ACTE PREMIER


La pièce se passe dans la villa des TESMAN, située dans les quartiers ouest de la ville. Un grand salon, meublé avec goût et décoré de tentures sombres. Au fond, une large porte dont les rideaux sont écartés, et qui conduit à une autre pièce, plus petite, meublée et décorée dans le même style que le salon. À droite dans le salon, une porte à deux battants conduisant au vestibule. À gauche, en face de celle-ci, une porte vitrée, dont les rideaux sont également écartés. À travers les vitres on aperçoit une véranda couverte et, plus loin, des massifs d'arbres jaunis par l'automne. Au milieu du salon, une table ovale couverte d'un tapis et entourée de chaises. Plus près, à droite, une large cheminée en faïence sombre, un fauteuil à haut dossier, un coussin pour les pieds et deux tabourets. Au fond, dans le coin de droite, un canapé d'angle et une petite table ronde. Au premier plan, à gauche, à quelque distance du mur, un sofa. Plus au fond, au-delà de la porte vitrée, un piano. À droite et à gauche de la porte du fond, des étagères chargées de bibelots en terre cuite et en majolique. Dans la seconde pièce, adossé au mur du fond, un sofa, avec une table et quelques sièges. Sur le mur, au-dessus du sofa, un portrait, représentant un bel homme d'un certain âge, en uniforme de général. Au-dessus de la table, une suspension à globe dépoli. Au salon, des bouquets de rieurs dans des vases et dans des verres posés çà et là ; d'autres bouquets sont simplement jetés sur les tables. D'épais tapis recouvrent le parquet des deux pièces. Lumière du matin. Des rayons de soleil entrent par la porte vitrée. Mlle Juliane TESMAN en chapeau, une ombrelle à la main, entre, venant du vestibule, suivie de BERTE, qui porte un bouquet enveloppé de papier. Mlle TESMAN est une femme d'environ soixante-cinq ans, d'une physionomie aimable et bienveillante. Elle porte un tailleur gris, simple mais de bonne coupe. BERTE est une bonne d'un certain âge. Elle a une figure simple et une tournure un peu campagnarde.

MADEMOISELLE TESMAN (s'arrête devant la porte, écoute un instant, et dit à demi-voix )
On dirait vraiment qu'ils ne sont pas encore levés.

BERTE (de même)
C'est bien ce que j'ai dit à Mademoiselle. Pensez donc, le vapeur est arrivé si tard dans la nuit. Et après ça, ah grand Dieu ! si vous saviez tout ce que la jeune dame m'a fait déballer avant de pouvoir se mettre au lit !

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, oui, laissons-les se reposer à leur aise. Je veux seulement qu'en entrant ils puissent respirer l'air du matin.
(-Elle s'approche de la porte vitrée et l'ouvre toute grande.-)

BERTE (qui se tient embarrassée près de la table, le bouquet à la main)
Ma foi ! Il ne reste plus une place où le mettre. Je puis bien le poser là, n'est-ce pas, Mademoiselle ?
(-Elle pose le bouquet sur le piano.-)

MADEMOISELLE TESMAN
Eh bien ! te voici donc chez de nouveaux maîtres, ma chère
Berte. Dieu sait si j'ai eu de la peine à me séparer de toi !

BERTE (prête à pleurer)
Et moi donc, Mademoiselle ! Qu'est-ce que je devrais dire ? Moi qui ai mangé le pain de ces demoiselles, Dieu sait combien d'années !

MADEMOISELLE TESMAN
Nous devons prendre la chose avec calme, Berte. On ne pouvait vraiment pas faire autrement. Il faut que tu sois auprès de Jorgen, vois-tu. Il a besoin de toi dans sa maison. Tu l'as toujours soigné depuis sa plus tendre enfance.

BERTE
Oui, Mademoiselle, mais ça me fait tant de peine de penser à notre pauvre malade à la maison. Toujours couchée, incapable de se débrouiller ! Et cette nouvelle bonne, avec ça !
Jamais de la vie elle ne parviendra à la servir comme elle veut l'être, la pauvre dame.

MADEMOISELLE TESMAN
Oh ! je saurai bien la dresser. Tu comprends : le principal, je le prendrai toujours sur moi. Pour ce qui est de ma pauvre sœur, tu n'as pas besoin de tant t'inquiéter, ma chère Berte.

BERTE
Oui, mais il y a encore autre chose, Mademoiselle. J'ai si grand-peur de ne pas convenir à la jeune dame !

MADEMOISELLE TESMAN
Oh ! mon Dieu, peut-être cela clochera-t-il un peu au commencement.

BERTE
C'est qu'elle est, pour sûr, bien difficile à servir.

MADEMOISELLE TESMAN
Tu peux le croire. La fille du général Gabler ! Avec les habitudes qu'elle avait du vivant du général ! Te souviens-tu du temps où on la voyait passer à cheval avec son père ? Elle avait une longue jupe en drap noir et des plumes sur son chapeau.

BERTE
Je crois bien que je m'en souviens ! Ah, grand Dieu ! si je pouvais croire alors que ça ferait un couple, elle et l'agrégé.

MADEMOISELLE TESMAN
Moi non plus je ne l'aurais pas cru. Mais, pendant que j'y pense, Berte, dorénavant tu ne dois plus appeler Jorgen agrégé ; il faut dire : "Monsieur le docteur".

BERTE
Oui, c'est ce que la jeune dame m'a dit cette nuit, à peine entrée. Est-ce vrai ça,
Mademoiselle ?

MADEMOISELLE TESMAN
Assurément. Pense donc, Berte, ils l'ont fait docteur à l'étranger… pendant le voyage, tu comprends. Je n'en savais pas un traître mot, avant qu'il ne l'eût dit en descendant du bateau.

BERTE
Oh ! oui, pour sûr qu'il pourra devenir tout ce qu'on veut. Intelligent comme il est !
Mais je n'aurais jamais cru qu'il se mettrait aussi à soigner le monde.

MADEMOISELLE TESMAN
Non, ce n'est pas de cette façon qu'il est docteur. (Hochant la tête d'un air important.)
D'ailleurs il se pourrait que bientôt tu eusses à lui donner un titre qui sonne encore mieux.

BERTE
Pas possible ! Qu'est-ce que ça pourra bien être, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE TESMAN (souriant)
Ah ! tu voudrais le savoir ? (Avec émotion.)
Oh ! mon Dieu ! si mon pauvre Jochum pouvait sortir de sa tombe et voir ce qu'est devenu son petit garçon ! (Regardant autour d'elle.)
Mais, dis donc, Berte ! Qu'as-tu fait là ? Pourquoi avoir enlevé les housses de tous les meubles ?

BERTE
C'est Madame qui m'a dit de le faire. Elle ne peut pas souffrir les housses, m'a-t-elle dit.

