L’hiver mou se traîne, tiède et pourrissant. Janvier va finir. Dans quelle hâte et quelle paresse, tour à tour, coulent les journées ! Théâtres, dîners, matinées et concerts, jusqu’à une heure du matin, souvent deux ; Renaud plastronne, et moi je ploie.
Réveil tardif, journaux submergeant le lit. Renaud partage son attention entre l’ « attitude de l’Angleterre » et celle de Claudine, couchée sur le ventre et perdue en des songes malveillants, dormeuse à qui cette vie factice rogne trop sur l’indispensable sommeil. Déjeuner bref, en viandes roses pour mon mari, en horreurs diverses et sucrées pour moi. De deux à cinq, le programme varie.
Ce qui ne varie pas, c’est, à cinq heures, visite à Rézi ou visite de Rézi ; elle s’attache à moi, de plus en plus, sans le cacher. Et moi je m’attache à elle, mon Dieu oui, en le cachant…
Presque chaque soir, à 7 heures, au sortir d’un thé, d’un bar où Rézi se réchauffe d’un coktail, où je grignote des frites trop salées, je songe, avec une rage silencieuse, qu’il faut m’habiller et que Renaud m’attend déjà en ajustant ses boutons de perle. Grâce à ma coiffure courte et commode, je dois avouer — ma modestie en saigne ! — que j’inquiète également les femmes et les hommes.
À cause de ma toison coupée et de ma froideur envers eux, les hommes se disent : « Elle est pour femmes. » Car, cela frappe l’entendement, si je n’aime pas les hommes, je dois rechercher les femmes, ô simplicité de l’esprit masculin !
D’ailleurs les femmes — à cause de ma toison coupée et de ma froideur envers leurs maris et leurs amants — me paraissent enclines à penser comme eux. J’ai surpris vers moi de jolis regards curieux, honteux et fugitifs, des rougeurs, si j’appuie mes yeux, une minute, sur la grâce d’une épaule offerte ou d’un cou parfait. J’ai soutenu, aussi, le choc de convoitises extrêmement explicites ; mais ces professionnelles des salons — dame carrée de cinquante ans ou plus ; sèche fillette noire à croupe abattue ; israélite monoclée, qui plonge son nez aigu dans les décolletages, comme à dessein d’y enfiler une bague perdue — ces tentatrices ont trouvé chez Claudine une incuriosité qui, manifestement, les choqua. Et cela faillit nuire à une réputation bien ébauchée. En revanche, j’ai surpris avant-hier soir, sur les lèvres d’une de mes « amies » (lisez une jeune dame de lettres que j’ai rencontrée cinq fois), un si méchant sourire soulignant le nom de Rézi, que j’ai fort bien compris. Et je songe que le mari de Rézi pourrait « rabâter » dur, le jour où des potins effleureraient son oreille trop cuite.
J’ai failli pourtant apprivoiser un jour, sans le vouloir, cet homme d’ailleurs déplaisant.
