« Demain ! » implorait Rézi. « Demain ! » ai-je consenti. Hélas ! ce Demain ne vient pas ; j’ai couru chez elle, sûre d’un bonheur plus long, plus soigneux, dans l’heure claire encore qui me montrerait Rézi admirable et vaincue… j’avais si bien oublié son mari ! Il nous a troublées deux fois, le misérable ; deux fois il a disjoint, d’une entrée brusque, nos mains avides et peureuses ! Nous nous regardions, Rézi et moi, elle tout près de pleurer, moi si enragée de colère qu’à une troisième intrusion j’ai eu bien du mal à ne pas jeter mon verre d’orangeade au nez de ce mari soupçonneux, rigide et courtois… Et cet « adieu » vibrant, ces baisers volés, ces doigts appuyés et furtifs ne sauraient maintenant nous suffire…
Que faire ?
Je suis revenue, édifiant et balayant des projets impossibles. Rien !
Je retourne aujourd’hui chez Rézi, pour lui dire mon impuissance, pour la voir, la respirer…
Anxieuse comme moi, elle accourt :
— Eh bien, chérie ?
— Rien trouvé. Vous m’en voulez ?
Elle caresse des yeux l’arc de ma bouche qui parle, et ses lèvres tremblent et s’entr’ouvrent… Le reflet de son désir m’agite toute… Vais-je la saisir là, dans ce banal salon, et la caresser jusqu’à mourir ?
Elle me donne, recule d’un pas : « Non ! » dit-elle tout bas, d’un ton précipité, en désignant la porte.
— Alors, Rézi, chez moi ?
— Chez vous, si vous voulez…
(Je souris, puis je secoue la tête) :
— Non ! On sonne tout le temps ; Renaud va et vient ; les portes battent… Oh ! non…
(Elle tord ses mains blanches avec un petit désespoir).
— Alors, quoi, plus jamais ? Croyez-vous que je puisse vivre un mois du souvenir d’hier ? Il ne fallait pas, achève-t-elle en détournant la tête, si vous ne pouvez, chaque jour, éteindre ma soif de vous…
Elle est allée tomber, tendrement boudeuse, dans la grande bergère, la même… Et quoique aujourd’hui une robe de ville l’enserre, de lainage blond comme ses cheveux, je retrouve trop la courbe demi-couchée de ses hanches, la ligne fuyante des jambes argentées d’un impalpable duvet de velours…
— Oh, Rézi !
— Quoi ?
— La voiture ?
— La voiture ! des secousses, des surprises, des courbatures, — des figures curieuses tout à coup collées à la vitre, un cheval qui tombe, un agent empressé qui ouvre la portière, le cocher qui frappe discrètement, du bout du fouet : « Madame, la rue est barrée, faut-il retourner ? » Non, Claudine, pas de voiture !
— Alors, ma chère, trouvez vous-même un nid possible… jusqu’à présent, vous n’avez guère trouvé que des objections !
(Rapide comme une couleuvre qu’on touche, elle relève sa tête dorée, darde des regards pleins de reproches et de pleurs) :
— C’est tout votre amour ? Vous penseriez bien à vous froisser, si vous m’aimiez autant que je vous aime !
(Je hausse les épaules).
— Mais aussi, pourquoi lever partout des barrières ? La voiture vous paralyse, ce salon est hérissé de pièges conjugaux,… faut-il prendre le Journal du samedi et chercher un gîte à la journée ?
— Je voudrais bien, soupire-t-elle ingénûment, mais tous ces endroits-là sont surveillés par la police, c’est… quelqu’un qui me l’a dit.
— Ça m’est égal, la police.
— À vous, oui, grâce au mari que vous possédez, grâce à Renaud…
(Sa voix change).
— … Claudine, dit-elle lentement, réfléchie, Renaud, Renaud seul peut…
Je la regarde, ébahie, sans trouver de réponse. Elle songe, très sérieuse, mince dans sa robe blonde, le poing sous le menton enfantin.
— Oui ! Claudine, notre repos dépend de lui… et de vous.
(Elle tend les bras, son impénétrable et tendre visage m’appelle).
— Notre repos, oh ! chère, notre bonheur, dites comme vous voulez. Mais comprenez que je ne puis guère attendre, maintenant que j’ai connu votre force, maintenant que Rézi est à vous, avec toute sa passion et toute sa lâcheté !…
Je glisse vers ses bras, vers ses lèvres, prête à me résigner aux vêtements étroits et gênants, prête à gâcher notre joie par trop de hâte…
Elle s’arrache de mes mains : « Cht ! on a marché !… »
(Comme elle a peur ! sa blancheur a pâli légèrement, elle écoute penchée et les pupilles agrandies… Oh ! qu’une cheminée vienne donc aplatir ce Lambrook de malheur, et nous délivrer de lui !)
— Rézi, ma dorée, pourquoi pensez-vous que Renaud…
— Oui, Renaud ! c’est un mari intelligent, lui, et qui vous adore. Il faut lui dire… presque tout, il faut que sa tendresse adroite nous consente un abri.
— Vous ne craignez pas sa jalousie, à celui-là ?
— Non…
Tiens, tiens, son petit sourire !… Pourquoi faut-il que d’un geste ambigu, d’une inflexion de bouche rusée, elle arrête ma confiance folle qui courait vers elle, à la suite de mes désirs ? Mais c’est une ombre à peine, et n’eussé-je d’elle que sa sensualité sincère, la double douceur de sa peau et de sa voix, sa chevelure qu’elle me confie et sa bouche qui m’enchaîne… n’est-ce point assez ? Quoi qu’il m’en coûte, je demanderai secours — pas maintenant, un peu plus tard, je veux encore chercher moi-même ! — je demanderai secours à Renaud, j’humilierai pour elle ma sauvagerie pudique et le tendre orgueil que j’eusse mis à découvrir, seule, le havre sûr de notre passion…
Des bouderies énervées, des larmes rageuses, des reprises câlines, des heures électrisées où le contact seul de nos mains nous affole, — voilà le bilan de cette semaine. Je n’ai pas parlé à Renaud, il m’en coûte tant ! Et Rézi m’en veut. Je n’ai pas même avoué à mon cher grand que la tendresse, de Rézi à moi, de moi à Rézi, se précise plus qu’on ne peut dire… Mais il sait tout, à peu près et sans détails, et cette certitude lui communique une fièvre singulière. Quel proxénétisme aimant et bizarre le mène à me pousser chez Rézi, à me parer pour elle ? À quatre heures, quand je jette le livre qui trompa mon attente, Renaud, s’il est près de moi, se lève, s’agite : « Tu vas là-bas ? — Oui. » Il passe dans mes cheveux ses doigts habiles pour aérer mes boucles, penche jusqu’à moi sa grande moustache, attentif à renouer ma cravate de grosse soie nattée, à vérifier la netteté du col garçonnier. Debout derrière moi, il veille à l’équilibre du turban de fourrure sur ma tête, me tend les manches de ma zibeline… C’est lui, enfin, qui glisse dans mes mains stupéfaites une botte de roses rouge-noir, la fleur chère à mon amie ! Moi, j’avoue que je n’y aurais pas pensé.
Et puis, un grand baiser tendre :
— Va, ma petite fille. Sois bien sage. Sois fiérotte, pas trop humblement tendre, fais-toi désirer…
« Fais-toi désirer… » On me désire, hélas ! mais ce n’est pas un résultat de ma tactique.
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