ACTE 1er - Scène I



(Une cave avec des tombeaux. Il fait nuit. Dans l'ombre, on distingue confusément des hommes enveloppés de grands manteaux. Ils parlent à voix basse.)

VOIX DANS L'OMBRE ?
Qui vive ?
Ad antlias ! Le mot ?
Per insidias !
C'est bien.
Venez, amis.
Qui vive ?
Ad antlias.
Per insidias.
C'est bien.
Tous sont présents.
Les torches !
(Les conjurés allument tous des torches. L'un d'eux met le feu à une lampe de fer suspendue à la voûte. La cave s'illumine. On distingue Sicca, Pasfort, Roupias, Bidasse, Toga et un grand nombre d'autres Antliaclastes)

SICCA
Vous voyez, mes amis, que, sous ces sombres porches,
Notre complot se forme en un profond secret.
Pasfort, rappelle-nous notre dernier décret.

PASFORT
(Les conjurés se placent au fond du théâtre en demi-cercle.)
Nous avons décidé qu'avant que de permettre
Que l'ennemi Rouget, acharné, puisse mettre
En ces lieux l'Antlium, nous tous, jusqu'au dernier,
Nous devons le combattre, et l'on ne peut nier
Que ce fameux objet, cet Antlium horrible,
Rouget ne l'inventa que pour servir de cible.

SICCA
Apportez l'Antlium. Roupias va pomper.
Nous tous, et tour à tour, nous viendrons le frapper.
(On place sur un tombeau l'effigie de la pompe Rouget. Roupias commence à pomper.)

TOUS
Le voilà, l'Antlium, cette horrible machine.
Si c'était là Rouget, combien sur son échine,
Nous donnerions de coups. C'est ce que j'imagine.
Dis, Rouget, as-tu jamais
Vu de plus excellents mets
Que tout… tout ce que tu mets
Dans ta pompe ? La matière
Aurait parfumé cette cave entière
Si la réunion n'avait été trop fière
Pour y mettre son nez.
(On apporte deux statues de pompiers)

SICCA
J'abandonne à vos coups les pompiers condamnés,
Et la pompe, je vous la livre.
Allez.

TOUS
Pompe, Roupias !
Oui, notre devise est : Ad antlias !
Exécutons notre programme !

TOGA
Arrêtez-vous, messieurs ! ah ! cet horrible drame,
Cette exécution barbare d'un objet…
D'un objet innocent, d'une pompe Rouget…
Pourquoi tant de furie ? Est-ce un monstre, une pompe ?

SICCA
Je crois que Toga nous trompe,
Et que, s'il défend la pompe,
Il se peut que je lui rompe
Un fragment de l'os dorsal !
Fermez portes et fenêtres,
Écartez bien tous les traîtres,
Et chez vos amis, vos maîtres,
On trouve un fourbe infernal !

TOUS
Toga ! Toga ! tu nous trompes !
Pourquoi défends-tu les pompes ?
Je veux, Sicca, que tu rompes
À ce coquin l'os dorsal !
Ce mot lui sera fatal !

TOGA
Grâce, messieurs, grâce !

SICCA
À mort !

TOUS
À mort, à mort, Toga !
On ne fait pas de grâce !
Il faut sur cette place
Exécuter Toga !

PASFORT
Nous avons justement une potence neuve,
Qu'un de nos amis nous envoya de Riga.
Depuis bientôt deux ans, hélas ! elle était veuve
De condamné ; pourtant elle va servir !
(Il apporte une pompe qu'il fixe entre deux dalles. En lui montrant l'endroit où il faut la placer, Sicca lui dit :)

SICCA
Pasfort. — Voilà ! Là !

