Claudine en ménage
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Chapitre XXXI

Colette

Chapitre XXXI

J’ai pleuré en dormant, et je ne me souviens pas de mon rêve, un rêve pourtant qui m’éveille oppressée, avec de grands soupirs tremblés. Le jour point, il n’est que trois heures. Les poules dorment encore, les moineaux seuls crient avec un bruit de pierraille remuée. Il fera beau, l’aube est bleue…

Je veux, comme lorsque j’étais petite fille, me lever avant le soleil, pour aller surprendre aux bois des Fredonnes le goût nocturne de la source froide, et les lambeaux de la nuit qui, devant les premiers rais, recule aux sous-bois et s’y enfonce…

Je saute à terre. Fanchette, endormie, dépossédée du creux de mes genoux écartés, roule comme un escargot sur elle-même, sans ouvrir un œil. Un petit gémissement : et elle presse de plus belle sa patte blanche sur ses yeux fermés. L’aube mouillée ne l’intéresse pas. Elle n’a de goût qu’aux nuits claires où, assise, droite, correcte comme une déesse-chatte d’Égypte, elle regarde rouler dans le ciel, interminablement, la blanche lune.

Ma hâte à me vêtir, cette heure indécise du petit matin me ramènent à des levers frissonnants de l’hiver, quand je partais pour l’École, gamine maigrelette, à travers le froid et la neige non balayée. Brave sous le capuchon rouge, je crevais de mes dents l’écorce des châtaignes bouillies, tout en glissant sur mes petits sabots pointus…

Je passe par le jardin, par-dessus les pointes de la grille. J’écris sur la porte de la cuisine, au charbon : « Claudine est sortie, elle rentrera pour le déjeuner »… Avant de franchir la grille, jupe relevée, je souris à ma maison, car il n’en est pas de plus mienne que cette grande case de granit gris, persiennes dépeintes et ouvertes, nuit et jour, sur des fenêtres sans défiance. L’ardoise mauve du toit se pare de petits lichens ras et blonds et, posées sur le pavillon de la girouette, deux hirondelles se rengorgent, pour faire gratter leur plastron offert et blanc, par le premier rayon aigu du soleil.

Mon apparition dans la rue dérange, insolite, les chiens préposés au service de voirie, et des chats gris fuient, silencieux et courbes. En sûreté sur le bord d’une lucarne, ils me suivent d’un regard jaune… Ils redescendront tout à l’heure, quand le bruit de mes pas aura décru au tournant de la rue…

Ces bottines de Paris ne valent rien pour Montigny. J’en aurai d’autres, moins fines, avec de petits clous dessous.

Le froid exquis de l’ombre bleue atteint ma peau déshabituée, pince mes oreilles. Mais là-haut, voguent des voiles légers, des gazes mauves, et le rebord des toits vient de se teindre, tout d’un coup, d’un rose violent de mandarine… Je cours presque vers la lumière, j’arrive à la porte Saint-Jean à mi-chemin de la colline, où une maison, misérable et gaie, plantée là toute seule, au bout de la ville, garde l’entrée des champs. Ici, je m’arrête avec un grand soupir…

Ai-je atteint la fin de mes peines ? Sentirai-je ici se mourir l’écho du coup brutal ? Dans cette vallée, étroite comme un berceau, j’ai couché, pendant seize ans, tous mes rêves d’enfant solitaire… Il me semble les voir dormir encore, voilés d’un brouillard couleur de lait, qui oscille et coule comme une onde…

Le claquement d’un volet rabattu me chasse du tas de pierres où je songeais, dans le vent qui me fait la bouche toute froide… Ce n’est pas aux gens de Montigny que j’ai affaire. Je veux descendre, passer ce lit de brume, remonter le chemin de sable jaune, jusqu’aux bois, effleurés à leur cime d’un rose brûlant… Allons !

Je marche, je marche, anxieuse et pressée, les yeux bas au long de la haie, comme si j’y cherchais l’herbe qui guérit…

Je rentre à midi et demi, plus défaite que si trois braconniers m’avaient troussée aux bois. Mais pendant que Mélie se lamente, je mire, avec un sourire inerte, mon visage las rayé d’une griffe rose près de la lèvre, mes cheveux feutrés de bardanes, ma jupe mouillée où le millet sauvage a brodé ses petites boules vertes et poilues. Ma chemise de linon bleu, craquée sous le bras, laisse monter à mes narines ce parfum chaud et moite qui affolait Ren… Non, je ne veux plus penser à lui !