Tous les nerfs sur la peau, j’écoutais malgré moi, chez Renaud, les glapissements d’un groupe d’hommes, jeunes et chauves, qui s’entretenaient de littérature avec une animation criarde… « Son dernier roman ? Ne coupez donc pas dans les réclames ! Il en est parti, en tout, six éditions. — Non, huit !… — Six, je vous dis ! Et encore, des éditions à 200, passes comprises, Sevin me l’a affirmé ! — Tu penses, le libraire tire ce qu’il veut, il prend des empreintes, et aïe donc ! — Ma Dissection de l’âme, Floury, à lui seul, en vendait vingt par jour ; eh bien, ça m’a rapporté, en tout et pour tout, trente louis. Et là-dessus, est-ce qu’on ne voulait pas me retenir une malheureuse avance de 150 francs ? — Quand on pense que nous ne touchons rien sur les exemplaires de passe, c’est écœurant ! Moi, je carotte froidement des volumes, sous prétexte de service de presse supplémentaire, et je les lave chez Gougy. — Moi aussi ! — Moi aussi, parbleu, faut bien se défendre ! — Mon cher, en faisant 40 pour 100 et quatorze-douze aux détaillants, l’éditeur pourrait facilement nous donner vingt sous par exemplaire vendu et réaliser un bénef tout ce qu’il y a de coquet. — Il pourrait même lâcher trente sous sans se fouler. — Quelle race, oh ! »
Ils parlaient tous à la fois, avec la conviction que donne une surdité volontaire, et songeant à Kipling, au peuple singe, j’ai murmuré : « Bandar-log ! »
Lambrook, à côté de moi, eut, à ce mot indou brusquement reconnu, un tressaillement maladif des mâchoires. Ses yeux se posèrent, lavés et clairs, sur les miens. Mais les rires de Rézi sonnèrent nerveusement à l’autre bout du salon, et il se leva, d’un air détaché, pour voir avec qui sa femme s’amusait si haut.
Un romancier trop connu (spécialité : forage des âmes féminines) vint s’installer à la place de ce mari toujours en éveil, et me chuchota : « Quel vilain temps ! » avec l’attitude et la figure, — soignées pour la galerie — d’un homme qui pantèle au bord de l’extase. Habituée aux façons de ce « Bourget du pauvre », ainsi que l’a surnommé Renaud, je le laissai paisiblement continuer une improvisation travaillée à huis clos et nuancée, non sans art, sur le dissolvant hiver sans froidure, la lâcheté délicieuse qu’amène le crépuscule tôt venu, tout le printemps menteur qu’enclôt cet inquiétant décembre… Un printemps plus certain, de peau moite, de gorges fleurissantes, palpite sous les fourrures lourdes… (Bonne transition)… De là au désir de les faire choir, ces fourrures pesantes, sur le tapis muet d’une garçonnière bien comprise, il n’y a qu’un pas. Lancé, ce demi-talent va le franchir…
Rêveuse, adoucie et comme conquise, je murmure :
— Oui… on respire au dehors la fadeur grisante et dangereuse d’une serre…
(Puis, je conclus brusquement, avec une exagération d’accent du Fresnois faite pour le déconcerter) :
— Ah ! dame oui, les blés sortiront de bonne heure, et aussi les avouènes !
Comme il a dû me trouver idiote ! J’en danserais la chieuvre de joie ! Mais ce gaillard-là, que j’ai froissé, va répéter partout, lui aussi, du haut de son ventre avantageux : « Claudine ? Elle est pour femmes !… » achevant en pensée : « … puisqu’elle n’est pour moi. »
Pour femmes ? Tas d’imbéciles ! qu’ils entrent donc chez nous le matin, sur le coup, mon Dieu, sur le coup de dix heures, ils verront si je suis « pour femmes » !
Une lettre de Papa m’arrive, grandiloquente et navrée. En dépit de l’actif hanneton qui gravite dans son cerveau d’homme heureux, Papa s’agace de mon absence. À Paris, il s’en fichait. Là-bas, il a retrouvé vide la vieille maison, vide de Claudine. Plus de petite fille silencieuse pelotonnée, un livre entre les genoux, au creux d’un grand fauteuil qui crève aux coutures, — ou perchée à la fourche du noyer et écalant des noix avec un bruit d’écureuil, — ou couchée longue et rétrécie sur le faîte d’un mur, à l’affût des prunes du voisin et des dahlias de la mère Adolphe… Papa ne dit pas tout cela, sa dignité s’y oppose, et la noblesse aussi de son style qui ne condescend point à certaines puérilités. Mais il y pense. Moi aussi.
