un amateur du Louis XIII espagnol entassa les bois dorés et sculptés, les lourds cadres à gros ornements, les christs agonisants sur velours miteux, les prie-Dieu hostiles, et une énorme chaise-à-porteurs-vitrine, pesante et belle, aux flancs de laquelle croule un automne doré et sculpté en plein bois, pommes, raisins et poires… Cette austérité sacrilège me plaît, je me déride. Une portière à demi levée montre un coin de chambre à coucher anglaise et claire, la pomme d’un lit de cuivre, une plaisante chaise-longue d’étoffe fleurie…

Décidément, l’impression est bonne.

— Renaud, déclare Rézi, c’est charmant ! Chez qui sommes-nous ?

— Chez vous, ô Bilitis ! Voici l’électricité. Voici du thé et du citron, des sandwichs, voici des raisins noirs, et puis voici mon cœur qui bat pour toutes deux…

Qu’il est à l’aise, et de quelle bonne grâce il remplit son rôle suspect ! Je le regarde s’empresser, ranger les soucoupes de ses mains adroites et féminines, sourire de ses yeux bleu-noir, tendre à Rézi une grappe de raisin qu’elle mordille, coquette… Pourquoi m’étonné-je de lui, qui ne s’étonne pas de moi ?

… Je la tiens contre mon cœur, et tout le long de moi. Ses genoux frais me touchent, les petits ongles de ses pieds me griffent délicieusement. Sa chemise froissée n’est qu’un chiffon de mousseline. Mon bras ployé supporte précieusement sa nuque, son visage baigne dans l’onde de ses cheveux. Le jour finit, l’ombre atteint les feuillages clairs de cette tenture nouvelle et gênante à mes yeux. De temps en temps, si près de ma bouche, aux dents de Rézi qui parle, un reflet luit comme une ablette. Elle parle dans une fièvre gaie, un bras nu levé, dessinant de l’index ce qu’elle dit. Je suis dans le demi-jour ce bras blanc et sinueux, dont le geste rythme ma lassitude et l’adorable tristesse qui m’enivre…

Je voudrais qu’elle fût triste comme moi, comme moi recueillie et craintive devant les minutes qui nous échappent, qu’au moins elle me laissât à mon souvenir… Elle est délicieusement jolie, à présent. Tout à l’heure, elle fut passionnément belle…

Comme blessée à la première caresse, elle tourna vers moi une merveilleuse figure de bête, les sourcils bas, la lèvre relevée et meurtrière, une expression forcenée et suppliante… Puis tout fondit dans l’offre effrénée, dans l’exigence murmurante, dans une sorte de colère amoureuse, suivie de « Merci… » enfantins, de grands « Ah ! » soupirés et satisfaits, comme une petite fille qui avait bien soif et qui a bu d’un trait jusqu’au bout de son haleine…

Elle parle à présent, et sa voix chère, pourtant, trouble l’heure précieuse… En vérité, elle bavarde sa joie, comme Renaud… Ne peuvent-ils la goûter en silence ? Me voici toute sombre comme cette chambre étrangère… Quelle mauvaise partenaire d’après-aimer je fais !

Je me ranime en étreignant le corps tiède qui s’adapte au mien, qui plie quand je plie, le corps aimé, si charnu dans sa fuyante minceur que, nulle part, je ne trouve son armature résistante…

— Ah ! Claudine, vous serrez si fort !… Oui, je vous assure que sa froideur conjugale, sa jalousie outrageuse peuvent tout excuser…

(Elle parle de son mari ? Je n’écoutais pas… Et qu’a-t-elle besoin d’excuses ? Ce mot sonne mal ici. D’un baiser, j’endigue le flot de ses douces paroles … pour quelques secondes).

— … Vous, vous, Claudine, je vous jure que personne ne m’a fait souffrir comme vous le tourment d’attendre. Tant de semaines perdues, mon amour ! Songez que c’est le printemps, bientôt, et que chaque jour nous rapproche des villégiatures qui séparent…

— Je te défends de partir !

— Oui, défends-moi quelque chose ! supplie-t-elle, invinciblement tendre, nouée à moi. Gronde-moi, ne me quitte pas, je ne veux voir que toi…, et Renaud.

— Ah ! Renaud trouve grâce ?

