Claudine en ménage
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Chapitre XXVIII

Colette

Chapitre XXVIII

Cela devait arriver ! Je suis tombée malade, et voilà trois semaines perdues. Une influenza, un refroidissement, du surmenage, qu’il appelle ça comme il voudra, le médecin qui me soigne, j’ai eu beaucoup de fièvre et beaucoup de mal dans ma tête. Mais on est solide, au fond.

Cher grand Renaud, que votre douceur me fut douce ! Jamais je ne vous sus autant de gré de parler avec un son de voix moyen, nuancé, arrondi…

Rézi aussi m’a soignée, malgré l’appréhension de lui paraître laide qui me faisait cacher dans mes bras mon visage brûlant. Quelquefois, sa manière de regarder Renaud, de s’asseoir « pour lui » au bord de mon lit, un genou relevé, gracieuse amazone en chapeau de copeaux tressés, en robe de broderie anglaise à ceinture de velours, tout son manège trop apprêté, trop coquet pour visiter une malade, m’ont choquée. À la faveur de la fièvre, j’ai pu lui crier « va-t’en ! » et elle a cru que je délirais. J’ai cru voir, aussi, que Renaud sourit, lorsqu’elle entre, comme à une bouffée de vent, frais… Ils causent devant moi de choses que je n’ai pas vues, et leur conversation, que je suis difficilement, me blesse, comme un langage convenu entre eux…

J’en ai voulu à mon amie de sa fraîche beauté aux joues mates et sans ombre. Et quoi qu’elle posât bien doucement, au long du divan où je reprenais mes forces, des roses rouge-noir à longue tige, je prenais, après son départ, la glace à main cachée sous les coussins, pour y mirer longtemps ma pâleur, en songeant à elle avec une jalouse rancune…

— Renaud, c’est vrai que les arbres des boulevards sont déjà roussis ?

— Oui, c’est vrai, ma petite fille. Veux-tu venir à Montigny, tu en verras de plus verts ?

— Ils sont trop verts… Renaud, aujourd’hui, je pourrais sortir, je suis si bien portante. J’ai mangé toute une noix de côtelette après mon œuf, j’ai bu un verre d’Asti, et picoré des raisins… Vous sortez ?

(Debout devant la fenêtre de son « sanctuaire du travail » il me regarde avec indécision).

— J’aimerais bien sortir avec un beau mari comme vous. Ce complet gris vous va très bien, et ce gilet de piqué accentue en vous la prestance Second-Empire qui me plaît tant… C’est pour moi que vous êtes si jeune aujourd’hui ?

(Il rougit un peu sous sa peau foncée, et lisse sa longue moustache d’argent) :

— Tu sais bien que j’ai de la peine, quand tu parles de mon âge…

— Qui parle de votre âge ? J’ai grand’peur, au contraire, que votre jeunesse dure aussi longtemps que vous-même, comme une maladie qu’on a de naissance. Emmenez-moi, Renaud ! Je sens en moi une force à étonner le monde !

(Ma grandiloquence ne le décide pas).

— Mais non, ma Claudine, le morticole t’a dit : « Pas avant dimanche. » Nous sommes vendredi. Encore quarante-huit heures de patience, mon oiseau chéri. Tiens, voilà une amie qui saura te garder à la maison…

Il profite de l’entrée de Rézi pour s’esquiver. Je ne reconnais plus mon grand, si attentif à me plaire contre toute sagesse… Ce médecin est idiot !

— Pourquoi cette moue, Claudine ?

(Elle est si jolie que je me déride, cette fois. Bleue, bleue, bleue, d’un bleu vaporeux et savonneux à la fois…)

— Rézi, les elfes ont battu leur linge dans l’eau de votre robe.

Elle sourit. Assise contre sa hanche, je la vois d’en bas. Une fossette longue en point d’exclamation divise son menton têtu. Ses narines dessinent l’arabesque correcte et simple que j’admirais dans le nez de Fanchette. Je soupire.

— Voilà, je voulais sortir et cet âne de médecin ne veut pas. Restez-moi, vous, au moins, et donnez-moi votre fraîcheur, l’air libre qui bat dans votre jupe, aux ailes de votre chapeau de feuilles. Est-ce un chapeau, est-ce une couronne ? Jamais je ne vous vis si irrésistiblement viennoise, ma chère, avec vos cheveux de bière mousseuse… Restez-moi, racontez-moi la rue, les arbres grillés…, et le peu de tendresse que notre séparation vous a laissée pour moi…

(Mais elle refuse de s’asseoir, et tandis qu’elle me parle d’une voix enjôleuse, ses yeux vont d’une fenêtre à l’autre comme cherchant une issue.)

— Oh ! que j’ai gros cœur ! j’aurais voulu, ma douce, passer la journée près de vous, surtout si vous êtes seule… Il y a si longtemps, Claudine chérie, que votre bouche a oublié la mienne !…

(Elle se penche, caressante, offre ses dents mouillées, mais je me détourne).

— Non. Je dois sentir la fièvre. Allez vous promener. Je veux dire : allez à la promenade.

