Claudine en ménage
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Chapitre XVII

Colette

Chapitre XVII

Aujourd’hui, quittant la maison, je gage que les habitués du « jour » de mon mari ont dû se dire : « Mais elle devient aimable, la petite femme de Renaud ! Elle se forme ! »

Non, bonnes gens, je ne me forme pas, je m’étourdis. Ce n’est pas pour vous, cette amabilité floue, cette fébrilité des mains briseuses de tasses ! Pas pour vous, cet empressement de jeune Hébé, vieil homme adonné aux lettres grecques et aux alcools russes ! Pas pour vous, avantageux romancier à prétentions socialistes, ce sourire inconscient avec lequel j’ai accueilli votre proposition de venir à domicile (comme la manucure) me lire du Pierre Leroux ; ni mon sérieux, sculpteur andalou, à suivre le flot d’invectives hispano-françaises que vous déversez sur l’art contemporain ; mon attention convaincue n’enregistrait pas seulement vos axiomes esthétiques, (« Tous les gens de talent, il est mort depouis deux siècles »), mais elle écoutait en même temps le rire de Rézi, Rézi moulée dans du drap blanc, le même blanc sourd et crémeux que sa grande tunique de crêpe de Chine. Sculpteur andalou, vous dûtes renoncer à ma conversion quand je vous eus dit : « J’ai vu les Rubens. — Ah ! eh bien ? — C’est de la tripaille ! » Que le mot de « cochon » vous parut faible, et comme vous souhaitâtes ma mort !

Je vis pourtant, je vis dans l’honnêteté la plus nauséeuse. La violence de mon attrait pour Rézi, le sentiment du ridicule, la vanité de ma résistance, tout me presse d’en finir, de m’enivrer d’elle jusqu’à tarir son charme. Et je réziste, ô le triste jeu de syllabes ! je m’entête en me méprisant moi-même.

Aujourd’hui encore, elle est partie, dans le flot bavard des hommes qui ont fumé et bu, des femmes qu’on a frôlées et que la chaleur extrême du salon, après le froid du dehors, a grisées un brin… Elle est partie, gardée à vue par son mari, sans que je lui aie dit : « Je t’aime… à demain… » Partie, la méchante, fière et comme sûre de moi malgré moi, sûre d’elle, menaçante et amoureuse…

Quand nous demeurons seuls, enfin, Renaud et moi, nous nous regardons, mornes, comme des vainqueurs fatigués sur le champ de bataille. Il s’étire, ouvre une fenêtre et s’accoude. Je le rejoins pour boire la brume fraîche, le vent propre qu’une averse a mouillé. Son grand bras qui m’entoure vite détourne de leur chemin mes pensées qui courent, désordonnées, ou se traînent, rompues, comme des lambeaux de nuages.

Je voudrais que Renaud, qui me domine d’une tête et demie, fût plus grand encore. Je voudrais être la fille, ou la femme, d’un Renaud géant, pour me musser au pli de son coude, dans la caverne de sa manche… Tapie sous le pavillon de son oreille, il m’emporterait à travers des plaines sans fin, à travers des forêts immenses, et, pendant la tempête, ses cheveux, sous le vent, gémiraient comme des pins…

Mais un geste de Renaud (pas le géant, le vrai) effraie mon conte et l’éparpille…

— Claudine, me dit sa voix pleine, veloutée comme son regard, il me semble que c’est raccroché, toi et Rézi ?

— Raccroché… si on veut. Je me fais prier.

(Il fredonne) :

— Y a pas de mal à ça, Claudinette, y a pas de mal à ça ! Et elle est toujours folle de toi ?

— Elle l’est. Mais je la fais languir encore après… après mon pardon. « Plus grande est la peine…

— … le prix est plus grand, » barytonne-t-il, décidément tourné à la musique. Elle était très jolie aujourd’hui, ton amie !

— Je ne la connais que jolie.

— Je le crois. A-t-elle une agréable chute de reins ?

(Je m’effare).