TOGA
(la corde au cou, debout sur un escabeau, sous la potence.)
Messieurs, j'aime mieux vous le dire,
Puisque vous allez m'étrangler.
À cette heure il ne faut plus rire,
Et je ne veux rien vous celer.
Je suis un chantre de marine ;
J'ai servi Rouget autrefois.
Vous pouvez voir sur ma narine
Le signe, deux lances en croix
J'avais toujours aimé la pompe,
Qui cause ma mort aujourd'hui…
Il ne faut pas qu'on m'interrompe :
Je sens mon courage qui fuit…
Rouget m'avait nommé pour être
Espion au milieu de vous…

TOUS
C'est l'espion Toga ! meure ! meure le traître !
C'était pour nous trahir qu'il était parmi nous !
Ah ! Toga ! Misérable, à genoux, à genoux !
(Toga, sans descendre de l'escabeau, s'agenouille, et embrasse l'effigie de la pompe Rouget.)

TOGA
Moi, messieurs, et ma pompe
Sommes deux vrais amis ;
En cet instant je pompe.
En pompant je péris.
De ma pompe je lègue
Les tuyaux à Sicca ;
Aux chantres de Nimègue
Le tube, et cætera.
Au grand Pasfort je lègue
Un orgue à cinq claviers ;
À Roupias le bègue,
La chanson des pompiers.
(Il se lève debout sur son escabeau. Sicca se place derrière lui prêt à jeter l'escabeau. Pasfort se prépare à tirer Toga par les pieds)
Ah ! messieurs, je ne vous demande
Que d'épargner un innocent,
Si vous ordonnez qu'on me pende,
Toga sera mort en pompant !
(Sicca jette l'escabeau. Pasfort tire Toga par les pieds. Roupias coupe la corde. Toga roule à terre.)

SICCA
L'exécrable Toga n'est plus ; notre séance
Pourra donc maintenant s'achever en silence.
Roupias, les cuves d'eau. —
(Roupias apporte deux cuves pleines d'eau)
Si quelqu'un, parmi nous,
Osait par malheur suivre un si funeste exemple ;
Si, comme ce Toga, l'un, l'autre de nous tous
N'était qu'un espion glissé dans notre temple ;
Il faut qu'il soit muré tout vif dans ce tombeau,(Il montre une tombe)
.
Que, maudit, il s'éteigne ainsi que ce flambeau !(Il plonge sa torche dans l'eau)
.

TOUS
Qu'il s'éteigne !
(Ils jettent leurs torches dans les cuves. Le caveau n'est plus éclairé que par la lampe de fer)
Que sous ces porches
Qu'en ce jour seulement la lueur de nos torches
Rend à la lumière du jour,
Ce cercueil soit son seul séjour

SICCA
Maintenant, qu'un festin un instant nous délasse.
(Roupias apporte des cruches et des gobelets qu'il pose sur une pierre tombale. Sicca s'assied sur un cercueil, les pieds posés sur Toga.)

SICCA
Ce Toga tout gonflé n'a pas fort bonne grâce.
Il étouffe. Le sang veut sortir par ses yeux.
(Il soulève Toga et le maintient debout, tout en buvant dans un des gobelets.)
C'est qu'il a soif. — Allons ! un verre de vin vieux !
(Il jette le contenu de son verre au visage de Toga. Tout à coup Toga ouvre les yeux, et d'une voix entrecoupée, prononce quelques mots inarticulés, Sicca laisse tomber le gobelet qui se brise.)

TOGA
Sicca ! Sicca ! Sicca !

SICCA (, épouvanté.)
Fantôme !

TOGA
Sicca ! Sicca ! Tu viens de faire pendre un homme.
Quand tu le vois à terre, inerte, et froid, et mort,
Tu l'insultes, et ris encor !
Bientôt… bientôt peut-être… ah !… tel sera ton sort !
(Il retombe et meurt.)

ROUPIAS (, à Sicca qui recule.)
Qu'avez-vous ?

SICCA
Rien. (A part.)
Toga revient ! Toga bien mort !
(Fin du 1er Acte.)
(DEUXIÈME PARTIE : ROUGET)

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