ACTE QUATRIÈME



Le soir. Les mêmes pièces chez les TESMAN. Le salon est plongé dans les ténèbres, la pièce du fond éclairée par la lampe suspendue au-dessus de la table. Les rideaux de la porte-fenêtre sont tirés.
HEDDA, vêtue de noir, rôde dans le salon obscur. Puis elle entre dans la pièce du fond et disparaît à gauche. On entend quelques accords plaqués sur le piano. HEDDA reparaît et rentre au salon. BERTE, venant de droite, traverse la pièce du fond et entre au salon, portant une lampe allumée qu'elle place sur la table devant le petit canapé d'angle. Elle a les yeux rouges d'avoir pleuré, et porte un bandeau noir sur sa robe, en signe de deuil. Elle sort doucement à droite. HEDDA se dirige vers la porte-fenêtre, soulève le rideau et regarde dans le noir. Un instant après entre Mlle Tesman, venant du vestibule. Elle est en deuil et a gardé son chapeau et son voile. HEDDA va à sa rencontre et lui tend la main.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, Hedda, je viens vêtue de deuil. Ma pauvre sœur est enfin délivrée de ses longues souffrances.

HEDDA
Je le sais déjà, comme vous voyez. Tesman me l'a fait savoir par un billet.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, il me l'avait promis. Mais j'ai cru bien faire en venant moi-même annoncer la mort dans cette maison où règne la vie, dans la maison de Hedda.

HEDDA
C'est bien aimable à vous.

MADEMOISELLE TESMAN
Oh ! Rina n'aurait pas dû nous quitter maintenant. La maison de Hedda ne devrait pas être en deuil en ce moment-ci.

HEDDA (tâchant de détourner la conversation)
Les derniers instants ont été très calmes, n'est-ce pas, mademoiselle Tesman ?

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, bien calmes et bien beaux ! Les liens qui la retenaient se sont brisés si doucement ! Et puis cela a été pour elle un grand bonheur d'avoir vu Jorgen encore une fois, d'avoir pu lui faire ses adieux. Il n'est pas encore rentré ?

HEDDA
Non, il m'a écrit de ne pas l'attendre de si tôt. Mais prenez donc place.

MADEMOISELLE TESMAN
Non, merci, ma chère Hedda, mon Hedda bénie ! Je ne demanderais pas mieux, mais j'ai si peu de temps. Je veux maintenant faire la toilette de la morte et l'arranger aussi bien que je pourrai. Il faut qu'elle soit bien belle pour descendre au tombeau.

HEDDA
Ne puis-je vous aider en rien ?

MADEMOISELLE TESMAN
Y songez-vous ! Il ne faut pas que Hedda Tesman mette la main à ces choses-là. Il ne faut même pas que ses pensées s'y arrêtent en ce moment.

HEDDA
Oh ! quant aux pensées, on ne leur commande pas.

MADEMOISELLE TESMAN (sans changer de ton)
Mon Dieu, oui, le monde est ainsi fait. Chez nous, on va coudre le linceul de Rina. De même ici, il y aura bientôt de la couture, j'imagine. Mais grâce à Dieu ! ce sera une couture d'un autre genre.
(]orgen TESMAN entre, venant du vestibule.)

HEDDA
Ce n'est pas malheureux que tu rentres à la fin.

TESMAN
Ah ! te voici, tante Juliane ! Chez Hedda. Hein?

MADEMOISELLE TESMAN
J'allais partir, mon cher enfant. Eh bien ! As-tu fait tout ce que tu m'as promis ?

TESMAN
Non, je crains vraiment d'en avoir oublié la moitié, sais-tu ? Je repasserai chez toi demain, car aujourd'hui j'ai la tête à l'envers. Je ne retrouve plus le fil de mes pensées.

MADEMOISELLE TESMAN
Voyons, mon cher Jorgen, il ne faut pas prendre la chose ainsi.

TESMAN
Vraiment ? Comment veux-tu que je la prenne ?

MADEMOISELLE TESMAN
Il faut être joyeux dans la douleur, joyeux de ce qui est arrivé, comme je le suis moi-même.

TESMAN
Ah oui ! tu penses, toi, à tante Rina.

HEDDA
Vous serez bien seule à l'avenir, mademoiselle Tesman.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, les premiers jours. Mais j'espère que cela ne durera pas longtemps. La petite chambre de Rina ne doit pas rester vide.

TESMAN
Vraiment ? Qui vas-tu y loger ? Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Hélas ! il est toujours facile de trouver quelque pauvre malade qui manque de soins et d'affection.

HEDDA
Vous auriez donc le courage de vous charger encore une fois d'une pareille croix ?