MADEMOISELLE TESMAN
Est-ce qu'ils veulent donc se tenir là tous les jours ? BERTE. Oui, on le dirait, à entendre Madame. Car lui, le docteur, je ne l'ai pas entendu dire un mot.
(Jorgen TESMAN entre en fredonnant par la porte de droite de la pièce du fond. Il tient à la main un sac de voyage ouvert et vide. C'est un homme de trente-trois ans, de taille moyenne, d'aspect juvénile, un peu replet, à la figure ronde, franche et réjouie, à la chevelure et à la barbe blondes. Il porte lunettes et est vêtu avec quelque négligence d'une tenue d'intérieur, ample et confortable.)

MADEMOISELLE TESMAN
Bonjour, Jorgen !… Bonjour !

TESMAN (dans l'embrasure de la porte)
Tante Juliane ! Chère tante Juliane ! (Allant à elle et lui secouant la main.)
Comment ! Te voici là ! De si bonne heure !
Hein?

MADEMOISELLE TESMAN
Tu comprends bien que je devais jeter un coup d'oeil chez vous.

TESMAN
Et cela sans avoir de repos cette nuit ?

MADEMOISELLE TESMAN
Oh ! Cela ne me fait absolument rien !

TESMAN
Allons ! Tu es au moins rentrée chez toi sans encombre ? Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, Dieu merci ! Le juge Brack a eu la bonté de m'accompagner jusqu'à la porte.

TESMAN
Cela nous a fait de la peine de ne pas pouvoir te prendre dans notre voiture. Mais tu as bien vu, Hedda avait tant de cartons à emporter.

MADEMOISELLE TESMAN
Oh oui !
Elle en avait, des cartons.
BERTE, à

TESMAN
Je devrais peut-être aller chez Madame, voir si elle n'a pas besoin de moi ?

TESMAN
Non, Berte, c'est inutile. Je te remercie. Si elle a besoin de quelque chose, m'a-telle dit, elle sonnera.

BERTE (passant à droite)
Alors ! C'est bien.

TESMAN
Mais attends un peu ; prends cette malle avec toi.

BERTE (prenant la petite malle)
Je vais la mettre au grenier.
(-Elle sort par la porte du vestibule.-)

TESMAN
Pense donc, tante ! Cette petite malle était toute bondée de notes et de copies. C'est incroyable, ce que j'ai trouvé de choses dans ces archives. De vieux documents, intéressants au plus haut point, et dont personne n'avait connaissance.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, oui, Jorgen. Tu n'auras pas perdu ton temps, pendant ton voyage de noces.

TESMAN
Non, je puis m'en vanter. Mais ôte donc ton chapeau, tante. Allons ! Je vais te dénouer les brides. Hein?

MADEMOISELLE TESMAN (le laissant faire)
Ah, mon Dieu ! Cela me rappelle le temps passé, quand tu habitais encore chez nous !

TESMAN (tournant et retournant le chapeau)
Eh ! Quel beau chapeau tu as là ! Quelle élégance !

MADEMOISELLE TESMAN
C'est à l'intention de Hedda que je l'ai acheté.

TESMAN
À l'intention de Hedda ? Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Oui. Je ne veux pas que Hedda ait à rougir de moi si nous nous promenons ensemble.
TESMAN, lui donnant une petite tape sur la joue. Tu penses vraiment à tout, tante Juliane ! (Il dépose le chapeau sur une chaise près de la table.)
Maintenant, nous allons nous asseoir là, sur le sofa, et bavarder un peu en attendant Hedda.
(-Ils s'assoient. Elle place son ombrelle dans l'angle du sofa.-)

MADEMOISELLE TESMAN (lui prend les mains et le regarde en face)
Que je suis heureuse de te voir là, devant moi, en chair et en os ! Mon cher Jorgen ! L'enfant chéri du pauvre Jochum !

TESMAN
Et moi donc ! Dire que je te revois, tante Juliane ! Toi qui m'as tenu lieu de père et de mère !

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, je sais bien que tu ne cesseras pas d'aimer tes vieilles tantes.

TESMAN
Ainsi, pas d'amélioration dans l'état de tante Rina ? Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Non, tu sais, je crois qu'il n'y a pas de mieux à attendre. La pauvre ! Elle est toujours couchée ; voilà des années que cela dure. Oh mon Dieu ! Pourvu que je puisse la garder encore quelque temps ! Vois-tu, Jorgen, sans cela, je ne saurais que faire de ma pauvre existence. Surtout maintenant que je n'ai plus à veiller sur toi.

TESMAN (lui donnant de petites tapes sur l'épaule)
Allons, allons…

MADEMOISELLE TESMAN (changeant tout à coup de ton)
Non ! Mais quand on pense que te voici marié, Jorgen ! Et que c'est toi qui as conquis la charmante Hedda Gabler ! Songe donc !
Elle qui avait tant de jeunes cavaliers autour d'elle !

TESMAN (fredonnant un peu, avec un sourire de contentement)
Oui, je crois que, çà et là, en ville, j'ai quelques amis qui m'envient. Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Et ce long voyage de noces que tu as fait ! Plus de cinq, près de six mois.

TESMAN
Hein ! Il faut dire que, pour moi, cela a été en même temps une espèce de voyage d'études. Toutes ces archives à compulser ! Et tant de livres à lire, si tu savais !

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, c'est très bien tout cela. (Confidentiellement, baissant la voix.)
Mais, écoute donc, Jorgen, n'as-tu pas quelque chose, quelque chose de particulier à m'apprendre ?

TESMAN
Au sujet de notre voyage ?

MADEMOISELLE TESMAN
Oui.

TESMAN
Non, rien que je sache, en dehors de ce que je vous ai écrit. Ma promotion au grade de docteur ; je t'en ai parlé hier, n'est-ce pas ?

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, tout cela, je le sais. Mais je veux dire n'as-tu pas, n'as-tu pas — voyons ! — quelques espérances ?

TESMAN
Des espérances ?

MADEMOISELLE TESMAN
Mon Dieu, Jorgen, ne suis-je pas ta vieille tante ?

TESMAN
Certes, certes, j'ai des espérances.

MADEMOISELLE TESMAN
Vraiment ?

TESMAN
Les meilleures espérances d'être nommé professeur un de ces jours.

MADEMOISELLE TESMAN
Professeur, oui, je sais bien.

TESMAN
Ou plutôt, j'ose dire que j'en ai la certitude. Mais, ma bonne tante Juliane, tu sais cela aussi bien que moi !

MADEMOISELLE TESMAN (souriant)
Oui, oui, certainement. Tu as raison. (Changeant de ton.)
Mais nous parlions du voyage. Il a dû te coûter beaucoup d'argent, dis, Jorgen ?

TESMAN
Mon Dieu, oui. La bourse qu'on m'a donnée a couvert une bonne partie des frais.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, mais ce que je ne comprends pas, c'est que cela ait pu suffire pour deux.

TESMAN
Non, non, ce n'est pas si facile à comprendre, n'est-ce pas ? Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Et quand on voyage avec une dame encore. C'est que cela coûte infiniment plus cher, à ce que j'ai entendu dire.

TESMAN
Oui, bien entendu, cela coûte un peu plus cher. Mais, vois-tu, tante, il fallait que
Hedda fît ce voyage ! Il le fallait vraiment. Cela n'aurait pas été convenable autrement.

