— Ma petite fille, à quelle heure rentres-tu ? Pour une fois que nous dînons seuls chez nous !… Viens vite, tu es très bien comme ça, ne passe pas par ta chambre sous prétexte de recoiffer les boucles… nous serions encore là à minuit. Allons, viens, assieds-toi, mignonne ! J’ai demandé pour ce soir les déplorables aubergines au parmesan qui te ravissent.
— Oui…
J’entends sans comprendre. Mon chapeau laissé aux mains de Renaud, je fourrage à deux poings ma tête trop chaude, et me laisse tomber sur la chaise de cuir, en face de mon mari, sous la lumière aimable et tamisée.
— Pas de potage ?
(Je fronce un nez dégoûté).
— Pour m’attendre, raconte d’où tu viens, avec cette mine de somnambule et ces yeux qui dévorent ta figure ? De chez Rézi, hein !
— Oui…
— Avoue, ma Claudine, que je ne suis pas un mari trop jaloux ?
Pas assez, hélas ! C’est cela que j’eusse dû lui répondre et que je me contente de penser. Mais il avance vers moi un visage bistré, barré d’une moustache plus claire que la peau, adouci d’un féminin sourire, et si embelli de paternité amoureuse que je n’ose pas…
Pour occuper mes mains errantes, je romps des miettes dorées que je porte à ma bouche, mais ma main défaille : au parfum tenace qui l’embaume, je pâlis.
— Es-tu malade, mon petit enfant ? s’inquiète Renaud, qui jette déjà sa serviette…
— Non, non ! fatiguée, voilà tout. S’il vous plaît, j’ai bien soif…
Il sonne et demande le vin mousseux que j’aime, l’Asti musqué que je ne bois jamais sans sourire… Mais cette fois ci, je suis grise avant d’avoir bu.
Eh bien oui, je viens de chez Rézi ! Je voudrais crier, étirer mes bras à les faire craquer, pour fondre l’agaçante courbature qui raidit ma nuque.
Je suis allée chez elle, comme tous les jours, vers cinq heures. Sans me donner jamais rendez-vous, elle m’attend fidèlement à cette heure-là ; sans avoir rien promis, j’arrive à cette heure-là, fidèlement.
Je vais chez elle à pied, vite. Je vois les jours allonger, les ondées de mars laver les trottoirs, et les « jeannettes » de Nice, en monceaux sur les petites voitures, imprègnent l’air pluvieux de leur printemps précoce, enivrant et canaille.
C’est sur ce court chemin, maintenant, que j’étudie la marche des saisons, moi qui guettais, attentive comme une bête, la première feuille pointue du bois, la première anémone sauvage, veilleuse blanche filetée de mauve, et les minons du saule, petites queues de fourrure à l’odeur miellée. Bête des forêts, à présent la cage te tient, et tu tiens à ta cage.
Aujourd’hui comme toujours, Rézi m’attend dans sa chambre blanche et verte, lit peint de blanc mat, et grands fauteuils, d’un Louis XV finissant, tendus de soie couleur amande, où s’éploient de petits nœuds et de grands bouquets blancs. Dans ce vert doux, le teint et les cheveux de mon amie rayonnent.
Mais aujourd’hui…
— Comme il fait sombre chez vous, Rézi ! Et l’antichambre pas allumée ! Parlez, je ne vous vois même pas !
(Sa voix me répond, boudeuse, venant d’une bergère profonde, un de ces sièges douteux, trop larges pour un, un peu étroits pour deux…)
— Oui, c’est gai. Un accident d’électricité. Il paraît qu’on n’arrangera ça que demain matin. Alors, naturellement, on n’a rien ici pour suppléer. La femme de chambre parlait de planter des bougies dans mes flacons de toilette !…
— Eh bien ! ce ne serait pas si laid ?
— Merci… Vous vous mettez toujours avec le mauvais sort contre moi… Des bougies ! Pourquoi pas des cierges ? C’est mortuaire. Au lieu de venir me consoler, vous riez là, toute seule, je vous entends rire ! Venez avec moi dans la grande bergère, Claudine chérie…
(Je n’hésite pas un instant à me blottir dans la grande bergère. Les bras à sa taille, je la sens libre et tiède dans une robe lâche, et son parfum monte…)
— Rézi, vous êtes comme la fleur du tabac blanc, qui attend la nuit pour délier toutes ses senteurs… Le soir venu, on ne respire plus qu’elle ; elle humilie les roses…
— Est-ce que, vraiment, j’attends la nuit pour embaumer ?