MADEMOISELLE TESMAN
Une croix ! Que Dieu vous pardonne, mon enfant, cela n'a pas été une croix pour moi.

HEDDA
Mais si vous avez maintenant une personne étrangère…

MADEMOISELLE TESMAN
Oh ! On est vite ami avec les malades. Et puis j'ai si grand besoin, moi aussi, de vivre pour quelqu'un. Grâce au ciel, il y aura peut-être de l'occupation dans cette maison, pour une vieille tante.

HEDDA
Oh, ne parlez donc pas de nous !

TESMAN
Oui, dites donc, comme nous serions bien ensemble tous les trois, si…

HEDDA
Si…

TESMAN (inquiet)
Oh ! rien. Cela s'arrangera ; il faut du moins l'espérer. Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, oui. Je vois bien que vous avez à causer ensemble, vous deux ! (Souriant.)
Et peut-être Hedda te fera-t-elle une confidence, Jorgen. Au revoir ! Il faut que je rentre chez Rina. (Arrivée devant la porte, elle se retourne.)
Mon Dieu que c'est étrange ! Voici Rina à la fois chez moi et chez feu Jochum.

TESMAN
Oui, pense donc, tante Juliane ! Hein ?
(Mlle TESMAN sort par le vestibule.)

HEDDA (suit TESMAN d'un regard froid et scrutateur)
Je crois vraiment que tu prends cette mort plus à cœur qu'elle.

TESMAN
Oh ! Ce n'est pas seulement la mort de tante Rina, vois-tu, c'est encore Eilert qui me cause une si vive inquiétude.

HEDDA (vivement)
Il lui est arrivé quelque chose ?

TESMAN
J'ai couru chez lui cette après-midi pour lui dire que le manuscrit était en bonnes mains.

HEDDA
Eh bien ? Tu ne l'as pas trouvé ?

TESMAN
Non, il n'était pas à la maison. Mais ensuite j'ai rencontré Mme Elvsted qui m'a dit qu'il était venu ici ce matin.

HEDDA
Oui, immédiatement après ton départ.

TESMAN
Et qu'il avait prétendu avoir déchiré le manuscrit. Hein ?

HEDDA
Oui, il l'a prétendu.

TESMAN
Seigneur Dieu, cela prouve qu'il a perdu l'esprit ! Et alors tu n'auras sans doute pas osé le lui rendre, Hedda ?

HEDDA
Non, je ne le lui ai pas donné.

TESMAN
Mais du moins tu lui as dit qu'il se trouve ici?

HEDDA
Non. (Vivement.)
Tu l'as peut-être dit à Mme Elvsted ?

TESMAN
Non, je n'ai pas voulu le faire. Mais, à lui, tu aurais dû le dire. Pense donc. Si dans un accès de désespoir il allait faire un malheur ! Donne-moi vite le manuscrit, Hedda ! Je veux immédiatement le lui porter. Où as-tu mis le paquet ?

HEDDA (froide et immobile, appuyée contre le fauteuil)
Je ne l'ai plus.

TESMAN
Tu ne l'as plus ! Au nom du ciel, que dis-tu là?

HEDDA
Je l'ai brûlé, entièrement.

TESMAN (bondissant d'épouvanté)
Brûlé ! Tu as brûlé le manuscrit d'Eilert !

HEDDA
Ne crie donc pas ainsi. La bonne pourrait t'entendre.

TESMAN
Brûlé ! Dieu de miséricorde ! Non, non, non, ce n'est pas possible !

HEDDA
C'est pourtant vrai.

TESMAN
Mais sais-tu bien toi-même, ce que tu as fait là, Hedda ! C'est un traitement illicite d'objets trouvés ! Dis donc ! Tu n'as qu'à questionner le juge Brack là-dessus, il te renseignera.

HEDDA
Il vaut mieux, je crois, que tu n'en parles ni au juge Brack ni à qui que ce soit.

TESMAN
Mais comment as-tu pu faire quelque chose d'aussi insensé ? Comment cette idée a-t-elle pu te venir ? Qu'est-ce qui t'a pris ? Réponds-moi donc. Hein? HEDDA, réprimant un (léger sourire.)
— Je l'ai fait pour toi, Jorgen.

TESMAN
Pour moi !

HEDDA
Quand, en rentrant ce matin, tu m'as dit qu'il t'avait lu son manuscrit…

TESMAN
Oui, eh bien ?

HEDDA
Tu m'as avoué que cette œuvre t'avait rendu envieux.

TESMAN
Mon Dieu ! C'était une manière de parler.