MADEMOISELLE TESMAN
Non, non, peut-être bien. Aujourd'hui, un voyage de noces, cela appartient pour ainsi dire aux convenances. Mais, dis-moi, commences-tu à bien te reconnaître dans ta maison ?

TESMAN
Je crois bien. Je suis sur pied depuis la pointe du jour pour passer tout en revue.

MADEMOISELLE TESMAN
Et cela te plaît-il ?

TESMAN
Beaucoup ! Énormément ! Il n'y a qu'une chose que je ne puis comprendre : que veux-tu que nous fassions de ces deux chambres vides entre la pièce du fond et la chambre à coucher de Hedda ?

MADEMOISELLE TESMAN (souriant)
Oh ! mon cher Jorgen, on trouvera bien à les employer avec le temps.

TESMAN
C'est vrai, tu as bien raison, tante Juliane. Plus tard, quand j'aurai augmenté ma bibliothèque, je… Hein?

MADEMOISELLE TESMAN
C'est cela, mon cher enfant. J'ai pensé à ta bibliothèque.

TESMAN
C'est surtout pour Hedda que cela me fait plaisir. Dès avant nos fiançailles, elle m'a dit que jamais elle ne voudrait demeurer ailleurs que dans la villa de Mme Falk, l'épouse du ministre.

MADEMOISELLE TESMAN
Pense donc ! Et dire que cela est tombé à pic. Juste au moment de votre départ la maison a été mise en vente.

TESMAN
N'est-ce pas, tante Juliane ? Voilà qui s'appelle avoir de la chance. Hein?

MADEMOISELLE TESMAN
Mais cela a coûté cher, mon cher Jorgen ! Cela te reviendra bien cher, tout cela.

TESMAN (la regardant, un peu troublé)
Oui, c'est bien possible, dis, tante ?

MADEMOISELLE TESMAN
Ah, grand Dieu, oui !

TESMAN
Combien, crois-tu ? Voyons, approximativement ? Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Il m'est impossible de te dire cela avant d'avoir vu tous les comptes.

TESMAN
Heureusement que le juge Brack a obtenu des conditions très avantageuses pour moi. Il l'a écrit lui-même à Hedda.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, ne t'inquiète pas de cela, mon garçon. Et puis, quant aux meubles et aux tentures, j'ai donné ma caution.

TESMAN
Caution ? Toi ? Mais, chère tante Juliane, quelle caution as-tu pu donner ?

MADEMOISELLE TESMAN
J'ai engagé ma rente.

TESMAN (bondissant)
Hein ? Ta… ta rente et celle de tante Rina!

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, c'est qu'il n'y avait pas d'autre moyen, vois-tu.

TESMAN (se plaçant devant elle)
Mais, voyons, es-tu folle, tante ! Cette rente, c'est tout ce que vous avez pour vivre, tante Rina et toi.

MADEMOISELLE TESMAN
Allons, allons, ne prends donc pas la chose tant à cœur ! Tout cela, vois-tu, n'est qu'une question de forme. C'est également ce que dit le juge. C'est M. Brack, en effet, qui a bien voulu régler l'affaire en mon nom. Ce n'est qu'une formalité, dit-il.

TESMAN
Oui, c'est bien possible. Mais, cependant…

MADEMOISELLE TESMAN
N'auras-tu pas désormais ton traitement pour subvenir à tout ?
Et puis, mon Dieu, quand nous te ferions de petites avances ? Si nous pouvions t'aider un peu, dans les commencements ? Ce serait un vrai bonheur pour nous, je t'assure.

TESMAN
Ah ! tante, tu ne te lasseras jamais de te sacrifier pour moi !

MADEMOISELLE TESMAN (se levant et lui mettant les mains sur les épaules)
Mon cher enfant ! Y a-t-il pour moi d'autre bonheur au monde que d'aplanir ton chemin ? Toi qui n'as eu ni père ni mère pour te chérir ! Il y a eu des heures noires, c'est vrai. Mais, grâce à Dieu, tu es arrivé,
Jorgen !

TESMAN
Oui, au fond c'est bien étrange de voir comme tout s'est arrangé.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, et tous ces gens qui étaient contre toi, et voulaient te barrer le chemin, les voilà tous à bas. Oui, Jorgen, ils sont à terre ! Et celui qui était le plus dangereux de tous, le voici tombé plus bas que les autres. Il est couché maintenant comme il a fait son lit, le pauvre malheureux.

TESMAN
As-tu entendu parler d'Eilert ? Je veux dire depuis mon départ.

MADEMOISELLE TESMAN
On m'a dit seulement qu'il a publié un nouveau livre.

TESMAN
Comment ! Eilert Loevborg ? Dernièrement ? Hein?

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, c'est ce qu'on m'a conté. Cela ne peut pas être grandchose, qu'en dis-tu ?… Non ? Quand paraîtra ton nouveau livre, c'est alors qu'on verra bien !
N'est-ce pas, Jorgen ? Sur quoi écris-tu, dis ?

TESMAN
Sur l'industrie domestique dans le Brabant du Moyen Âge.

MADEMOISELLE TESMAN
Pas possible ? Dire que tu peux écrire même là-dessus !

TESMAN
Il se peut d'ailleurs que le livre ne paraisse pas avant longtemps. J'ai, vois-tu, toutes ces collections de manuscrits à mettre d'abord en ordre.

MADEMOISELLE TESMAN
Ah oui ! Collectionner, mettre en ordre, tu t'y entends bien. Tu n'es pas pour rien le fils de feu Jochum.

TESMAN
Aussi sera-ce une vraie fête pour moi, maintenant, surtout que j'ai ma propre maison, mon charmant intérieur, où je pourrai travailler à mon aise.

MADEMOISELLE TESMAN
Et puis, le principal c'est que tu la possèdes, mon cher Jorgen, celle que ton cœur désirait.

TESMAN (l'entourant de ses bras)
Oh ! oui, oui ! tante Juliane. Ce qu'il y a de plus délicieux dans tout cela, c'est encore Hedda ! (Regardant la porte.)
La voici, je crois, qui vient. Hein ?
(-HEDDA entre par la porte de gauche de la pièce du fond. C'est une femme de vingt-neuf ans, à)
(la tournure et aux traits pleins de noblesse et de distinction. Le teint est d'un blanc mat.)
(Beaucoup de calme et de froide clarté dans ses yeux d'un gris d'acier. La chevelure est d'une jolie)
(nuance châtain, mais pas très épaisse. Elle porte une robe du matin d'une coupe élégante, un peu)
(lâche.-)
MADEMOISELLE TESMAN, allant au-devant de

HEDDA
Bonjour, ma chère Hedda ! Bien le bonjour !

HEDDA (lui tendant la main)
Bonjour, ma chère demoiselle Tesman. Une visite si matinale !
C'est vraiment aimable.

MADEMOISELLE TESMAN (qui paraît légèrement embarrassée)
Hem. La chère jeune dame a-t-elle bien dormi dans sa nouvelle installation ?

HEDDA
Oh oui ! merci. Comme ci, comme ça.