— Mais ce n’est pas une promenade, ma Claudine ! C’est demain l’anniversaire de mes fiançailles, — il n’y a pas de quoi rire ! — et j’ai l’habitude de donner ce jour-là un cadeau à mon mari…

— Eh bien ?

— Eh bien, j’ai oublié, cette année, mon devoir d’épouse reconnaissante. Et je cours, pour que Mister Lambrook trouve ce soir, sous sa serviette en bonnet d’évêque, n’importe quoi, un étui à cigares, des boutons de perles, un écrin à la dynamite, quelque chose, enfin ! Sans quoi, c’est trois semaines de silence à la glace, de dignité sans reproche… Dieu ! s’écrie-t-elle en levant ses poings, le Transvaal a pourtant besoin d’hommes, qu’est-ce qu’il fiche ici ?

(Sa narquoiserie volubile et voulue m’emplit de défiance).

— Mais, Rézi, que ne confiez-vous votre achat au goût infaillible d’un valet de chambre ?

— J’y ai songé. Mais la domesticité, sauf ma « meschine », appartient à mon mari.

(Décidément, elle tient à sortir).

— Allez, épouse vertueuse, allez fêter la Saint-Lambrook…

(Elle a déjà rabaissé sa voilette blanche).

— Si je suis de retour avant six heures, voulez-vous encore de moi ?

(Qu’elle est jolie ainsi penchée ! Sa jupe, collée en torsade par la vivacité de son geste, la révèle toute… Une admiration platonique m’anime seule… Est-ce la faute de ma convalescence ? Je ne sens plus battre, à grandes ailes tumultueuses, le désir d’autrefois… Et puis, elle m’a refusé de me sacrifier la Saint-Lambrook !)

— C’est selon. Montez toujours, on vous donnera suivant votre mérite… Non, je vous dis, je sens la fièvre… !

Me voici seule. Je m’étire, je lis trois pages, je marche. Je commence une lettre pour Papa, puis je m’absorbe dans un polissage minutieux de mes ongles. Assise devant la table à coiffer, je jette de temps en temps un coup d’œil au miroir-chevalet, comme on regarde l’heure. Je n’ai pas si mauvaise mine que ça, après tout… Les boucles un peu plus longues, ce n’est pas vilain. Ce col blanc, cette chemisette de mousseline rouge à mille raies blanches, ça sent la promenade à pied, la rue… Je lis dans la glace ce qu’ont résolu mes yeux. C’est vite fait ! Un canotier ceinturé de noir, une veste sur mon bras pour que Renaud ne blâme pas l’imprudence, et je suis dehors.

Seigneur, qu’il fait chaud ! Ça ne m’étonne pas que le rosier cuisse-de-nymphe s’en donne de fleurir… Sale pays, que ce Paris ! Je me sens légère, j’ai maigri. Ça enivre un peu l’air libre, mais en marchant on s’y habitue. Je ne remue guère plus de pensées qu’un chien d’appartement qu’on sort après huit jours de pluie.

Sans le faire exprès, j’ai pris machinalement le chemin de la rue Gœthe. Dame !… Je souris en arrivant devant le 59 et je jette un regard ami aux rideaux de tulle blanc qui voilent les fenêtres du second étage…

Ah ! le rideau a remué !… Ce petit mouvement m’a clouée au trottoir, raide comme une poupée. Qui donc est « chez nous » ? C’est le vent entré par une fenêtre sur la cour, qui a soulevé ce tulle sans doute… Mais pendant que ma logique raisonne, la bête, en moi, mordue d’un soupçon, puis encolérée brusquement, a deviné avant que de comprendre.

Je traverse la rue au pas de course, je monte les deux étages, comme dans un cauchemar, sur des marches en coton hydrophile qui enfoncent et rebondissent sous mes pieds. Je vais me pendre au bouton de cuivre, sonner à tout briser… Non, Ils ne viendraient pas !

J’attends une minute, la main sur le cœur. À cause de ce pauvre geste banal, une phrase de Claire, ma sœur de lait, revient, cruelle, à mon souvenir : « C’est comme dans les livres, n’est-ce pas, la vie ? »

Je tire le bouton de cuivre, timidement, tressaillante au bruit nouveau de cette sonnette qui n’avait jamais sonné pour nous… Et pendant deux longues secondes, je me dis, étreinte d’une lâcheté de petite fille : « Oh ! si on pouvait ne pas ouvrir ! »

Le pas qui s’approche ramène tout mon courage dans un flot de colère. La voix de Renaud demande, mécontente : « Qui est là ? »

Je suis sans souffle. Je m’appuie au mur de faux marbre qui me fait froid au bras. Et, pour le bruit de la porte qu’il entr’ouvre, je souhaite mourir…

… pas longtemps. Il faut, il faut ! Je suis Claudine, que diable ! je suis Claudine ! Je jette ma peur comme un manteau. Je dis : « Ouvrez, Renaud, ou je crie. » Je regarde en face celui qui ouvre, tout vêtu. Il recule devant moi, d’étonnement. Et il ne lâche que ce mot, bien modéré, de joueur agacé par la guigne : « sapristi » !