HEDDA
N'importe ! L'idée qu'un autre te reléguerait au second plan m'a été insupportable.

TESMAN (dans un élan de joie mêlée de doute)
Oh ! Hedda ! est-ce bien vrai ce que tu dis là ? Mais, mais… Jamais encore ton amour ne s'était exprimé ainsi. Dis donc !

HEDDA
Enfin, il vaut mieux te dire que depuis quelque temps… (Elle s'interrompt et dit avec violence.)
Non, non, informe-toi plutôt auprès de tante Juliane. Elle te le dira.

TESMAN
Oh ! Je crois presque te comprendre, Hedda ! (Joignant vivement les mains.)
Oh ! Grand Dieu ! serait-ce vraiment possible ! Hein ?

HEDDA
Ne crie donc pas ainsi. La bonne pourrait t'entendre.

TESMAN (avec un sourire de béatitude)
La bonne ! Que tu es drôle, Hedda ! La bonne, mais la bonne, c'est Berte ! J'irai de ce pas lui faire part de la nouvelle moi-même.

HEDDA (se tordant les mains avec une sorte de désespoir)
Oh ! j'étouffe, j'étouffe dans tout ceci !

TESMAN
Dans quoi, Hedda ? Hein ?

HEDDA (froidement, se maîtrisant)
Dans tout ce ridicule, Jorgen.

TESMAN
Ce ridicule ? C'est ridicule que je sois heureux jusqu'au fond de l'âme ? Mais, en effet, peut-être vaudrait-il mieux que je ne dise rien à Berte.

HEDDA
Mais si, au contraire, après tout pourquoi pas ?

TESMAN
Non, non, pas encore. Mais quant à tante Juliane, il faut absolument qu'elle le sache. Et qu'elle apprenne aussi que tu commences à m'appeler Jorgen ! Dis donc ! Oh ! tante Juliane sera si contente, si contente !

HEDDA
En apprenant que j'ai brûlé les papiers d'Eilert Loevborg, pour toi ?

TESMAN
Ah non ! C'est vrai. J'oubliais ces papiers. Cela, personne, naturellement, ne doit le savoir. Mais ce qu'il faut qu'elle sache, tante Juliane, c'est que tu brûles pour moi ! Au demeurant je voudrais bien savoir si ces choses-là n'arrivent pas fréquemment aux jeunes femmes qui… dis donc ! Hein ?

HEDDA
Tu n'as qu'à le demander aussi à tante Juliane.

TESMAN
Je n'y manquerai pas à l'occasion. (Son visage prend une expression d'inquiétude.)
Oh ! le manuscrit, ce manuscrit ! Seigneur Dieu ! c'est tout de même horrible. Quand on pense à ce malheureux Eilert !
(Mme Elvsted, habillée comme à sa première visite en chapeau et en manteau, entre, venant du vestibule.)

MADAME ELVSTED (salue à la hâte et dit, en proie à une grande agitation )
Oh ! chère Hedda ! pardonne-moi de revenir encore.

HEDDA
Qu'y a-t-il, Thea ?

TESMAN
Il s'agit de nouveau d'Eilert Loevborg ? Hein ?

MADAME ELVSTED
Oui, je crains tant qu'il ne lui soit arrivé malheur.

HEDDA (lui saisissant le bras)
Ah ! Tu crois cela !

TESMAN
Seigneur Dieu, d'où vous vient cette idée, madame Elvsted ? MADAME

ELVSTED
J'ai entendu qu'on parlait de lui à la pension au moment où je suis entrée. Oh ! on raconte aujourd'hui des choses si incroyables sur son compte en ville.

TESMAN
Oui, j'ai entendu tout cela. Pensez donc ! Et moi qui puis certifier qu'il est rentré se coucher. Dites donc !

HEDDA
Eh bien ? Que disait-on à la pension ?

MADAME ELVSTED
Oh, je n'ai pu rien apprendre. Peut-être ne savait-on rien de plus, ou bien enfin, on s'est tu en me voyant. Et je n'ai pas osé questionner.

TESMAN (rôdant, inquiet, dans la pièce)
Il faut espérer, il faut espérer que vous aurez mal entendu, madame Elvsted !

MADAME ELVSTED
Non, non, je suis sûre qu'on parlait de lui. J'ai bien compris qu'il s'agissait d'hôpital, ou bien…

TESMAN
D'hôpital ?

HEDDA
Non, ce n'est pas possible !

MADAME ELVSTED
Oh ! alors j'ai été saisie d'une peur mortelle et me suis rendue à son logement pour y prendre des informations.

HEDDA
Tu as fait cela, Thea !

MADAME ELVSTED
Que me restait-il à faire ? Je ne saurais supporter cette incertitude.