TESMAN
Comme ci, comme ça ? Tu es bien bonne, Hedda ! Tu dormais comme une souche quand je me suis levé.

HEDDA
Oui, heureusement pour moi. D'ailleurs, il faut s'habituer à tout, mademoiselle
Tesman. Peu à peu cela viendra. (Regardant à gauche.)
Aïe ! Cette bonne qui a ouvert la porte de la véranda ! On est inondé de soleil.

MADEMOISELLE TESMAN (s'approchant de la porte)
Bon, bon ! Nous allons la fermer.

HEDDA
Non, ce n'est pas ainsi que je l'entends. Mon cher Tesman, tirez les rideaux. Cela adoucira la lumière.

TESMAN (s'approchant de la porte)
Oui, oui. Tiens, Hedda, comme cela nous aurons à la fois de l'ombre et de l'air frais.

HEDDA
De l'air frais, oui ! On en a vraiment besoin. Toutes ces fleurs, que Dieu bénisse !…
Mais, chère… Ne voulez-vous pas vous asseoir, mademoiselle Tesman ?

MADEMOISELLE TESMAN
Non, merci. Je vois que tout va bien ici, grâce à Dieu ! Et maintenant il faut que je rentre auprès de la pauvre Rina, qui doit m'attendre anxieusement.

TESMAN
Salue-la bien tendrement de ma part, tante. Et dis-lui que j'irai la voir un peu plus tard dans la journée.

MADEMOISELLE TESMAN
Oui, oui, je n'y manquerai pas. Mais c'est vrai, Jorgen. (Elle cherche dans sa poche.)
J'allais l'oublier. J'ai là quelque chose pour toi.

TESMAN
Qu'est-ce donc, tante ? Hein ?
MADEMOISELLE TESMAN, tirant un paquet plat enveloppé dans un journal et le lui tendant. Tiens, mon cher enfant, prends cela.

TESMAN (ouvrant le paquet)
Non, vraiment ! Ah mon Dieu ! Tu les as conservées pour moi, tante Juliane ! Hedda ! C'est vraiment touchant, dis ? Hein ?

HEDDA (qui a passé à droite et s'est approchée des étagères)
Qu'est-ce donc, mon ami ?

TESMAN
Mes vieilles pantoufles ! Mes pantoufles, tu comprends !

HEDDA
Vraiment ?… Je me souviens que tu m'en parlais souvent en voyage.

TESMAN
Oui, elles m'ont bien manqué. (S'approchant d'elle.)
Il faut que je te les montre,
Hedda.

HEDDA (allant vers le poêle)
Non, vraiment, je ne m'en soucie pas.

TESMAN (la suivant)
Dis donc ! c'est tante Rina qui me les a brodées dans son lit. Malade comme elle était ! Oh ! tu ne sais pas tous les souvenirs qui s'y rattachent, à ces pantoufles.

HEDDA (près de la table)
Pas précisément pour moi.

MADEMOISELLE TESMAN
En cela, Hedda a raison, Jorgen.

TESMAN
Oui, mais il me semble que maintenant qu'elle est de la famille… HEDDA,(l'interrompant.)
— Avec cette bonne, ça ne marchera jamais, Tesman.

MADEMOISELLE TESMAN
Avec Berte ?

TESMAN
Chère amie, pourquoi dis-tu cela ? Hein ?

HEDDA (montrant du doigt)
Regarde ! Elle laisse traîner son vieux chapeau sur une chaise du salon.

TESMAN (effaré, laissant tomber les pantoufles)
Voyons donc, Hedda, mais !…

HEDDA
Pense donc ! Si quelqu'un était entré !

TESMAN
Mais, Hedda, c'est le chapeau de tante Juliane !

HEDDA
Vraiment ?

MADEMOISELLE TESMAN (prenant le chapeau)
Mais oui, c'est le mien. Et pour être vieux, il ne l'est pas, ma petite madame Hedda.

HEDDA
En vérité, je ne l'ai pas regardé de si près, mademoiselle Tesman.

MADEMOISELLE TESMAN (mettant son chapeau et nouant les brides)
C'est réellement la première fois que je le mets. Dieu sait que c'est vrai.

TESMAN
Et il est très beau. Vraiment superbe !

MADEMOISELLE TESMAN
Oh ! pas tant que cela, mon cher Jorgen. (Regardant autour d'elle.)
Mon ombrelle ? Ah ! elle est là. (Elle la prend.)
C'est que l'ombrelle est également à moi,(-Marmonnant-)
pas à Berte.

TESMAN
Un chapeau, une nouvelle ombrelle ! Dis donc, Hedda !

HEDDA
C'est gentil, charmant…

TESMAN
N'est-ce pas ? Hein ? Mais voyons, tante : regarde donc bien Hedda avant de t'en aller. C'est elle qui est gentille et charmante !

MADEMOISELLE TESMAN
Oh ! mon ami ! Il n'y a rien de nouveau ; Hedda a toujours été jolie, depuis que je me souviens d'elle. (Elle fait une révérence et passe à droite.)

TESMAN (la suivant)
Oui, mais as-tu remarqué comme elle est devenue florissante et superbe ? Comme elle s'est épanouie pendant le voyage ?

HEDDA (allant vers le fond de la pièce)
Laisse donc cela !

MADEMOISELLE TESMAN (qui s'est arrêtée et retournée)
Elle s'est épanouie, dis-tu ?

TESMAN
Certainement, tante Juliane, tu ne vois pas bien sous ce costume. Mais moi qui ai l'occasion de…

HEDDA (près de la porte vitrée, avec impatience)
Oh ! tu n'as l'occasion de rien du tout !

TESMAN
C'est sans doute le Tyrol, l'air des montagnes…

HEDDA (l'interrompant d'une voix ferme)
Je suis absolument telle que j'étais en partant.

TESMAN
Tu prétends cela. Mais ce n'est pas vrai. N'est-ce pas, tante ? Qu'en dis-tu ?
MADEMOISELLE TESMAN, joignant les mains et regardant

HEDDA
C'est un charme, un charme, un charme que Hedda. (Elle s'approche de HEDDA, lui incline la tête avec ses deux mains et la baise au front.)
Que Dieu bénisse et protège Hedda
Tesman ! Pour le bonheur de Jorgen.

HEDDA (se dégageant doucement)
Oh !… Laissez-moi !

MADEMOISELLE TESMAN (avec une émotion contenue)
Tous les jours que Dieu fait je viendrai vous voir tous les deux.

TESMAN
Oui, tante, fais cela, je t'en prie. Hein ?

MADEMOISELLE TESMAN
Adieu, adieu !
(-Elle sort par le vestibule. TESMAN la reconduit jusqu'à la sortie. La porte reste à demi ouverte.)
(On entend TESMAN charger tante Juliane de saluer tante Rina. Puis il la remercie encore une)
(fois pour les pantoufles.)
(En même temps, on voit HEDDA marcher avec impatience, lever les bras et serrer furieusement)
(les poings. Puis elle écarte les rideaux de la porte vitrée, se poste là et regarde dehors. Un)
(instant après TESMAN rentre et referme la porte derrière lui.-)

TESMAN (reprenant les pantoufles)
Que regardes-tu là, Hedda ?