Que les bois sont beaux ! Que la lumière est douce ! Au rebord des fossés herbeux, que la rosée est froide ! Si je n’ai plus trouvé, sous les taillis et dans les prés, le peuple charmant des petites fleurs minces, myosotis et silènes, narcisses et pâquerettes printanières…, si les sceaux de Salomon et les muguets ont défleuri, depuis longtemps, leurs cloches retombantes, j’ai pu du moins baigner mes mains nues, mes jambes frissonnantes, dans une herbe égale et profonde, vautrer ma fatigue au velours sec des mousses et des aiguilles de pin, cuire mon repos sans pensée au soleil rude et montant… Je suis pénétrée de rayons, traversée de souffles, sonore de cigales et de cris d’oiseaux, comme une chambre ouverte sur un jardin…

— C’est du propre, une si jolie robe ! blâme Mélie.

— … M’est égal. J’en aurai d’autres. Ah ! Mélie, je crois que je ne serais pas rentrée, s’il ne fallait pas déjeuner !… Mais je suis toute morte de faim.

— C’est bon. Le manger est cuit… Si ça a du bon sens ! Et Monsieur qui huche après toi, et qui regarde en bœuvarsé[1] ! T’es bien la pareille qu’avant. Trôleuse, va !

J’ai tant couru, tant regardé, tant aimé ce matin, que je reste au jardin tout l’après-midi. Le potager, encore non visité, me régale d’abricots chauds, de pêches âpres, que je déguste, à plat ventre, sous le grand sapin, un vieux Balzac étalé entre mes coudes.

Mon Dieu ! je me sens si légère d’esprit, si bienheureusement battue de fatigue, n’est-ce pas là le bonheur revenu, l’oubli, la solitude joyeuse d’autrefois ?

Je pourrais m’y tromper ; mais non, Mélie a tort, je ne suis plus la « pareille qu’avant » ; dans le jour déclinant, l’inquiétude point, le malaise revient, l’angoissant malaise qui me force à bouger, à changer de chambre, de fauteuil, de livre, comme on cherche une place fraîche dans un lit fiévreux… Je tourne à la cuisine, j’hésite longtemps… j’aide Mélie à battre une mayonnaise qui refuse de prendre… je lui demande enfin, l’air détaché :

— Il n’est pas venu de lettres pour moi, aujourd’hui ?

— Non, ma guéline : y avait que les journaux de Monsieur.

J’ai dormi si lasse, que mes oreilles bourdonnaient, et que les muscles surmenés de mes mollets tressaillaient automatiquement. Mais mon sommeil ne fut pas agréable, traversé de rêves confus, que dominait une sensation énervée d’attente. Si bien que je m’attarde au lit ce matin, entre Fanchette et mon chocolat qui refroidit.

Fanchette, persuadée que je reviens pour elle seule, connaît depuis mon retour la joie parfaite, peut-être un peu trop parfaite. Je ne la tourmente pas assez. Il lui manque mon insistance taquine de jadis à la tenir debout sur ses deux pattes de derrière, à la suspendre par la queue, à la vanner, les pattes attachées deux à deux, en criant : « Voici le lièvre blanc qui pèse huit livres ! » Je ne suis que tendre, je la caresse sans la pincer, sans lui mordre les oreilles… Dame, Fanchette, on ne peut pas tout avoir ; ainsi, moi, par exemple…

Qui monte les marches du perron ? Le facteur, je pense… Pourvu que Renaud ne m’ait pas écrit !…

Mélie m’aurait déjà apporté sa lettre… Elle ne vient pas. J’écoute pourtant avec mes oreilles, mes narines, toute tendue… Elle ne vient pas… Il n’a pas écrit… Tant mieux ! Qu’il oublie, et qu’il me laisse oublier !…

Ce soupir-là, qu’est-ce qu’il veut dire ? C’est un soupir de soulagement, je n’en veux pas douter. Mais me voici bien tremblante, pour une Claudine rassurée… Pourquoi n’a-t-il pas écrit ? Parce que je ne lui réponds pas… Parce qu’il craint de m’irriter davantage… Ou bien il a écrit, et déchiré sa lettre… Il a manqué le courrier… Il est malade !

D’un saut, je suis debout, repoussant la chatte décoiffée qui cligne des yeux, brusquement réveillée. Ce mouvement me rend la conscience, avec la honte de moi…

Mélie est si traînarde… Elle aura posé la lettre à la cuisine sur un coin de la table, près du beurre qu’on apporte entre deux feuilles de bette à carde… Ce beurre va tacher la lettre… Je tire un cordon qui déchaîne le vacarme d’une cloche de couvent.

— C’est pour ton eau chaude, ma servante ?