— Oui, parce qu’il est bon, parce qu’il a l’âme femme, parce qu’il comprend et protège notre solitude… Claudine, je ne sens pas de honte devant Renaud, est-ce bizarre !

(Bizarre en effet, et j’envie Rézi. Moi, j’ai honte. Non ce n’est pas le mot tout à fait qu’il faut, j’ai plutôt… j’ai un peu… scandale. C’est cela, mon mari me scandalise).

— … Et puis, chérie, c’est égal, achève-t-elle soulevée sur un coude, nous vivons là, à nous trois, un petit chapitre pas ordinaire !

« Pas ordinaire ! un petit chapitre ! » Cette bavarde ! Si je baise sa bouche, un peu cruellement, ne devine-t-elle pas pourquoi ? Je voudrais, de mes dents, couper sa langue pointue ; je voudrais aimer Rézi muette, docile, parfaite en son silence illuminé seulement de regards et de gestes…

Je m’abîme dans mon baiser, les narines éventées du petit souffle pressé de mon amie… La nuit se fait ; mais je soutiens la tête de Rézi dans mes deux mains comme un fruit, et je froisse ses cheveux, si fins qu’à les toucher je devinerais leur nuance…

— Claudine, je suis sûre qu’il est sept heures !

Elle bondit, court à l’électricité et nous inonde de lumière.

Esseulée et frileuse, je me love à la place tiède, pour garder un peu plus longtemps la chaleur de Rézi et m’imprégner de son odeur blonde. J’ai le temps, moi. Mon mari m’attend, sans inquiétude… au contraire !

Éblouie, elle tourne un instant sans trouver ses lingeries éparses. Elle se penche, pour une fourche d’écaille égarée, se relève, et sa chemise glisse à terre. Sans embarras, elle renoue sa chevelure, avec cette prestesse voilée de grâce qui m’amuse et me charme. Au creux des bras levés, au bas du jeune ventre, mousse un or si pâle que, dans la lumière, ma Rézi semble aussi nue qu’une statue. Mais quelle statue oserait cette croupe élastique, si hardie après la gracilité du torse ?

Sérieuse, coiffée net comme une femme, de bon ton, Rézi fixe sur sa tête son chapeau printanier et demeure une seconde à se mirer, uniquement vêtue d’une toque de lilas. Mon rire fouette sa précipitation, hélas ! Et voici que la chemise, le corset, le pantalon diaphane, le jupon couleur d’aurore s’abattent sur elle, appelés, certes, par trois paroles magiques. Une minute encore, et la Rézi mondaine, fourrée de loutre, gantée de suède ivoire, se tient devant moi, fière de son adresse prestidigitatrice.

— Ma blonde, il fait noir à présent que toutes vos blancheurs, vos dorures, ne luttent plus avec la lumière… Aidez-moi à me lever, je suis sans force contre ces draps qui me tiennent…

Debout, étirant mes mains moites — pour briser la petite raideur courbaturée qui contracte mes omoplates — je me contemple à la glace vaste et bien placée ; orgueilleuse de ma longueur musclée, de ma grâce plus garçonnière et plus précise que celle de Rézi…

Sa nuque caressante se glisse sous mon bras levé, et je me détourne devant l’image double, habillée et nue, que nous rejette le miroir…

Je me dépêche, aidée par mon amie, qui fleure, près de moi, l’amour et la fourrure…

— Rézi chère, n’essayez pas de m’apprendre votre prestesse ! Auprès de vos mains fées, j’aurai toujours l’air de m’habiller avec les pieds ! Comment, nous n’avons pas goûté ?

— Nous n’avions pas le temps, objecte Rézi qui sourit vers moi.

— Du raisin noir au moins ? il fait si soif…

— Oui, du raisin noir… Prends…

Je le bois entre ses lèvres… Je chancelle de désir et de fatigue. Elle s’échappe de mes bras.

Les ampoules éteintes, la porte entrebâillée sur le froid sonore et lumineux de l’escalier, Rézi toute tiède qui me tend une dernière fois sa bouche au raisin muscat… et c’est tout de suite la rue, la hâte coudoyeuse des passants, et, à cause du rhabillage insolite, le frisson, le mal de cœur léger d’un lever en pleine nuit…


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