— Sa chute de reins ? Mais je n’en sais rien ! Pensez-vous qu’elle me reçoive dans son tub ?

— Mais oui, je le pensais.

(Je hausse les épaules).

— C’est indigne de vous, ces petits pièges-là ! Croyez-moi donc assez loyale — et assez affectueuse — Renaud, pour vous avouer nettement, quand le jour sera venu : « Rézi m’a emmenée plus loin que je ne le pensais… »

(De son bras qui enveloppe mes épaules, il me tourne vers la lumière du salon) :

— Ah ! Claudine ?… Mais alors ?…

(Sur son visage penché, je lis de la curiosité, de l’ardeur, point d’inquiétude).

— … mais alors, tu le vois donc approcher, le jour où tu avoueras ?

— Ce n’est pas cela que j’ai à vous raconter ce soir, dis-je en détournant les yeux.

J’élude, car je me sens plus agitée et plus palpitante qu’un petit sphinx nocturne, un de ces petits sphinx roux aux yeux bleus et phosphorescents qui volent sur les asters et les lauriers fleuris ; leur corps de velours, retenu dans la main, respire et suffoque, et l’on s’attarde à sa tiédeur émouvante…

Ce soir, ce soir je ne suis plus à moi. Si mon mari veut — et il voudra — je serai la Claudine qui l’effraie et l’affole, celle qui se jette à l’amour comme si c’était pour la dernière fois, et qui se cramponne, tremblante, au bras de Renaud, sans ressource contre elle-même…

— Renaud, pensez-vous que Rézi soit une femme vicieuse ?

Il est près de deux heures du matin. Dans la nuit complète, je me repose, collée au flanc de Renaud. Il est ravi, encore tout prêt à me rendre au vertige dont je sors ; j’entends sous ma tête son cœur irrégulier et hâtif… Plaintive, les os fondus, je goûte la convalescence brisée qui suit les minutes trop intenses… mais j’ai retrouvé, avec la raison, l’idée qui ne me quitte guère, et l’image de Rézi.

Qu’elle éclaire — blanche et les bras tendus, longue dans sa robe qui la lie — la nuit où ma fatigue fait danser des points multicolores ; qu’assise à sa toilette, attentive, les bras levés, elle dérobe son visage pour ne montrer qu’une nuque dont l’ambre se fond dans l’or pâle de la chevelure naissante, c’est encore, c’est toujours Rézi. À présent qu’elle n’est plus là, je ne suis pas sûre qu’elle m’aime. Ma confiance en elle se borne au désir irritant de sa présence…

— Renaud, pensez-vous qu’elle soit vicieuse ?

— Je t’ai dit, ma folle petite fille, que je ne connaissais point d’amants à Mme Lambrook.

— Ce n’est point cela que je vous demande. Avoir des amants, ça ne veut pas dire qu’on est vicieuse.

— Non ? Alors, qu’entends-tu par vice ? l’unisexualité ?

— Oui et non, ça dépend comment on la pratique. Mais ce n’est pas encore ça, le vice.

— Je m’attends à une définition pas ordinaire !

— Je regrette de vous donner une déception. Car enfin, ça tombe sous le sens. Je prends un amant…

— Eh là !

— C’est une supposition.

— Une supposition qui va t’attirer une fessée !

— Je prends un amant, sans amour, simplement parce que je sais que c’est mal : voilà le vice. Je prends un amant…

— Ça fait deux.

— … un amant que j’aime, ou simplement que je désire — restez donc tranquille, Renaud ! — c’est la bonne loi naturelle et je me considère comme la plus honnête des créatures. Je résume : le vice, c’est le mal qu’on fait sans plaisir.

— Si nous causions d’autre chose, veux-tu ! Tous ces amants que tu as pris… j’ai besoin de te purifier…

— Va pour la purification.

(Tout de même, si j’avais parlé de prendre « une amie » au lieu d’ « un amant », il aurait trouvé mon petit raisonnement très sortable. Pour Renaud l’adultère est une question de sexe).


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