Chapitre VI

Mon journal est sans avenir. Je l’ai quitté voilà cinq mois sur une impression triste, et je lui en veux. D’ailleurs je n’ai pas le temps de le tenir au courant. Renaud me répand et m’exhibe dans le monde, un peu dans tous les mondes, plus que je ne souhaiterais. Mais puisqu’il est fier de moi, s’pas, je ne peux pas lui faire de peine en refusant de l’accompagner…

Son mariage — je n’en savais rien — a remué la foule variée (j’allais écrire « maillacée »)des gens qu’il connaît. Non, il ne les connaît pas. Lui, on le connaît énormément. Mais il n’est pas capable de mettre un nom sur la moitié des individus avec qui il échange des shakehands cordiaux et qu’il me présente. Éparpillement, légèreté incorrigible, il n’est attaché sérieusement à rien… qu’à moi. « Qui est ce monsieur, Renaud ? — C’est… Bon, son nom m’échappe. » Enfin ! Il paraît que le métier veut ça ; il paraît que le fait de rédiger des études profondes pour de graves publications diplomatiques vous procure, infailliblement, la poignée de main d’un tas de genreux, de femmes maquillées (demi-mondaines ou mondaines tout entières), de théâtreuses indiscrètes et cramponnes, de peintres et de modèles…

Mais Renaud fait tenir dans ces trois mots de présentation « Ma femme, Claudine » tant d’orgueil conjugal et paternel (dont la naïveté tendre, chez ce Parisien blasé, me touche), que je rentre mes piquants et que j’efface tout de même les plis amassés entre mes sourcils. Et puis, j’ai d’autres dédommagements : une joie vengeresse à répondre, quand Renaud me nomme vaguement un « Monsieur… Durand » :

— Vous m’avez dit avant-hier qu’il s’appelait Dupont !

La moustache claire et la figure foncée s’empreignent de consternation :

— Je t’ai dit ça ? Tu es sûre ? Me voilà propre ! Je les ai confondus tous deux avec… l’autre, enfin, ce crétin que je tutoie parce que nous étions ensemble en sixième.

N’importe, je m’habitue mal à des intimités aussi vagues.

J’ai recueilli, ici et là, dans les couloirs de l’Opéra-Comique, aux concerts Chevillard et Colonne, en soirée, en soirée surtout — au moment où la crainte de la musique assombrit les visages — des regards et des paroles qui ne marquaient pas, à mon sujet, une exclusive bienveillance. On s’occupe donc de moi ? Ah ! c’est vrai, je suis la femme de Renaud, ici, comme à Montigny il est le mari de Claudine. Ces Parisiens parlent bas, mais les oreilles des gens du Fresnois entendraient pousser l’herbe.

On dit : « C’est bien jeune. » On dit : « Trop brune… l’air mauvais… — Comment, trop brune ? Elle a des boucles châtain. — Ces cheveux courts, c’est pour forcer l’attention ! Renaud a du goût pourtant. » On dit : « D’où ça sort-il ? — C’est Montmartrois. — C’est slave, le menton petit et les tempes larges. — Ça sort d’un roman unisexuel de Pierre Louys… — Quel âge a-t-il donc, pour se plaire déjà aux petites filles, Renaud ? »

Renaud, Renaud… Voilà qui est caractéristique : on ne le désigne jamais que par son prénom.


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