— Oui, pardi… Dis donc, Mélie, le facteur n’a rien donné pour moi ?

— Non, mon guélin.

Ses yeux bleus fanés se plissent d’un attendrissement égrillard :

— Ah ! ah ! le temps te dure après ton homme ? Saprée jeune mariée, va ! Ça te démange !…

Elle s’en va en riant tout bas. Je tourne le dos à ma glace pour n’y plus voir l’expression de ma figure…

Mon courage enfin ressaisi, je monte, à la suite de Fanchette, au grenier qui fut tant de fois mon refuge, pendant les pluies tenaces. Il est vaste et sombre, les draps de la lessive pendent aux rouleaux de bois du séchoir ; un amas de livres demi-rongés occupe tout un coin, une antique chaise percée, à qui un pied manque, attend, béante, le séant d’un fantôme… Une grande manne d’osier recèle des restes de papiers à tentures, qui datent de la Restauration : fond jaune colique à rayures prune, simili-treillages verts où grimpe une végétation compliquée, où voltigent d’improbables oiseaux vert-courge… Tout cela pêle-mêle avec les débris d’un vieil herbier, où j’admirais, avant de les détruire, les délicats squelettes de plantes rares venues je ne sais d’où… Il en reste encore, que je feuillette, respirant la suave vieille poussière un peu pharmaceutique, papier moisi, plantes mortes, fleurs de tilleul cueillies la semaine passée et qui sèchent sur un drap étalé… La lucarne levée, la goulotte encadre, comme autrefois, quand je lève la tête, le même petit paysage lointain et achevé : un bois à gauche, une prairie descendante, un toit rouge dans le coin… C’est composé avec soin, bébête et charmant.

On a sonné en bas… J’écoute les portes, les voix indistinctes, quelque chose comme un meuble lourd qu’on traîne… Pauvre Claudine endolorie, comme il suffit de peu maintenant pour t’émouvoir !… Je ne peux plus durer, j’aime mieux descendre à la cuisine.

— Où que t’étais donc, ma France ? Je t’ai cherchée, et puis j’ai pensé que t’avais encore parti trôler… C’est ta malle que M. Renaud envoye grande vitesse. Racalin l’a mussée dans ta chambre par le petit scaier.

Cette grande malle de parchemin m’assombrit et m’agace comme un meuble de là-bas… Un de ses flancs porte encore un grand placard rouge à lettres blanches : HÔTEL DES BERGUES.

Il date de notre voyage de noces… J’avais prié qu’on laissât collée cette affiche, qui rendait la malle visible de très loin dans les gares… À l’Hôtel des Bergues… il a plu tout le temps, nous ne sommes pas sortis…

Je relève le couvercle avec violence, comme si je voulais jeter à bas le souvenir cher et cuisant, à figure d’espoir, qui se tient devant moi…

À première vue, je ne crois pas que la femme de chambre ait oublié grand’chose. La femme de chambre… Je vois ici la trace d’autres mains que les siennes… Sous les chemisettes d’été, sur le lit de linge fin et frais, enrubanné de neuf, ce n’est pas elle qui a posé le petit écrin vert… Le rubis que m’a donné Renaud y brille limpide, sang clair, vin riche et doux… J’ose à peine y toucher, non, non, qu’il dorme encore dans le petit écrin vert !

Dans le casier inférieur, on a couché mes robes, corsages vides, manches découragées, trois robes simples que je puis garder ici. Mais y garderai-je aussi cette boîte d’ancien vermeil, si jolie, qu’il m’a donnée, comme il m’a donné le rubis, comme il m’a donné tout ce que j’ai… On l’a remplie des bonbons que j’aime, fondants trop sucrés et chocolats mous… Renaud, méchant Renaud, si vous saviez comme les bonbons sont amers, mouillés de larmes chaudes !…

J’hésite maintenant à soulever chaque pli, où se tapit le passé, où veille la tendre et suppliante sollicitude de celui qui m’a trahie… Tout ceci est plein de lui ; il a lissé de ses mains ces lingeries pliées, il a lié les rubans de ces sachets…

Lente, les yeux brouillés de pleurs, je tarde à vider ce reliquaire…

J’aurais voulu tarder plus encore ! Tout au fond, dans l’une de mes petites mules de maroquin, une lettre blanche est roulée. Je sais bien que je la lirai… mais comme c’est froid, ce papier fermé ! Comme il craque désagréablement, sous le tremblement de mes doigts ! Il faut le lire, quand ce ne serait que pour faire taire ce petit bruit odieux…