TESMAN
Et vous avez été comme les autres : vous ne l'avez pas trouvé, hein !

MADAME ELVSTED
Non. Et les gens de la maison étaient sans nouvelles de lui. Ils m'ont dit qu'il n'était pas rentré depuis hier dans la journée.

TESMAN
Depuis hier ! Pensez donc ! Comment peuvent-ils dire cela ?

MADAME ELVSTED
Oh ! je vois clairement qu'il lui est arrivé malheur !

TESMAN
Dis donc, Hedda ? si j'allais en ville pour me renseigner à droite et à gauche.

HEDDA
Non, non, ne te mêle pas de cette affaire.
(Le juge BRACK, son chapeau à la main, entre par la porte du vestibule que BERTE ouvre et qu'elle referme après lui. Il a un air grave et salue silencieusement.)

TESMAN
Ah ! C'est vous, cher juge. Hein !

BRACK
Oui. J'ai des raisons impérieuses pour venir ce soir chez vous.

TESMAN
Je vois à votre figure que le billet de tante Juliane vous est parvenu.

BRACK
Oui, il m'est parvenu.

TESMAN
Comme c'est triste, dites donc. Hein !

BRACK
Enfin, mon cher Tesman, cela dépend du point de vue.

TESMAN (avec un regard peu sûr)
Y aurait-il encore autre chose ?

BRACK
Oui.

HEDDA (fiévreusement)
Quelque chose de triste, juge Brack ?

BRACK
Cela dépend aussi du point de vue, madame.

MADAME ELVSTED (s'écrie involontairement )
Oh ! Il s'agit d'Eilert Loevborg ! BRACK la (regarde un instant.)
— D'où vous vient cette idée, madame ? Vous savez donc quelque chose ?

MADAME ELVSTED (troublée)
Non, non, je ne sais rien, mais…

TESMAN
Mais, au nom du ciel, parlez donc !

BRACK (haussant les épaules)
Enfin, voilà ! Il y a un malheur. Eilert Loevborg a dû être transporté à l'hôpital. En ce moment il doit être à l'agonie.

MADAME ELVSTED (poussant un cri)
Ah mon Dieu ! ah mon Dieu!

HEDDA (malgré elle)
Déjà !

MADAME ELVSTED (se lamentant)
Et nous nous sommes quittés sans nous réconcilier, Hedda !

HEDDA (bas)
Thea ! voyons, Thea !

MADAME ELVSTED (sans se soucier d'elle)
Je veux être auprès de lui ! Je veux le voir avant sa mort.

BRACK
Vous feriez une vaine démarche, madame. Personne n'a le droit de l'approcher.

MADAME ELVSTED
Mais dites-moi au moins ce qui lui est arrivé ! Que s'est-il passé ?

TESMAN
Il ne s'est pourtant pas… ! Hein ?

HEDDA
Si, je suis sûre qu'il l'a fait.

TESMAN
Oh ! Hedda ! comment peux-tu… ?

BRACK (qui ne la quitte pas des yeux)
Malheureusement, vous avez deviné juste, madame Tesman.

MADAME ELVSTED
Oh ! c'est épouvantable !

TESMAN
De sa propre main ! Pensez donc !

HEDDA
D'un coup de pistolet !

BRACK
Vous avez encore deviné juste, madame.

MADAME ELVSTED (tâchant de se maîtriser)
Quand cela s'est-il passé, monsieur le juge ?

BRACK
Cet après-midi. Entre trois et quatre.

TESMAN
Mais, Seigneur Dieu, où a-t-il fait cela ? Hein ?

BRACK (avec hésitation)
Où ? Eh ! mon cher, probablement chez lui.

MADAME ELVSTED
Non, ce n'est pas possible. Je m'y suis rendue entre six et sept heures.

BRACK
Eh bien ! quelque part ailleurs en ce cas. Les renseignements me manquent. Tout ce que je sais c'est qu'on l'a trouvé. Il s'était tiré un coup de pistolet dans la poitrine.

MADAME ELVSTED
Oh ! quelle horreur ! Penser qu'il devait finir ainsi !

HEDDA (à BRACK)
Dans la poitrine, dites-vous ?

BRACK
Oui.

HEDDA
Pas dans la tempe ?

BRACK
Non, madame Tesman : dans la poitrine.

HEDDA
Oui, la poitrine, c'est bien aussi.

BRACK
Comment cela, madame ?

HEDDA (froidement)
Oh ! Rien.

TESMAN
Et vous dites que la blessure est dangereuse. Hein?

BRACK
La blessure est absolument mortelle. Il est probable que tout est fini à l'heure qu'il est.