HEDDA (se maîtrisant et reprenant son air calme)
Rien. Le feuillage. Il est déjà bien jaune et bien fané.
TESMAN, remettant les pantoufles dans le papier qui les enveloppait et les posant sur la table. Oui. C'est que nous sommes en septembre.

HEDDA (qui semble de nouveau inquiète)
Oui, c'est vrai… nous voici déjà… déjà en septembre.

TESMAN
Ne trouves-tu pas que tante Juliane faisait une drôle de tête en partant ? Elle avait l'air presque solennel. Dis ? Comprends-tu ce qui lui a pris ? Hein ?

HEDDA
Je la connais à peine. N'est-elle pas souvent ainsi ?

TESMAN
Non, je ne l'ai jamais vue comme aujourd'hui.

HEDDA (s'éloignant de la porte vitrée)
Crois-tu qu'elle ait mal pris l'affaire du chapeau ?

TESMAN
Non. Pas tant que cela. Un peu au premier instant.

HEDDA
Mais aussi quelle façon de jeter son chapeau sur les meubles du salon ! Cela ne se fait pas.

TESMAN
Allons ! tu peux être sûre que tante Juliane ne recommencera pas.

HEDDA
D'ailleurs, je tâcherai d'arranger les choses.

TESMAN
Oh oui, chère Hedda ! Si tu pouvais le faire !…

HEDDA
Quand tu iras les voir dans la journée, tu peux l'inviter à venir ici ce soir. TESMAN. Certainement. Je n'y manquerai pas. Et puis il y a encore quelque chose qui lui ferait un immense plaisir.

HEDDA
Qu'est-ce donc ?

TESMAN
Si tu pouvais prendre sur toi de la tutoyer. Fais cela pour moi, Hedda! Hein ?

HEDDA
Non, non, Tesman, tu ne peux vraiment pas me demander cela. Je te l'ai déjà dit.
J'essaierai de l'appeler tante. Et ce sera tout.

TESMAN
C'est bien, c'est bien. J'aurais cru cependant que, maintenant que tu es de la famille…

HEDDA
Hem !… je ne sais pas bien si…
(-Elle se dirige vers la porte du fond.-)

TESMAN (au bout d'un instant)
Il te manque quelque chose, Hedda ? Hein ?

HEDDA
Non, je regarde seulement mon vieux piano. Il ne fait pas bien dans l'ensemble.

TESMAN
Dès mon premier traitement, nous l'échangerons contre un autre.

HEDDA
Non, non. Pas d'échange. Je ne veux pas m'en défaire. Nous pourrions plutôt le transporter dans la chambre du fond et en prendre un autre à la place, quand l'occasion s'en présentera.

TESMAN (légèrement découragé)
Oui, certainement, nous pourrions faire cela. HEDDA,(prenant le bouquet qui est sur le piano.)
— Ce bouquet n'était pas là, cette nuit, quand nous sommes arrivés.

TESMAN
C'est sans doute tante Juliane qui l'aura apporté.

HEDDA (examinant le bouquet)
Une carte de visite. (Elle prend la carte et lit.)
"Je reviendrai plus tard." Devine de qui c'est.

TESMAN
Je ne sais pas. De qui est-ce ? Hein ?

HEDDA
II y a sur la carte : "Madame la préfète Elvsted".

TESMAN
Pas possible ! Mme Elvsted ! ci-devant Mlle Rysing !

HEDDA
Sans doute. Celle dont la chevelure agaçante faisait tant d'effet partout où elle se montrait… Une vieille flamme à toi, ai-je entendu dire.

TESMAN (riant)
Oh ! cela n'a pas duré longtemps. Et puis c'était du temps où je ne te connaissais pas encore.

HEDDA
Mais dis donc… c'est drôle qu'elle soit en ville.

HEDDA
Ce qui est singulier, c'est qu'elle nous rende visite. Je ne la connais que pour avoir été avec elle en pension.

TESMAN
Oui, moi aussi, il y a Dieu sait combien de temps que je ne l'ai vue. C'est étonnant qu'elle puisse vivre là-haut, dans un trou pareil. Hein ?

HEDDA (qui a réfléchi un instant, dit tout à coup )
Dis donc, Tesman : n'est-ce pas de ce côtélà qu'il s'est fixé… tu sais ?… Eilert Loevborg ?

TESMAN
Oui, c'est quelque part dans ces parages.
(-BERTE entre, venant du vestibule.-)

BERTE
Madame, voici encore cette dame qui était là tout à l'heure et qui m'a remis ces fleurs, (Les montrant)
celles que Madame tient à la main.

HEDDA
Ah ! Elle est là ? Eh bien ! Faites-la entrer.
(-BERTE ouvre la porte, fait entrer Mme Elvsted et se retire. Mme Elvsted est une petite personne)
(frêle, aux jolis traits, au visage délicat. Elle a de grands yeux bleus, ronds et un peu à fleur de)
(tête. Le regard est timidement inquiet et interrogateur. La chevelure, ondulée, luxuriante, est d'un)
(blond clair, presque blanc, qui fixe l'attention. Elle est de deux ans plus jeune que HEDDA, et)
(porte un tailleur sombre, de bon goût, mais pas à la dernière mode.-)

HEDDA (allant gracieusement au-devant d'elle)
Bonjour, chère madame Elvsted. Je suis charmée de vous revoir après tant d'années.

MADAME ELVSTED (nerveusement, tâchant de paraître calme)
Oui, il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vues.

TESMAN (lui tendant la main)
Et nous aussi. Hein ?

HEDDA
Merci pour vos jolies fleurs.

MADAME ELVSTED
Oh, je vous en prie ! Je serais venue vous voir hier, tout de suite. Mais j'ai appris que vous étiez en voyage.

TESMAN
Vous venez d'arriver dans la ville ? Hein ?

MADAME ELVSTED
Je suis venue hier, vers midi. Oh ! j'ai été si désespérée en apprenant que vous étiez absents.

HEDDA
Désespérée !… Pourquoi cela ?

TESMAN
Voyons ! chère madame Rysing… madame Elvsted, veux-je dire…

HEDDA
Il est arrivé quelque chose ?

MADAME ELVSTED
Oui. Et je ne sais âme qui vive à qui m'adresser ici, excepté vous.

HEDDA (déposant le bouquet sur la table)
Venez. Asseyons-nous sur le sofa.

MADAME ELVSTED
Oh ! je n'ai pas le calme ni la patience de rester assise !

HEDDA
Mais si ! Mais si ! Venez.
(-Elle oblige Mme Elvsted à s'asseoir et s'assied à côté d'elle.-)

TESMAN
Voyons, madame ?… Qu'y a-t-il ?

HEDDA
Est-ce quelque chose qui vous est arrivé là-haut, chez vous ?

MADAME ELVSTED
Oui… c'est-à-dire oui et non. Oh ! Je crains d'être mal comprise…

HEDDA
Allons ! Ce que vous avez de mieux à faire c'est de tout dire bien franchement.