« Ma pauvre enfant adorée, je t’envoie tout ce qui me reste de toi, tout ce qui gardait encore ici ton parfum, un peu de ta présence. Ma chérie, toi qui crois à l’âme des choses, j’espère encore que celles-ci te parleront de moi sans colère. Me pardonneras-tu, Claudine ? Je suis mortellement seul. Rends-moi, — pas maintenant, plus tard, quand tu voudras bien, — non pas ma femme, mais seulement la chère petite fille que tu as emmenée. Parce que j’ai le cœur crevé de chagrin, en songeant que ta pâle petite figure intense sourit à ton père et qu’il me reste à moi le cruel visage de Marcel. Je te supplie de te souvenir, quand tu seras moins triste, qu’une ligne de ta main me sera chère et bénie comme une promesse… »

— Lavoù que tu vas ? Et le manger qu’est servi ?

— Tant pis pour lui. Je ne déjeune pas. Tu diras à papa… ce que tu voudras, que je me promène jusqu’à la montagne aux Cailles… Je ne rentrerai que ce soir.

En parlant, je fourre fébrilement dans un petit panier le croûton d’une miche cassée, des pommes de moisson, une cuisse de poulet que je chipe au plat dressé… Sûr que non, je ne déjeune pas ici ! Il me faut, pour lire dans mon trouble esprit, l’ombre tigrée de soleil, et la beauté des bois comme conseillère…

Je suis sans m’arrêter, malgré le rude soleil, l’étroit chemin des Vrimes, fossé plutôt que chemin, creusé et sableux comme un lit de rivières. Mes pas font fuir les verdelles[2] couleur d’émeraude, si peureuses que je n’ai jamais pu en capturer une seule ; au-devant de moi se lèvent en nuée les papillons communs, beiges et marrons comme des laboureurs. Un Morio passe, zigzaguant, effleure la haie, comme s’il avait peine à soulever plus haut le lourd velours brun de ses ailes… De loin en loin, un mince sillon ondulé moule en creux le sable de la route : une couleuvre a passé là, ardoisée et brillante. Peut-être qu’elle portait en travers de sa petite bouche plate de tortue, les pattes vertes d’une grenouille encore gigottante…

Je me retourne souvent, pour voir diminuer la tour sarrasine ourlée de lierre, et le château décrépit. Je veux aller jusqu’à ce petit pavillon de garde-chasse, qui depuis cent ans peut-être a perdu le plancher de son unique étage, ses fenêtres, sa porte, et jusqu’à son nom… Car il s’appelle ici « la-petite-maison-où-il-y-a-tant-de-saletés-écrites-sur-les-murs ». C’est comme ça. Et c’est bien vrai qu’on n’a jamais vu — gravées, charbonnées, accentuées d’esquisses au couteau ou à la craie, en long, en large, enchevêtrées, — autant d’obscénités, de grosses scatologies naïves. Mais je n’ai que faire de la petite maison hexagone ou pèlerinent le dimanche les gars insulteurs et les filles en bandes sournoises… Je veux le bois qu’elle garda jadis, et que ne souille pas la jeunesse endimanchée, parce qu’il est trop serré, trop silencieux, coupé de gouillas humides d’où fusent des fougères…

Affamée, la pensée endormie, je mange comme un bûcheron, mon panier au creux des genoux. Jouissance pleine de se sentir une brute vivace, accessible seulement à la saveur du pain qui craque, de la pomme farineuse ! Le doux paysage éveille en moi une sensualité presque semblable au ravissement de la faim que j’assouvis : ces bois égaux et sombres sentent la pomme, ce pain frais est gai comme le toit de tuile rose qui les troue…

Puis, couchée sur le dos, les bras en croix, j’attends l’heureuse torpeur.

Personne aux champs. Qu’y ferait-on ? On ne cultive rien. L’herbe pousse, le bois mort tombe, le gibier vient au collet. Les gobettes en vacances mènent les moutons au long des talus, — et tout à cette heure sieste, comme moi. Un buisson de ronce en fleur exhale sa trompeuse odeur de fraise. La ramure basse d’un chêne rabougri m’abrite comme l’auvent d’une maison…

Tandis que je rampe pour changer mon lit d’herbe fraîche, un grignotement de papier froissé chasse le sommeil proche… La lettre de Renaud palpite dans mon corsage, la lettre qui supplie…

« Ma pauvre enfant adorée »… « la chère petite fille que tu as emmenée »… « ta pâle petite figure intense… ».

