Nous voici chez nous ; finies, les courses lassantes du retour ; calmée, la fièvre de Renaud qui voudrait que le nouveau gîte me plût.
Il m’a priée de choisir entre deux appartements, qui sont siens tous deux. (Deux appartements, c’est pas guère pour un Renaud…) « S’ils ne te conviennent pas, mon enfant chérie, nous en trouverons un autre plus joli que ces deux-là. » J’ai résisté au désir de répondre : « Montrez-moi le troisième », et, ressaisie par mon insurmontable horreur du déménagement, j’ai examiné, assez consciencieuse, j’ai flairé surtout. Et, reconnaissant plus sympathique à mon nez irritable l’odeur de celui-ci, je l’ai choisi. Il y manquait peu de chose ; mais Renaud, soucieux du détail, et d’esprit plus femme que moi, s’est ingénié, fureteur, à compléter un ensemble sans trou ni tare. Inquiet de me plaire, inquiet aussi de tout ce qui peut choquer son œil trop averti, il m’a consultée vingt fois. Ma première réponse fut sincère : « Ça m’est égal ! », la seconde aussi ; au chapitre du lit, « cette clef de voûte du bonheur conjugal », comme s’exprime Papa, je donnai mon avis, net :
— Je voudrais mon lit-bateau à rideaux de perse.
(Sur quoi mon pauvre Renaud leva des bras désemparés) :
— Misère de moi ! un lit-bateau dans une chambre Louis XV ! D’ailleurs, chérie, monstrueuse petite fille, songe donc ! Il lui faudrait mettre une rallonge, que dis-je ? une rallarge…
Oui, je sais bien. Mais qu’est-ce que vous voulez ? je ne pouvais par m’intéresser beaucoup à un mobilier que je ne connaissais pas, — pas encore. Le grand lit bas est devenu mon ami, et le cabinet de toilette aussi, et quelques vastes fauteuils en cabanon. Mais le reste continue à me regarder, si j’ose dire, d’un œil ombrageux ; l’armoire à glace louche quand je passe ; la table du salon, à pieds galbés, cherche à me donner des crocs-en-jambe, et je le lui rends bien.
Deux mois, Seigneur, deux mois, ça ne suffit donc pas pour apprivoiser un appartement ! Et j’étouffe la voix de la raison, qui grogne : « En deux mois on apprivoise beaucoup de mobiliers, mais pas une Claudine. »
Fanchette consentirait-elle à vivre ici ? Je l’ai retrouvée rue Jacob, la chère blanche et belle, on ne l’avait pas avertie de mon retour, et j’ai eu gros cœur à la voir prostrée d’émotion à mes pieds, sans voix, tandis que ma main sur son tiède ventre rose ne parvenait pas à compter les pulsations affolées de son cœur de chatte. Je l’ai étendue sur le flanc pour peigner sa robe ternie ; à ce geste familier elle a levé sa tête avec un regard si plein de choses : reproche, tendresse sûre, tourment accepté avec joie… Oh ! petite bête blanche, comme je me sens proche de toi, à te si bien entendre !
J’ai revu mon noble père, barbu de trois couleurs, haut et vaste, plein de mots sonores et d’inutile combativité. Sans le savoir bien, nous nous aimons, et j’ai compris tout ce que sa phrase d’accueil : « Daigneras-tu m’embrasser, vile engeance ? » contenait de vrai plaisir. Je crois qu’il a grandi depuis deux ans. Sans rire ! et la preuve, c’est qu’il m’a avoué se sentir à l’étroit rue Jacob. Je reconnais qu’il a ajouté ensuite : « Tu comprends, j’ai acheté, ces temps-ci, pour rien, des bouquins à l’Hôtel des ventes… Dix-neuf cents, au moins… Sacré mille troupeaux de cochons ! J’ai été forcé de les foutre au garde-meuble ! C’est si petit, cette turne… Au lieu que, dans cette chambre du fond qu’on n’ouvre jamais, à Montigny, je pourrais… » Il tourne la tête et tire sa barbe, mais nos yeux ont eu le temps de se croiser, avec un drôle de regard. Il est f…, il est capable, veux-je dire, de retourner là-bas, comme il est venu ici, sans motif…
J’élude ce que j’ai de pénible à écrire. Ce n’est peut-être rien de grave ? Si ça pouvait n’être rien de grave ! Voici :
Depuis hier tout est en place chez Ren… chez nous. On ne reverra plus la tatillonnerie importante du tapissier, ni l’incurable distraction du poseur de stores qui égarait pendant un quart d’heure, toutes les cinq minutes, ses petites machines en cuivre doré. Renaud se sent à l’aise, se promène, rit à une petite pendule correcte, malmène un cadre qui n’est pas d’équerre. Il m’a prise sous son bras pour faire le tour des propriétaires ; il m’a laissée, après un baiser réussi, dans le salon (sans doute pour aller travailler de son état dans la Revue diplomatique, régler le sort de l’Europe avec Jacobsen, et traiter Abdul-Hamid comme il le mérite), en me disant : « Mon petit despote, tu peux régner à ta guise. »
Assise et désœuvrée, ma songerie m’emporte, longtemps. Puis une heure sonne, je ne sais pas laquelle, et me met debout, incertaine du temps présent. Je me retrouve devant la glace de la cheminée, épinglant à la hâte mon chapeau… pour rentrer.
C’est tout. Et c’est un écroulement. Ça ne vous dit rien à vous ? Vous avez de la veine.
Pour rentrer ! Mais où ? Mais je ne suis donc pas chez moi ici ? Non, non, et tout le malheur est là.
Pour rentrer ! Où ? Pas chez papa, bien sûr, qui entasse sur mon lit des montagnes de sales papiers. Pas à Montigny, puisque, ni la chère maison… ni l’École…
Pour rentrer ! Je n’ai donc pas de demeure ? Non ! J’habite ici chez un monsieur, un monsieur que j’aime, soit, mais j’habite chez un monsieur ! Hélas, Claudine, plante arrachée de sa terre, tes racines étaient donc si longues ? Que dira Renaud ? Rien. Il ne peut rien.
Où rentrer ? En moi. Creuser dans ma peine, dans ma peine déraisonnable et indicible, et me coucher en rond dans ce trou.
Assise de nouveau, mon chapeau sur la tête, les mains serrées très fort l’une dans l’autre, je creuse.
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