TESMAN
C'est pour cela, n'est-ce pas, que vous êtes venue ? Hein ?

MADAME ELVSTED
Oui, oui. C'est juste. Il faut que je vous dise d'abord, si vous l'ignorez, qu'Eilert Loevborg est également ici.

HEDDA
Loevborg !…

TESMAN
Non, vraiment ! Eilert Loevborg est rentré ! Dis donc, Hedda !

HEDDA
Mon Dieu, oui, j'entends bien.

MADAME ELVSTED
Voilà huit jours qu'il est ici. Quand on pense ! Huit jours seul !
Exposé seul aux dangers de cette ville, de la mauvaise compagnie qui s'y trouve!

HEDDA
Mais, ma chère madame Elvsted, en quoi sa conduite vous concerne-t-elle ?

MADAME ELVSTED (lui jette un regard craintif et répond vivement )
Il a été précepteur des enfants.

HEDDA
De vos enfants ?

MADAME ELVSTED
Pas des miens. Je n'en ai pas.

HEDDA
De ceux de votre mari ?

MADAME ELVSTED
Oui.

TESMAN (avec quelque hésitation)
S'était-il donc… je ne sais comment m'exprimer… s'était-il rangé au point qu'on ait pu lui confier un poste semblable ? Hein ?

MADAME ELVSTED
Durant ces deux dernières années, il n'y a rien eu à dire sur son compte.

TESMAN
Vraiment, vraiment ? Dis donc, Hedda !

HEDDA
J'entends bien.

MADAME ELVSTED
Absolument rien. Je puis vous l'assurer ! Sous aucun rapport… Et néanmoins… maintenant que je le sais ici… dans cette grande ville… et les mains pleines d'argent, j'ai mortellement peur pour lui.

TESMAN
Mais pourquoi n'est-il pas resté plutôt où il était ? Près de vous et de votre mari ?
Hein ?

MADAME ELVSTED
Dès la publication de son livre, il n'a plus eu trêve ni repos chez nous.

TESMAN
Oui, c'est vrai. Tante Juliane m'a dit qu'il avait publié un nouveau livre.

MADAME ELVSTED
Oui, un nouveau livre, un grand ouvrage sur la marche générale de la civilisation… Voilà environ quinze jours. On l'a beaucoup acheté, beaucoup lu. Il a fait sensation.

TESMAN
Vraiment ! Il a fait sensation ? Cela doit être, pour sûr, quelque travail qu'il aura écrit en son bon temps.

MADAME ELVSTED
Vous voulez dire autrefois ?

TESMAN
Oui.

MADAME ELVSTED
Du tout. Il a tout écrit là-haut, chez nous, maintenant… cette dernière année.

TESMAN
Cela fait plaisir à entendre. Dis donc, Hedda ! Dis!

MADAME ELVSTED
Ah oui ! Si seulement cela pouvait durer.

HEDDA
L'avez-vous rencontré ici ?

MADAME ELVSTED
Non. Pas encore. J'ai eu tant de peine à découvrir son adresse ! Enfin, je l'ai apprise ce matin.

HEDDA (la pénétrant des yeux)
Au fond, je trouve assez singulier que votre mari… Hem…

MADAME ELVSTED (avec un tressaillement nerveux)
Mon mari ? Que voulez-vous dire ?

HEDDA
Oui, qu'il vous envoie à la ville pour une raison de ce genre. Il aurait pu venir lui-même retrouver son ami.

MADAME ELVSTED
Non, non ! Mon mari n'a pas le temps. Et puis… j'avais quelques emplettes à faire.

HEDDA (avec un léger sourire)
Ah ! c'est différent.

MADAME ELVSTED (se levant d'un bond, avec agitation)
Et maintenant, monsieur Tesman, j'ai une instante prière à vous faire. Recevez bien Eilert Loevborg, s'il vient chez vous ! Et il ne manquera pas de le faire. Mon Dieu ! Vous avez été si bons amis dans le temps. Et puis vos études portent sur les mêmes questions, si j'ai bien compris ; vous travaillez tous deux dans la même branche.

TESMAN
C'est vrai ; du moins, c'était vrai dans le temps.

MADAME ELVSTED
Oui. C'est pourquoi je vous supplie… vous aussi… d'avoir l'œil sur lui.
Oh ! n'est-ce pas, monsieur Tesman, vous me le promettez ?

TESMAN
Oui, bien volontiers, madame Rysing…

HEDDA
Elvsted !

TESMAN
Je vous promets de faire pour Eilert tout ce qui est en mon pouvoir. Vous pouvez y compter.

MADAME ELVSTED
Oh ! que vous êtes bon ! (Elle lui tend la main.)
Merci, merci !(-Tressaillant.-)
C'est que, voyez-vous, mon mari l'aime tant !

HEDDA (se levant)
Tu devrais lui écrire, Tesman. Autrement, de son propre mouvement, il ne viendrait peut-être pas te voir.

TESMAN
Oui, c'est peut-être ce qu'il y a de mieux à faire, dis, Hedda ? Hein ?

HEDDA
Fais cela le plus tôt possible. Tiens !… tout de suite.

MADAME ELVSTED (suppliante)
Oh oui ! Faites cela !

TESMAN
À l'instant même. Avez-vous son adresse, madame… Madame Elvsted?

MADAME ELVSTED
Oui. (Tirant un petit papier de sa poche et le lui tendant.)
Tenez, la voici.

TESMAN
C'est bien, c'est bien. J'y vais… (Promenant un regard autour de lui.)
C'est vrai… les pantoufles ? Ah ! Les voici.
(-Il prend le paquet et veut s'éloigner.-)

HEDDA
Écris-lui bien chaudement… une lettre d'ami ; et assez longue.

TESMAN
Oui, je n'y manquerai pas.

MADAME ELVSTED
Mais pas un mot, je vous en prie, de ma démarche en sa faveur !

TESMAN
Non, cela va de soi. Hein ?
(-Il sort par la porte de droite de la pièce du fond.-)
HEDDA, allant vers Mme Elvsted, lui dit à mi-voix, en souriant : — Très bien. Nous avons fait d'une pierre deux coups.

MADAME ELVSTED
Comment cela ?

HEDDA
N'avez-vous pas compris que je tenais à l'éloigner ?

MADAME ELVSTED
Oui… pour qu'il écrive cette lettre.

HEDDA
Et pour que nous puissions causer seule à seule.

MADAME ELVSTED
De ce même sujet ?

HEDDA
Oui, de ce même sujet.

MADAME ELVSTED (avec angoisse)
Mais il n'y a rien de plus, madame Tesman !…
Vraiment rien !

HEDDA
Oh que si ! Il y a encore bien des choses. J'y vois assez clair pour le comprendre.
Venez, nous allons nous asseoir là et parler à cœur ouvert.
(Elle oblige Mme Elvsted à s'asseoir dam un fauteuil, au coin de la cheminée, et s'assied elle-même sur un tabouret.)