Il a écrit, pour la première fois peut-être, sans peser les mots qu’il écrivait, il a écrit sans littérature, lui que, d’habitude, la répétition d’un mot, à deux lignes d’intervalle, choque comme une tache d’encre à son doigt…

Cette lettre-là, je la porte comme une fiancée, près de mon cœur. Avec l’autre, celle d’avant-hier, ce sont les deux seules lettres d’amour que j’aie reçues, puisque, dans le temps de nos brèves accordailles, Renaud vivait tout près de moi, et que, depuis, joyeuse, docile ou indifférente, j’ai toujours suivi son humeur voyageuse et mondaine…

… Qu’ai-je fait de bon, pour lui et pour moi, en dix-huit mois ? Je me suis réjouie de son amour, attristée de sa légèreté, choquée de ses façons de penser et d’agir — tout cela sans rien dire, en fuyant les explications, et j’en ai voulu plus d’une fois à Renaud de mon propre silence…

J’ai mis de l’égoïsme à souffrir sans chercher de remède ; de l’orgueil routinier à blâmer silencieusement. Pourtant, que n’eût-il pas fait pour moi ? Je pouvais tout obtenir de sa tendresse empressée ; il m’aimait assez pour me conduire, — si je l’y eusse d’abord guidé. Je lui ai demandé… une garçonnière !

Tout est à recommencer. Tout est, Dieu merci, recommençable. « Mon cher grand, lui dirai-je, je vous ordonne de me dominer !… » Je lui dirai encore… tant d’autres choses…

… Que l’heure coule, que le soleil tourne, que sortent du bois les papillons délicats au vol incertain et déjà nocturne, qu’une petite chouette timide, sociable et éblouie se montre trop tôt à la lisière du bois, et clignote, que le taillis s’anime, au tomber du jour, de mille bruits inquiets, de cris menus, je n’y prête que des oreilles distraites, des yeux absents et tendres… Me voici debout, étirant mes bras engourdis, mes jarrets courbaturés, puis fuyant vers Montigny talonnée par l’heure… l’heure du courrier, pardi ! Je veux écrire, écrire à Renaud.

Ma résolution est prise… Ah ! qu’il m’en a peu coûté.

« Cher Renaud, je suis embarrassée pour vous écrire, parce que c’est la première fois. Et il me semble que je ne pourrai jamais vous dire tout ce que je veux vous dire avant que parte le courrier du soir.

J’ai à vous demander pardon d’être partie, et à vous remercier de m’avoir laissée partir. J’ai mis quatre jours à comprendre, toute seule dans ma maison et dans mon chagrin, ce dont vous m’eussiez convaincue en peu de minutes… Pourtant je crois que ces quatre jours n’ont pas été perdus.

Vous m’avez écrit toute votre tendresse, cher grand, sans me parler de Rézi, sans me dire « tu as fait avec elle ce que moi-même j’ai fait, avec si peu de différence… ». C’eût été très raisonnable pourtant, d’une logique à peine boiteuse… Mais vous saviez que ce n’était pas la même chose… et je vous suis reconnaissante de ne me l’avoir pas dit.

Je ne voudrais plus, plus jamais, vous causer de chagrin, mais il faut que vous m’y aidiez, Renaud. Oui, je suis votre enfant — pas rien que votre enfant — une fille trop choyée à qui vous devez parfois refuser ce qu’elle demande. J’ai désiré Rézi et vous me l’avez donnée comme un bonbon… Il faut m’apprendre qu’il y a des gourmandises nuisibles, et qu’à tout prendre on doit se méfier des mauvaises marques… Ne craignez pas, cher Renaud, d’attrister votre Claudine en la grondant. Il me plaît de dépendre de vous, et de craindre un peu un ami que j’aime tant.

Je veux encore vous dire ceci : c’est que je ne retournerai pas à Paris. Vous m’avez confiée au pays que j’aime, venez donc m’y retrouver, m’y garder, m’y aimer. Si vous devez me quitter quelquefois, par force ou par envie, je vous attendrai ici fidèlement, et sans défiance. Il y a dans ce Fresnois assez de beauté, assez de tristesse, pour que vous n’y craigniez pas l’ennui, si je reste auprès de vous. Car j’y suis plus belle, plus tendre, plus honnête.

Et puis venez, parce que je ne peux plus durer sans vous. Je vous aime, je vous aime, c’est la première fois que je vous l’écris. Venez ! Songez que je viens d’attendre pendant quatre longs jours, mon cher mari, que vous ne soyez plus trop jeune pour moi… ! »

FIN


↑ 1 : Regarder en bœuvarsé, c’est rouler de gros yeux, torves et inquiets, comme un bœuf tombé sur le flanc, un bœuf « versé ».
↑ 2 : Grand lézard vert.

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