Claudine en ménage
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Chapitre XVIII

Colette

Chapitre XVIII

Elle m’inquiète. Je ne reconnais plus, dans sa douceur rusée, dans ses adroites précautions à ne point irriter ma méfiance, la pâle et passionnée Rézi qui m’adjurait, pleine de pleurs et de fièvre… Un regard avivé de malice et de tendre défi vient de m’apprendre le secret de ces discrétions : elle sait que je… l’aime — ce mot sans nuances me suffit mal — elle a surpris mon trouble à demeurer seule auprès d’elle ; au baiser bref de la bienvenue ou de l’adieu (je n’ose pas ne plus l’embrasser !) son frémissement se sera prolongé en moi… Elle sait, maintenant, et elle attend. Tactique banale, soit. Pauvre piège amoureux, vieux comme l’amour, mais dans lequel, prévenue cependant, je tremble de tomber. Ô calculatrice ! J’ai pu résister à votre désir, mais au mien ?

« … S’abandonner à l’ivresse de chérir, de désirer, — oublier tout ce qu’on aima, et recommencer d’aimer, — rajeunir dans la nouveauté d’une conquête, — c’est le but du monde !… »

Ce n’est pas Rézi qui parle ainsi. Ce n’est pas moi. C’est Marcel ! Son inconscience dévoyée atteint à une certaine grandeur, depuis que l’emportement d’une passion nouvelle exalte sa beauté lasse et son lyrisme fleuri.

Affalé vis-à-vis de moi, dans un grand fauteuil-guérite, il parle comme on délire, les yeux bas, les genoux joints, en lissant, d’un petit geste fréquent de maniaque, ses sourcils qu’un trait de crayon étire et prolonge.

Il ne m’aime point, certes, mais je n’ai jamais bafoué ses amours singulières, et peut-être est-ce là le secret de sa confiance.

Plus que jamais, je l’écoute sérieusement, et non sans trouble. « S’abandonner à l’ivresse de chérir, de désirer, oublier tout ce qu’on aima… »

— Marcel, pourquoi oublier ?

(Il lève le menton en signe d’ignorance).

— Pourquoi ! Je ne sais pas. J’oublie malgré moi. Hier pâlit et s’embrume derrière Aujourd’hui.

— J’aimerais mieux, moi, ensevelir Hier, et ses fleurs séchées, dans le coffret embaumé de ma mémoire.

(Presque sans le vouloir, j’imite sa redondance encombrée de métaphores).

— Je ne saurais discuter cela, fait-il avec un geste d’insouciance… Donnez-moi cependant des nouvelles de votre Aujourd’hui, et de sa grâce un peu sensuellement viennoise…

(Je fronce le nez et baisse le front, menaçante) :

— Des potins, Marcel, déjà ?

— Non ; du flair seulement. Vous savez, la grande habitude !… Ah ça, décidément, vous préférez les blondes.

— Pourquoi ce pluriel ?

— Eh ! eh ! Rézi tient à présent la corde, mais, autrefois je ne vous déplaisais pas !

(Quel toupet ! Sa coquetterie gâtée se trompe. Il y a dix mois, je l’aurais giflé ; mais je ne sais pas jusqu’à quel point je vaux mieux que lui, à présent. C’est égal ! Je le dévisage de tout près, en insistant du regard sur ses tempes fragiles qui se froisseront tôt, sur le pli déjà fatigué de la paupière inférieure et, l’ayant épluché, je décrète, rancunière) :

— Vous, Marcel, à trente ans vous aurez l’air d’une petite vieille.

Ainsi, il l’a vu ! Ça se voit donc ? Je n’ose me rassurer en reconnaissant à Marcel un flair spécial. La fougue flemmarde et fataliste qui me guide m’a soufflé ce conseil : « Puisqu’on croit que ça y est, autant que ça y soit ! »

C’est facile à dire ! Si Rézi poursuit sa cour silencieuse, de présence et de regards, du moins elle semble avoir renoncé à toute attaque effective. Devant moi, elle pare sa beauté comme on polit une arme, m’encense de ses parfums et, railleusement, me fait la gnée[1] de toutes ses perfections. Elle met à ce jeu une gaminerie audacieuse, mêlée à une loyauté de geste dont je ne puis me plaindre.

— Regardez, Claudine, les ongles de mes pattes ! J’ai une nouvelle nail-powder, une merveille. Mes ongles sont de petits miroirs bombés…

Le pied mince se lève, effronté et nu, hors de la mule, et fait luire au bout des doigts pâles le rose délicieusement artificiel des ongles… puis disparaît juste au moment où, peut-être, j’allais le saisir et le baiser.

C’est encore la tentation de la chevelure : Rézi me confie, paresseuse, le soin de la peigner. Je m’en acquitte à ravir, surtout pour commencer. Mais le contact prolongé de cette étoffe d’or que j’effiloche, qui s’attache, électrique, à ma robe et crépite sous le râteau d’écaille comme une fougère qui s’embrase, la magie de ces cheveux enivrants me pénètre et m’engourdit… Et lâchement j’abandonne cette gerbe déliée, et Rézi s’impatiente, ou feint de s’impatienter…

Hier soir à table — un dîner de quinze couverts chez les Lambrook — n’a-t-elle point osé, cependant que chacun s’absorbait dans le décortiquage ardu d’un homard à l’américaine, me jeter en plein visage la moue adorable d’un baiser… d’un baiser silencieux et complet… lèvres jointes puis mi-ouvertes… yeux d’onde grise ouverts et impérieux, puis voilés.

J’ai frémi qu’on la vît, et frémi plus encore de la voir.

Il arrive qu’à ce jeu énervant elle s’embarrasse elle-même, comme ce matin chez elle…

Elle virait, onduleuse, en jupon et corset paille, tentant devant les glaces des renversements de danseuse hispano-montmartroise qui ploient la nuque au niveau des reins.

— Claudine, savez-vous faire ça ?…

— Oui, et mieux que vous.

— J’en suis sûre, chère. Vous êtes telle qu’un fleuret de bonne trempe, dure et souple… Ah !

— Qu’avez-vous ?

— Y aurait-il des moustiques en cette saison ? Vite, vite, regardez sur ma chère peau que j’aime tant… et moi qui me décollette ce soir !

Elle s’efforce pour voir, derrière son épaule nue, une piqûre (imaginaire ?). Je me penche.

— Là, là, un peu au-dessus de l’omoplate, plus haut, oui… ça m’a piquée… Que voyez-vous ?

Je vois, d’assez près pour l’effleurer, l’épaule à courbe parfaite, le profil de Rézi anxieuse, et plus bas une jeune gorge découverte, divergente et ronde comme celles qu’on houspille aux gravures lestes du dernier siècle… Je vois tout cela, stupide, et ne dis mot, et ne sens pas d’abord le regard intense que mon amie a levé sur moi. Ce regard m’appelle enfin, mais je le quitte pour la blancheur unique de cette peau sans nuance et sans ombres où les seins s’achèvent en rose soudain, du même rose que le fard de ses ongles…

Rézi suit, victorieuse, mes yeux qui errent. Mais, parce qu’ils se sont posés et insistent, elle mollit à son tour, et ses cils palpitent en ailes de guêpe… Ses yeux bleuissent et tournoient, et c’est elle qui murmure : « Assez… merci… » dans un trouble aussi flagrant que le mien.

« Merci… » Ce mot soupiré, qui mêle la volupté à l’enfantillage, précipite ma défaite plus qu’une caresse profonde ne l’eût pu hâter.


↑ 1 : Faire la gnée = railler.

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