MADAME ELVSTED
Oui, oui, j'en ai le pressentiment. C'est fini ! Fini ! Oh ! Hedda !

TESMAN
Mais dites-moi, où avez-vous appris tout cela ?

BRACK (d'un ton bref)
Je le sais par un homme de la police, à qui j'avais affaire.

HEDDA (d'une voix haute et claire)
Enfin ! Voilà donc un acte !

TESMAN (effrayé)
Seigneur Dieu, que dis-tu là, Hedda !

HEDDA
Je dis qu'il y a là quelque chose de beau.

BRACK
Hem, madame Tesman…

TESMAN
Quelque chose de beau ? Dis donc !

MADAME ELVSTED
Oh, Hedda ! comment peux-tu parler de beauté dans une telle circonstance !

HEDDA
Eilert Loevborg s'est fait justice à lui-même. Il a eu le courage de faire ce qu'il devait faire.

MADAME ELVSTED
Non, ne crois pas cela. Ce qu'il a fait, il l'a fait dans un moment de folie.

TESMAN
Ou plutôt dans un accès de désespoir !

HEDDA
Non ! Je suis sûre du contraire.

MADAME ELVSTED
Si ! Il l'a fait dans un moment de folie, comme lorsqu'il a déchiré nos cahiers.

BRACK (saisi)
Les cahiers ? Vous voulez dire le manuscrit. Il l'a déchiré ?

MADAME ELVSTED
Oui. Cette nuit.

TESMAN (bas, à HEDDA)
Oh Hedda ! Nous ne nous en tirerons jamais !

BRACK
Hem. C'est bien étrange.

TESMAN (traversant la pièce)
Dire qu'Eilert devait disparaître ainsi de ce monde ! Et qu'il n'est rien resté de ce qui pourrait immortaliser son nom.

MADAME ELVSTED
Oh ! si on pouvait reconstituer cette œuvre.

TESMAN
Oui, dites donc, si on pouvait la reconstituer ! Je ne sais ce que je donnerais pour cela.

MADAME ELVSTED
Peut-être est-ce possible, monsieur Tesman ?

TESMAN
Que dites-vous là ?

MADAME ELVSTED (cherchant dans sa poche)
Attendez. J'ai conservé les notes dont il se servait pour dicter.

HEDDA (faisant un pas vers elle)
Ah !

TESMAN
Vous les avez, madame Elvsted ? Hein ?

MADAME ELVSTED
Oui. Je les ai sur moi. Je les avais emportées en quittant la maison. Depuis lors, elles sont restées dans cette poche.

TESMAN
Oh ! laissez-moi voir !

MADAME ELVSTED (lui tendant un paquet de petites feuilles détachées)
Mais tout cela est bien confus, bien embrouillé.

TESMAN
Dites donc ! Si nous pouvions nous y retrouver tout de même ! Peut-être qu'en nous aidant l'un l'autre…

MADAME ELVSTED
Oh oui ! Essayons du moins.

TESMAN
Il faut que cela réussisse ! Cela doit réussir, je consacrerai ma vie à cette tâche.

HEDDA
Toi, Jorgen ? Ta vie ?

TESMAN
Oui, ou plutôt tout le temps dont je puis disposer. Mes travaux personnels attendront. Tu me comprends, Hedda ? Hein ? C'est ma dette envers la mémoire d'Eilert.

HEDDA
Peut-être bien.

TESMAN
Allons ! chère madame Elvsted, unissons nos efforts ! Mon Dieu ! À quoi sert de se lamenter sur ce qui est fini ! Hein ? Nous tâcherons d'apaiser un peu nos esprits, assez pour pouvoir…

MADAME ELVSTED
Oui, oui, monsieur Tesman, je ferai mon possible.

TESMAN
Allons, venez ! Il faut que nous examinions ces notes tout de suite. Où pouvons-nous nous asseoir ? Là. Non, allons plutôt dans la pièce du fond. Excusez-moi, mon cher juge ! Venez, madame Elvsted.

MADAME ELVSTED
Oh Dieu ! Si pourtant nous pouvions réussir !
(TESMAN et Mme ELVSTED passent dans la pièce du fond. Mme ELVSTED ôte son manteau et son chapeau. Ils s'assoient tous deux à la table, sous la suspension, et se plongent dans l'examen des notes. HEDDA s'approche du poêle et s'assoit dans le fauteuil. Un instant après BRACK la rejoint.)

HEDDA (à mi-voix)
Oh ! juge, quelle délivrance que cette fin d'Eilert Loevborg !