Frissonnante, pénétrée de regret et de souvenir, je cours à Renaud, pour me cacher et m’endormir au creux de son épaule. Mon cher grand, que je détourne (sans qu’il grogne jamais) d’un vertueux labeur, ne saisit pas toujours les causes de ce qu’il nomme « mes naufrages ». Mais il m’abrite, généreux, sans me questionner trop. À sa chaleur, le mirage fresnois s’embrume et se dissipe. Et quand, vite ému à mon contact, il resserre son étreinte et penche sur moi sa moustache mêlée d’or, parfumée de muguet et de khédive, je relève ma figure pour lui rire et lui dire :
— Vous sentez la blonde qui fume !…
Cette fois-ci, il réplique, taquin :
— Et Rézi, que sent-elle ?
— Rézi ?… (Je songe une minute)… Elle sent le mensonge.
— Le mensonge ! Prétends-tu qu’elle ne t’aime pas et simule un béguin ?
— Non pas, mon grand. Je voulais dire moins que je n’ai dit. Rézi ne ment pas, elle dissimule. Elle emmagasine. Elle ne raconte pas, abondante et prodigue de détails, comme la jolie van Langendonck : « Je sors des Galeries Lafayette » au commencement d’une phrase qui finit par : « Il y a cinq minutes, j’étais à Saint-Pierre-de-Montrouge. » Rézi n’exubère pas, et je lui en sais gré. Mais je sens qu’elle cache, qu’elle enfouit proprement cent petites horreurs (comme Fanchette dans son plat) avec des pattes soigneuses ; cent petites horreurs banales, si vous voulez, mais bien faites.
— Qu’en sais-tu ?
— Rien, pardi, s’il vous faut des preuves ! Je vous parle d’après mon flair. Et puis, sa femme de chambre a souvent des façons, le matin, de lui remettre un papier chiffonné : « Voilà ce que Madame a oublié dans sa poche d’hier… » Par hasard, j’ai jeté un jour les yeux sur le contenu froissé de la « poche d’hier » et je pourrais bien affirmer que l’enveloppe n’était pas décachetée. Que pensez-vous de ce système postal ? Le soupçonneux Laambrook, lui-même, n’y verrait que… du vieux papier.
— C’est ingénieux, songe Renaud tout haut.
— Alors, vous comprenez, mon grand, cette Rézi cachottière qui arrive ici toute blanche et dorée, avec des yeux clairs jusqu’au fond, qui m’enveloppe d’un parfum pastoral de fougère et d’iris…
— Eh ! Claudine !
— Qu’est-ce qui vous prend ?
— Comment, ce qui me prend ? Et toi ? Je rêve ! Ma Claudine absente et dédaigneuse qui s’intéresse à quelqu’un, à Rézi, au point de l’étudier, au point de réfléchir et de déduire ! Ah ! ça, Mademoiselle (il gronde pour rire, les bras croisés, comme papa) — ah ! ça, mais nous sommes amoureuse ?
(Reculée de lui, je le regarde en dessous, les sourcils si bas, qu’il s’effare) :
— Quoi ? fâchée encore ? Décidément, tu prends tout au tragique !…
— Et vous rien au sérieux !
— Une seule chose : toi…
(Il attend, mais je ne bouge pas).
— Ma petite bête, mais viens donc ! Que cette enfant me donne de mal ! Claudine, interroge-t-il (je suis revenue sur ses genoux, silencieuse et encore un peu tendue), apprends-moi une chose.
— Laquelle ?
— Pourquoi, lorsqu’il s’agit d’avouer, même à ton vieux mari-papa, une de tes secrètes pensées, te cabres-tu, farouche, aussi pudique et même plus que s’il te fallait, au milieu d’un concours imposant de notabilités parisiennes, montrer ton derrière ?
— Homme simple, c’est que je connais mon derrière, qui est ferme, de nuance et de toucher agréables. Je suis moins sûre, mon grand, de mes pensées, et de leur clarté, de l’accueil qu’elles trouveront… Ma pudeur, lucide, s’emploie à cacher ce qu’en moi je crains faible et laid…
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