L’impression d’être la plus forte me raidit encore. Je suis Claudine ! Et je dis :

— J’ai vu d’en bas quelqu’un à la fenêtre ; alors je suis montée vous dire un petit bonjour.

— C’est malin ce que j’ai fait là, murmure-t-il.

Il ne tente pas un geste pour m’arrêter, s’efface pour me laisser passer et me suit.

J’ai traversé rapidement le petit salon, soulevé la portière fleurie… Ah ! je savais bien ! Rézi est là, elle est là, pardi, qui se rhabille… En corset, en pantalon, son jupon de linon et de dentelle sur le bras, le chapeau sur la tête, comme pour moi… Je verrai toujours cette figure blonde qui, sous mes regards, se décompose et semble mourir. Je l’envie presque d’avoir si peur… Elle regarde mes mains, et je vois sa fine bouche blanchir et se sécher. Sans me quitter des yeux, elle étend vers sa robe un bras qui tâtonne. J’avance d’un pas. Elle manque tomber, et protège son visage de ses coudes levés. Ce geste, qui découvre le creux mousseux de ses bras tant de fois respiré, déchaîne en moi des ouragans… Je vais prendre cette carafe, la lancer… ou cette chaise peut-être… Les arêtes des meubles vibrent devant mes yeux comme l’air chaud sur les prés…

Renaud, qui m’a suivie, m’effleure l’épaule. Il est incertain, un peu pâle, mais surtout ennuyé. Je lui dis, d’une voix pénible :

— Qu’est-ce que… vous faites là ?

(Il sourit nerveusement, malgré lui).

— Ma foi… nous t’attendions, tu vois.

Je rêve… ou il perd le sens… Je me retourne vers celle qui est là, qui a vêtu, pendant que mon regard s’est détourné d’elle, la robe d’eau bleue où les elfes ont battu leur linge… Ce n’est pas elle qui oserait sourire !

« C’est comme dans les livres, n’est-ce pas, la vie ? » Non, douce Claire. Dans les livres, celle qui arrive pour se venger tire deux coups de feu, au minimum. Ou bien elle s’en va, laissant la porte retomber, et son mépris, sur les coupables, avec un mot écrasant… Moi, je ne trouve rien, je ne sais pas du tout ce qu’il faut que je fasse, voilà la vérité. On n’apprend pas, comme ça, en cinq minutes, un rôle d’épouse outragée.

Je barre toujours la porte. Rézi, va, je crois, s’évanouir. Comme ce serait curieux ! Lui, au moins, il n’a pas peur. Il suit, comme moi, avec moins d’émoi que d’intérêt, les phases de la terreur sur le visage de Rézi, et semble enfin comprendre que cette heure-ci ne devait pas nous rassembler…

— Écoute, Claudine… Je voudrais te dire…

D’un geste du bras, je lui coupe sa phrase. Du reste, il ne semble pas autrement désireux de la continuer, et il hausse l’épaule gauche, d’un air de résignation un peu fataliste.

C’est à Rézi que j’en veux ! J’avance sur elle, lentement. Je me vois avancer sur elle. Le dédoublement qui me gagne me rend incertaine sur mon intention. Vais-je la frapper, ou seulement augmenter, jusqu’à la syncope, sa peur honteuse ?

Elle recule, tourne derrière la petite table qui porte le thé. Elle gagne la paroi ! Elle va m’échapper ! Ah ! je ne veux pas.

Mais elle touche déjà la portière, tâtonne, à reculons et les yeux toujours fixés sur moi. Involontairement, je me baisse pour me ramasser une pierre, — il n’y a pas de pierres… Elle a disparu.

Je laisse retomber mes bras, mon énergie soudain rompue.

Nous sommes là tous deux, à nous regarder. Renaud a sa bonne figure, presque, de tous les jours. Il a l’air peiné. Il a de beaux yeux un peu tristes. Mon Dieu ! il va venir, il va me dire « Claudine »… et si je parle ma colère, si je laisse s’écouler en reproches et en larmes la force qui me soutient encore, je sortirai d’ici à son bras, plaintive et pardonnante… Je ne veux pas ! Je suis… je suis Claudine, bon sang ! Et puis, je lui en voudrais trop de mon pardon.

J’ai trop attendu. Il s’avance, il dit : « Claudine… »

Je bondis, et, d’instinct, je me mets à fuir, comme Rézi. Seulement, moi, c’est moi que je fuis.

J’ai bien fait de me sauver. La rue, le coup d’œil que je jette au rideau dénonciateur raniment en moi l’orgueil et la rancune. Et d’ailleurs, je sais maintenant où je vais.

Courir en fiacre jusqu’à la maison, y saisir mon sac de voyage, redescendre après avoir jeté ma clef sur une table, ceci ne prend pas un quart d’heure. J’ai de l’argent, pas beaucoup, mais assez.

« Cocher, gare de Lyon. »

Avant de monter dans le train, je lance une dépêche à papa, puis ce petit bleu à Renaud : « Envoyez à Montigny vêtements et linge pour séjour indéterminé. »


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