BRACK
Une délivrance, madame Hedda ? Oui, pour lui, c'est, en effet, une délivrance.

HEDDA
C'est de moi que je parle. C'est une délivrance de savoir qu'il y a tout de même quelque chose d'indépendant et de courageux en ce monde, quelque chose qu'illumine un rayon de beauté absolue.

BRACK (souriant)
Hem ! chère madame Hedda.

HEDDA
Oh ! je sais bien ce que vous voulez dire. Car vous aussi, vous êtes une espèce de spécialiste comme… Allons !

BRACK (la regardant fixement)
Eilert Loevborg a été pour vous plus que vous ne vous l'avouez peut-être. Est-ce que je me trompe ?

HEDDA
C'est une question à laquelle je ne réponds pas. Je sais seulement qu'Eilert Loevborg a eu le courage d'arranger sa vie à son idée. Et voici maintenant qu'il a fait quelque chose de grand, où il y a un reflet de beauté. Il a eu la force et la volonté de quitter si tôt le banquet de la vie.

BRACK
J'en suis bien fâché, madame Hedda, mais je me vois obligé de vous enlever une belle illusion.

HEDDA
Une illusion ?

BRACK
Qui, d'ailleurs, se serait bien vite dissipée.

HEDDA
Que voulez-vous dire ?

BRACK
Que le suicide d'Eilert Loevborg n'a pas été volontaire.

HEDDA
Il n'a pas été volontaire ?

BRACK
Non. Les choses ne se sont pas passées exactement comme je l'ai dit. HEDDA, (inquiète.)
— Vous avez dissimulé quelque chose ? Quoi donc ?

BRACK
J'ai dû introduire quelques variantes par égard pour cette pauvre Mme Elvsted.

HEDDA
Quelles variantes ?

BRACK
D'abord, Eilert Loevborg est déjà mort.

HEDDA
À l'hôpital ?

BRACK
Oui, sans avoir repris connaissance.

HEDDA
Qu'avez-vous tu encore ?

BRACK
Le drame ne s'est pas passé dans sa chambre.

HEDDA
Oh ! Cela n'a pas grande importance.

BRACK
Plus grande que vous ne croyez. C'est que, je dois vous le dire, Eilert Loevborg a été trouvé mort dans le boudoir de Mlle Diana.

HEDDA (fait un effort pour se lever, mais retombe dans son fauteuil)
C'est impossible, juge Brack ! Il n'est pas possible qu'il y soit retourné aujourd'hui !

BRACK
Il y est retourné cet après-midi réclamer quelque chose qu'il prétendait lui avoir été dérobé. Il parlait avec incohérence d'un enfant qu'il aurait perdu.

HEDDA
Ah ! c'est donc pour cela.

BRACK
Je me suis dit que c'était peut-être son manuscrit. Mais j'apprends qu'il l'a détruit de ses propres mains. En ce cas, c'est apparemment son portefeuille.

HEDDA
C'est probable. Voilà donc où on l'a trouvé !

BRACK
Oui. Il tenait en main un pistolet déchargé. Le coup avait été mortel.

HEDDA
Un coup de pistolet dans la poitrine !

BRACK
Non, dans le bas-ventre.

HEDDA (lève les yeux et le regarde avec une expression de dégoût)
C'est complet ! Ah ! le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout ce que j'ai touché.

BRACK
Il y a encore quelque chose, madame Hedda. Quelque chose qu'on peut qualifier d'infâme.

HEDDA
Quoi donc ?

BRACK
Le pistolet qu'il avait sur lui…

HEDDA (respirant avec peine)
Eh bien ? Quoi ?

BRACK
Il faut qu'il l'ait volé.

HEDDA (se levant d'un bond)
Volé ? Ce n'est pas vrai ! Il n'a pas fait cela !

BRACK
Il n'y a pas d'autre explication possible. Il faut qu'il l'ait volé. Chut !
(TESMAN et Mme ELVSTED quittent leur place et entrent au salon.)

TESMAN (les mains pleines de papiers)
Écoute, Hedda, il m'est presque impossible de lire à la lumière de cette lampe. Pense donc !

HEDDA
Oui, je pense.

TESMAN
Nous permets-tu de nous asseoir un moment à ton bureau ? Hein ?

HEDDA
Oui, ça m'est égal. (Vivement.)
Attendez ! Je vais d'abord vous faire un peu de place.

TESMAN
Oh, ce n'est pas nécessaire, Hedda. Nous en aurons assez.