MADAME ELVSTED (avec inquiétude, regardant sa montre)
Mais, chère madame Tesman… j'avais l'intention de m'en aller maintenant.

HEDDA
Oh ! Vous n'êtes certainement pas si pressée. Eh bien ? Dites-moi un peu comment vous vous plaisez, là-haut, chez vous.

MADAME ELVSTED
Ah ! C'est justement là ce dont je n'aimerais pas parler.

HEDDA
Voyons ! Avec moi, chère… Mon Dieu, ne sommes-nous pas camarades de pension ?

MADAME ELVSTED
Oui, mais vous étiez d'une classe au-dessus de moi. Oh ! que j'avais peur de vous en ce temps-là !

HEDDA
Peur de moi ?

MADAME ELVSTED
Oui. Horriblement peur. C'est que, en me rencontrant dans l'escalier, vous aviez l'habitude de me tirer les cheveux.

HEDDA
Vraiment ?

MADAME ELVSTED
Oui. Une fois même, vous m'avez dit que vous voudriez me les brûler.

HEDDA
Oh ! Vous savez, ce n'étaient là que des paroles de petite fille.

MADAME ELVSTED
Oui, mais j'étais si sotte en ce temps-là ! Depuis lors, en tout cas, nous avons été si loin, si loin l'une de l'autre… Nous appartenions à des mondes si différents…

HEDDA
Eh bien ! Nous chercherons à nous rapprocher de nouveau. Écoutez ! À la pension, nous nous tutoyions, nous nous appelions par nos petits noms.

MADAME ELVSTED
Non ! vous devez vous tromper.

HEDDA
Pas du tout ! Je m'en souviens parfaitement. Eh bien ! Il faut que nous redevenions intimes comme dans le bon temps. (Elle rapproche son tabouret du fauteuil.)
Allons ! (Elle l'embrasse sur la joue.)
Maintenant, tu vas me tutoyer et me dire Hedda.

MADAME ELVSTED (lui caressant les mains et les serrant entre les siennes)
Ah! tant de gentillesse et de bonté !… Je n'y suis vraiment pas accoutumée.

HEDDA
Allons, allons ! Et moi de mon côté je te tutoierai et je t'appellerai ma chère Thora.

MADAME ELVSTED
Je me nomme Thea.

HEDDA
C'est juste. Je sais bien. Je voulais dire Thea. (La regardant avec intérêt.)
Ainsi, tu n'es pas accoutumée à ce qu'on soit gentil et bon envers toi, dis, Thea ? Chez toi ?…

MADAME ELVSTED
Oh ! comme si j'avais un chez-moi ! Je n'en ai pas. Je n'en ai jamais eu.

HEDDA (la regardant un instant)
Je pressentais quelque chose de cela.

MADAME ELVSTED (regardant tristement devant elle)
Oh ! oui… oui… oui !

HEDDA
Je ne me souviens pas bien en ce moment. Mais n'est-ce pas tout d'abord pour t'occuper du ménage que tu es entrée dans la maison du préfet Elvsted ? MADAME ELVSTED. Non. À vrai dire, je suis allée chez lui comme gouvernante. Mais sa femme, sa première femme, était malade… la plupart du temps alitée. Aussi ai-je dû bientôt me charger du ménage.

HEDDA
Mais à la fin… voyons… ce ménage est devenu le tien.

MADAME ELVSTED (avec accablement)
Oui, il est devenu le mien.

HEDDA
Voyons un peu. Combien de temps s'est-il écoulé depuis ?

MADAME ELVSTED
Depuis mon mariage ?
HEDDA.— Oui.

MADAME ELVSTED
Cinq ans.

HEDDA
Oui. C'est bien cela.

MADAME ELVSTED
Oh ! ces cinq années !… Surtout les deux ou trois dernières. Ah ! si vous saviez !…

HEDDA (lui donnant une petite tape sur la main)
Vous ? Fi, Thea!

MADAME ELVSTED
Non, non, je tâcherai d'en prendre l'habitude. Oui, si tu pouvais comprendre, te douter…

HEDDA (négligemment)
Eilert Loevborg, n'est-ce pas, a également passé ces trois dernières années là-haut ?

MADAME ELVSTED (la regardant, troublée)
Eilert Loevborg ? Oui, c'est vrai.

HEDDA
Le connaissais-tu déjà du temps où tu demeurais en ville ?

MADAME ELVSTED
Presque pas. C'est-à-dire que je le connaissais de nom, naturellement.

HEDDA
Mais, là-haut, il a fait partie de la maison ?

MADAME ELVSTED
Oui, il y venait tous les jours. Il donnait des leçons aux enfants. À la longue, je ne pouvais pas suffire à tout.

HEDDA
Non, c'est facile à comprendre. Et ton mari ? Bien entendu, il est souvent en voyage ?

MADAME ELVSTED
Oui. Vous… tu comprends qu'étant préfet, il a souvent à faire des tournées dans le district.

HEDDA (s'appuyant sur le bras du fauteuil)
Thea, pauvre petite Thea, maintenant tu me diras tout, toute la vérité.

MADAME ELVSTED
Eh bien ! questionne-moi, je te répondrai.

HEDDA
Ton mari, voyons, Thea, comment est-il au fond dans sa manière d'être, veux-je dire ! Est-il bon pour toi ?

MADAME ELVSTED (sans conviction)
Il croit sans doute tout faire pour le mieux.

HEDDA
Il me semble qu'il doit être trop âgé pour toi. Il y a bien vingt ans de différence entre vous deux.

MADAME ELVSTED (irritée)
Oui, cela… et le reste. Tout en lui m'est antipathique ! Nous n'avons pas une pensée en commun. Nous ne nous entendons sur rien, lui et moi.

HEDDA
Mais il t'aime cependant ? À sa manière ?

MADAME ELVSTED
Oh ! je n'en sais trop rien. Je lui suis utile, voilà tout. Et puis je ne coûte pas cher.

HEDDA
Ce n'est pas une conduite raisonnable.

MADAME ELVSTED (secouant la tête)
Je ne puis me conduire autrement. Pas avec lui du moins. Il n'a de véritable affection que pour lui-même. Et peut-être un peu pour les enfants.

HEDDA
Et puis pour Eilert Loevborg, Thea.

MADAME ELVSTED (la regardant)
Pour Eilert Loevborg ! D'où te vient cette idée ?

HEDDA
Mais, chère… puisqu'il t'envoie en ville à sa recherche… il me semble que…(-Souriant presque imperceptiblement.-)
Du reste c'est toi-même qui viens de le dire à Tesman.

MADAME ELVSTED (avec un haut-le-corps)
Vraiment ? Oui, c'est vrai, j'ai dit cela. (Avec une passion contenue.)
Non, j'aime autant te l'avouer maintenant que plus tard. Cela se saura dans tous les cas.

HEDDA
Mais, ma chère Thea ?…

MADAME ELVSTED
Voici la chose en deux mots. Je suis partie à l'insu de mon mari.

HEDDA
Que dis-tu là ! À l'insu de ton mari ?