(Elle laisse aller sa tête sur mon épaule. C’est moi qui la tiens, chaude et vivante comme une perdrix prise…)
— Votre mari va-t-il encore une fois surgir dans l’ombre, comme un satan anglo-hindou ? demandé-je d’une voix qui s’assourdit.
— Non, soupire-t-elle. Il pilote des compatriotes.
— Des Hindous ?
— Des Anglais.
(Ni elle, ni moi ne songeons à nos paroles. La nuit nous couvre. Je n’ose plus desserrer mes bras, et puis je ne veux pas).
— Claudine, je vous aime…
— Pourquoi le dire ?
— Pourquoi ne pas le dire ? Pour vous, j’abandonne tout, même les flirts qui étaient le seul soulagement de mon ennui. Ne suis-je pas à votre gré, inoffensive, et, jusqu’à la souffrance, craintive de vous déplaire ?
—- Jusqu’à la souffrance, oh ! Rézi…
— J’ai dit le mot qu’il faut. C’est souffrir qu’aimer et désirer sans remède, vous le savez.
(Oui, je le sais… Combien je le sais… Que fais-je en ce moment, sinon me délecter de cette peine inutile ?)
D’un mouvement insensible, elle s’est tournée vers moi davantage, accolée à moi de l’épaule aux genoux. Je l’ai à peine sentie bouger, elle m’a semblé virer dans sa robe.
— Rézi, ne me parlez plus. Je suis ligotée de paresse et de bien-être. Ne me forcez pas à me lever d’ici… Pensez que c’est la nuit, et que peut-être nous voyageons… Imaginez le vent dans les cheveux… penchez-vous, cette branche trop basse pourrait mouiller votre front !… Serrez-vous contre moi, prenez garde, l’eau des ornières profondes gicle sous les roues…
Tout son corps souple suit mon jeu, avec une complaisance traîtresse. De sa tête, renversée sur mon épaule, les cheveux s’envolent et me frôlent comme les ramures qu’invente mon inquiétude en quête de diversions…
— Je voyage, murmure-t-elle.
— Mais arriverons-nous ?
(Ses deux mains nerveuses étreignent ma main libre).
— Oui, Claudine, nous arriverons !
— Où ?
— Penchez-vous, je vais vous le dire tout bas.
J’obéis, crédule. Et c’est sa bouche que je rencontre. J’écoute, longtemps, ce que sa bouche dit à la mienne… Elle n’a pas menti, nous arrivons… Ma hâte égale la sienne, la domine et la soumet. Révélée à moi-même, j’écarte les mains caressantes de Rézi qui comprend, frémit, lutte un court instant, puis demeure, les bras tombés…
Le coup sourd d’une lointaine porte cochère me met debout. Vaguement, je distingue la tache pâle de Rézi assise devant moi, et qui colle à mon poignet ses lèvres chaudes. D’un bras à sa taille, je la dresse, je la serre à moi toute, je la ploie et la baise au hasard, sur ses yeux, dans ses cheveux en buisson, sur sa nuque moite…
— Demain !
— Demain… je t’aime…
… Je cours, la tête bourdonnante. Mes doigts s’agacent encore du grattement léger des Valenciennes, croient glisser au satin d’un ruban dénoué, gardent le velouté d’une peau sans égale au monde, et l’air du soir me blesse, qui déchire le voile de parfums qu’elle a tissé sur moi…
— Claudine, si les aubergines au parmesan elles-mêmes te trouvent froide… je sais à quoi m’en tenir !
(Je sursaute à la voix de Renaud ; je reviens de loin. C’est vrai, je ne mange pas. Mais j’ai si soif !)
— Chérie, tu ne veux rien me dire ?
(Ce mari-là, décidément, ne ressemble pas aux autres ! Gênée de son insistance, je le supplie) :
— Renaud, ne soyez pas taquin… Je suis fatiguée, nerveuse, embarrassée devant vous… Laissez passer la nuit, et ne vous imaginez pas tant de choses, mon Dieu !…
Il se tait. Mais il épie, tout l’après-dîner, la pendule et invoque, à dix heures et demie, un besoin de dormir à peu près inadmissible. Et vite, vite, dans notre grand lit, il cherche dans mes cheveux, sur mes mains, sur ma bouche, la vérité que je ne veux pas lui dire !
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