HEDDA
Non, non, je veux vous faire de la place, vous dis-je, et déposer tout cela sur le piano.
(Elle retire du fond de l'étagère un objet couvert de feuilles de papier ; elle y ajoute encore quelques feuilles, porte le tout dans la pièce du fond et tourne à gauche. TESMAN pose ses papiers sur le bureau et y transporte la lampe qui se trouvait sur la petite table du coin. Lui et Mme ELVSTED s'assoient et reprennent leur travail. HEDDA rentre.)

HEDDA (debout derrière la chaise de Mme Elvsted, lui caresse doucement les cheveux)
Eh bien ! ma petite Thea, cela marche-t-il, ce monument d'Eilert Loevborg ?

MADAME ELVSTED (levant les yeux sur HEDDA, avec un regard découragé)
Dieu ! ce sera un terrible travail que de se retrouver là-dedans.

TESMAN
Il faut que cela marche, coûte que coûte. Et puis, mettre de l'ordre dans les papiers d'autrui, c'est bien là mon affaire.
(HEDDA s'approche du poêle et s'assoit sur l'un des tabourets. BRACK se place près de HEDDA et s'incline vers elle, appuyé sur le dossier du fauteuil.)

HEDDA (bas, en chuchotant)
Que disiez-vous donc au sujet de ce pistolet ?

BRACK (bas)
Il faut qu'il l'ait volé.

HEDDA
Pourquoi voulez-vous qu'il l'ait volé ?

BRACK
Parce qu'il faut pouvoir écarter une autre explication, madame Hedda.

HEDDA
Ah oui !

BRACK (lui jetant un coup d'œil)
Naturellement, Eilert Loevborg est venu ici ce matin. N'est-il pas vrai ?

HEDDA
Oui.

BRACK
Vous avez été seule avec lui.

HEDDA
Oui. Un moment.

BRACK
N'avez-vous pas quitté la chambre pendant qu'il s'y trouvait ?

HEDDA
Non.

BRACK
Réfléchissez. N'êtes-vous pas sortie, ne fût-ce qu'un instant ?

HEDDA
Oui, peut-être bien, dans l'antichambre, un petit instant.

BRACK
Et pendant ce temps, où était votre boîte à pistolets ?

HEDDA
Elle était dans…

BRACK
Allons, madame Hedda !

HEDDA
La boîte était là, sur le bureau.

BRACK
Avez-vous regardé depuis si les deux pistolets s'y trouvent ?

HEDDA
Non.

BRACK
C'est inutile. J'ai vu le pistolet que Loevborg avait sur lui. Et j'ai tout de suite reconnu celui que j'avais vu hier et d'autres fois dans le temps.

HEDDA
Vous l'avez peut-être sur vous.

BRACK
Non. C'est la police qui l'a.

HEDDA
Quel usage la police veut-elle faire de ce pistolet ?

BRACK
Elle veut en rechercher le propriétaire.

HEDDA
Et vous croyez qu'elle le trouvera ?

BRACK (se penchant sur elle, dit en chuchotant)
Non, Hedda Gabler, aussi longtemps que je me tairai

HEDDA (avec un regard fuyant)
Et vous ne vous tairez pas ?

BRACK (haussant les épaules)
On pourra toujours prétendre qu'il l'a volé.

HEDDA (résolument)
Plutôt mourir !

BRACK (souriant)
Ces choses-là se disent, mais ne se font pas.

HEDDA (sans répondre)
Et si le pistolet n'a pas été volé ? Si on retrouve le propriétaire ? Qu'arrivera-t-il ?

BRACK
Mon Dieu, Hedda, un scandale !

HEDDA
Un scandale !

BRACK
Oui, un scandale, ce dont vous avez si mortellement peur. Naturellement vous devrez comparaître en justice, vous et Mlle Diana. Il faut bien qu'elle fournisse des explications. Y a-t-il eu accident ou meurtre ? A-t-il voulu tirer le pistolet de sa poche pour l'en menacer ? Et, là-dessus, le coup est-il parti ? Ou lui a-t-elle arraché le pistolet des mains, et l'a-t-elle tué elle-même, après quoi elle aurait remis le pistolet dans la poche de Loevborg ? Cela lui ressemblerait assez. Elle a toutes les audaces, cette demoiselle Diana.

HEDDA
Mais toutes ces horreurs ne me concernent pas.

BRACK
Non. Mais il vous faudra répondre à une question : pourquoi avez-vous donné ce pistolet à Eilert Loevborg ? Et quelles conclusions voulez-vous qu'on tire de ce fait, quand il sera prouvé ?

HEDDA (baissant la tête)
C'est vrai. Je n'y ai pas pensé.

BRACK
Allons ! Heureusement qu'il n'y a pas de danger aussi longtemps que je me tais.

HEDDA (levant la tête et le regardant)
Ainsi, je suis en votre pouvoir, juge. À partir d'aujourd'hui, vous me tenez, pieds et poings liés.

BRACK (baissant la voix et chuchotant)
Chère Hedda, croyez que je n'abuserai pas de la situation.

HEDDA
N'importe ! Je suis en votre pouvoir. Je dépends de votre bon plaisir. Esclave ! Je suis esclave ! (Se levant d'un bond.)
Non ! Jamais je ne supporterai cette pensée ! Jamais !

BRACK (avec un regard à demi ironique)
Eh mon Dieu ! En général on prend son parti de ce qui est inévitable.

HEDDA (répondant à son regard)
Peut-être bien.
(Elle s'approche de son bureau.)

HEDDA (maîtrisant un sourire involontaire et imitant l'intonation de TESMAN)
Eh bien ! Dis donc, Jorgen ? Cela marche-t-il ? Hein ?

TESMAN
Dieu le sait, Hedda ! En tout cas, il y a là du travail pour des mois.

HEDDA (même jeu)
Pense donc ! (Passant légèrement les mains dans les cheveux de Mme Elvsted.)
Cela ne te fait-il pas un drôle d'effet, Thea ? Te voilà maintenant à côté de Tesman, juste comme tu étais à côté d'Eilert Loevborg.

MADAME ELVSTED
O Dieu ! S'il m'était donné d'inspirer aussi ton mari !

HEDDA
Oh ! cela viendra avec le temps.

TESMAN
Oui, sais-tu, Hedda, il me semble vraiment ressentir déjà quelque chose de ce genre. Allons ! Retourne t'asseoir auprès du juge.

HEDDA
Il n'y a donc rien en quoi je puisse vous aider, vous deux ?

TESMAN
Non, absolument rien. (Tournant la tête.)
Et même, il faudra désormais que vous soyez assez aimable pour tenir compagnie à Hedda, mon cher juge ! BRACK, jetant un coup (d'œil à HEDDA.)
— Je le ferai avec un extrême plaisir !

HEDDA
Merci. Mais, ce soir, je suis fatiguée. Je veux aller m'étendre un instant sur le sofa.

TESMAN
Oui, mon amie, fais cela. Hein ?
(HEDDA passe dans la pièce du fond et tire les rideaux derrière elle. Un instant de silence. Tout à coup on entend un air de danse endiablé joué sur le piano.)

MADAME ELVSTED (effrayée, se levant d'un bond)
Ah ! qu'est-ce donc que cela?

TESMAN (se précipitant vers le rideau)
Voyons, ma chère Hedda, ne joue donc pas d'air de danse ce soir ! Pense à tante Rina ! Pense aussi à Eilert !

HEDDA (passant la tète d'entre les rideaux)
Et à tante Juliane. Et à tout le monde. Dorénavant je resterai tranquille.
(Elle referme les rideaux.)

TESMAN (près du bureau)
Cela ne peut pas lui faire de bien de nous voir occupés à cette triste besogne. Savez-vous quoi, madame Elvsted ? Vous allez loger chez tante Juliane. Je viendrai là tous les soirs. Et nous pourrons travailler à notre aise. Hein ?

MADAME ELVSTED
Oui, c'est peut-être ce qu'il y aurait de mieux à faire.

HEDDA (de la pièce du fond)
J'entends bien tout ce que tu dis, Tesman. Mais, pendant ce temps, que veux-tu que je fasse de mes soirées ?

TESMAN (feuilletant les notes)
Oh ! le juge Brack aura bien la gentillesse de venir te voir.

BRACK (s'écrie joyeusement, du fond du fauteuil)
Tous les soirs, si cela vous fait plaisir, madame Tesman ! Nous trouverons même moyen de nous amuser tous les deux !

HEDDA (d'une voix claire et distincte)
N'est-ce pas, juge ? C'est bien ce que vous espérez ? Seul coq dans le poulailler.
(On entend un coup de feu. TESMAN, Mme ELVSTED et BRACK bondissent de leurs places.)

TESMAN
Bon ! La voilà de nouveau qui joue avec ses pistolets !
(Il écarte violemment les rideaux et se précipite dans la pièce du fond. Mme ELVSTED le suit. HEDDA est étendue sans vie sur le sofa. On court, on crie. BERTE, toute bouleversée, accourt par l'entrée de droite.)

TESMAN (criant à BRACK)
Elle s'est tuée ! Elle s'est tiré un coup dans la tempe ! Dis donc !

BRACK (à demi évanoui dans le fauteuil)
Mais, miséricorde de Dieu, ces choses-là ne se font pas !
(FIN)

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