MADAME ELVSTED
Oui, naturellement. Du reste il n'était pas à la maison. Lui aussi était en voyage. Oh ! je ne pouvais plus y tenir, Hedda ! C'était tout à fait impossible ! Cette solitude où j'allais me trouver désormais…

HEDDA
Et alors ?

MADAME ELVSTED
Alors j'ai emballé mes effets…, rien que le strict nécessaire, tu comprends. Et, très doucement, j'ai quitté la maison.

HEDDA
Comme cela… tout simplement ?

MADAME ELVSTED
Oui. Et j'ai pris le chemin de fer, qui m'a conduite jusqu'en ville.

HEDDA
Mais, ma chère Thea, comment as-tu osé faire cela?

MADAME ELVSTED (se levant et traversant le salon)
Mais au nom du ciel, que me restait-il à faire ?

HEDDA
Mais que dira ton mari, quand tu rentreras chez lui ?
MADAME ELVSTED, s'arrêtant devant la. table et regardant

HEDDA
Chez lui… là-haut ?

HEDDA
Mais oui, mais oui !

MADAME ELVSTED
Je ne rentrerai plus jamais chez lui.

HEDDA (se levant et s'approchant d'elle)
Tu es donc partie sérieusement, pour de bon ?

MADAME ELVSTED
Oui. J'ai cru n'avoir plus que cela à faire.

HEDDA
Et puis… comment as-tu pu partir si ouvertement ?

MADAME ELVSTED
Oh ! on ne peut jamais cacher ces choses-là.

HEDDA
Mais que dira le monde, Thea ?

MADAME ELVSTED
Ah ! qu'il dise ce qu'il veut ! (Elle se laisse tomber sur le sofa d'un air accablé.)
Je n'ai fait que ce que je devais faire.

HEDDA (après un court silence)
Mais que deviendras-tu maintenant ? Quels sont tes projets ?

MADAME ELVSTED
Je n'en ai pas encore. Je sais seulement que je dois vivre là où est
Eilert Loevborg… si je dois vivre.
HEDDA, attirant une des chaises disposées près de la table, s'assied près de Thea et lui caresse(les mains. —)
Ecoute, Thea, comment est-ce venu, cette… cette amitié entre toi et Eilert Loevborg ?

MADAME ELVSTED
Oh ! c'est venu peu à peu. J'ai acquis une sorte de pouvoir sur lui.

HEDDA
Vraiment ?

MADAME ELVSTED
Il a renoncé à ses vieilles habitudes. Ce n'est pas que je l'en aie prié. Je n'aurais jamais osé le faire ; mais il remarqua que cela me répugnait et cela le fit changer de conduite.

HEDDA (retenant avec peine un sourire railleur)
Ainsi tu l'as transformé, comme on dit, toi, la petite Thea.

MADAME ELVSTED
Oui, c'est du moins ce qu'il dit lui-même. Et lui, de son côté, a fait de moi un être complet, pour ainsi dire. Il m'a appris à penser, à réfléchir sur bien des choses.

HEDDA
Il t'a peut-être donné des leçons, à toi aussi ?

MADAME ELVSTED
Pas précisément. Mais il me parlait d'une infinité de questions. Puis sont venus ces jours de bonheur, ces jours délicieux, où j'ai pu prendre part à son travail ! Il m'a été permis de l'aider.

HEDDA
Vraiment. Il te l'a permis ?

MADAME ELVSTED
Oui, quand il écrivait quelque chose, il voulait toujours que je travaille avec lui.

HEDDA
En bons camarades, n'est-ce pas ?

MADAME ELVSTED (s'animant)
En bons camarades ! Oui, Hedda ! C'est bien ce qu'il disait.
Oh ! je devrais me sentir si heureuse ! Mais je ne le puis pas. Je ne sais si cela pourra durer longtemps.

HEDDA
Tu n'es pas plus sûre de lui que cela ?

MADAME ELVSTED (péniblement)
L'ombre d'une femme se dresse entre Eilert Loevborg et moi.

HEDDA (la regardant avec une attention soutenue)
Qui cela peut-il être ? MADAME

ELVSTED
Je ne sais pas. Quelque femme que… qu'il aura connue dans le passé et qu'il ne peut sans doute pas oublier.

HEDDA
Et… comment t'en a-t-il parlé, de cette femme ?

MADAME ELVSTED
Une seule fois, en passant, il a fait allusion à ce souvenir.

HEDDA
Eh bien ! qu'a-t-il dit ?

MADAME ELVSTED
Il m'a dit qu'au moment de la séparation elle avait été sur le point de lui tirer un coup de pistolet.

HEDDA (froidement, se maîtrisant)
Ah ! quelles fadaises ! Ces choses-là ne se passent pas chez nous.

MADAME ELVSTED
Non. Aussi suis-je tentée de croire que c'est cette chanteuse aux cheveux rouges avec laquelle…

HEDDA
Oui, c'est possible.

MADAME ELVSTED
On disait, en effet, je m'en souviens, qu'elle portait sur elle un pistolet chargé.

HEDDA
C'est certainement elle, en ce cas.

MADAME ELVSTED
Oui, Hedda, mais j'ai appris que cette chanteuse est de retour. Elle est ici. Oh ! c'est un vrai désespoir !

HEDDA (jetant un coup d'œil vers la pièce du fond)
Chut ! voici Tesman. (Elle se lève et dit, en chuchotant.)
Thea, tout cela doit rester entre nous.

MADAME ELVSTED (bondissant)
Oh oui ! Au nom de Dieu !
(-TESMAN, une lettre à la main, entre par la porte de droite de la pièce du fond.-)

TESMAN
Tenez, voici la lettre. Il n'y a qu'à l'expédier.

HEDDA
C'est très bien. Mais je crois que Mme Elvsted veut partir. Attends un peu. Je l'accompagne jusqu'à la porte du jardin.

TESMAN
Écoute, Hedda… Ne peut-on pas envoyer Berte faire la commission ? HEDDA,(prenant la lettre.)
— Je vais l'envoyer.
(-BERTE entre, venant du vestibule.-)

BERTE
Le juge Brack est là, qui demande à voir Monsieur et Madame.

HEDDA
C'est bien. Priez monsieur le juge d'entrer. Après cela, écoutez, allez jeter cette lettre dans la boîte.

BERTE (prenant la lettre)
Oui, Madame.
(-Elle fait entrer le juge et ressort elle-même. BRACK est un homme de quarante-cinq ans, petit,)
(fort, bien bâti, alerte. Visage rond au noble profil. Cheveux coupés court, noirs, à peine)
(grisonnants, et soigneusement frisés. Regards vifs, pleins de vie. Sourcils épais, ainsi que la)
(barbiche aux pointes écourtées. Costume de promenade élégant, un peu juvénile pour son âge. Il)
(se sert d'un binocle qu'il laisse tomber de temps en temps.-)

BRACK (entre, le chapeau à la main, et salue)
Est-il permis de se présenter de si bonne heure ?

HEDDA
Certainement, c'est permis.

TESMAN (lui serrant la main)
Vous êtes toujours le bienvenu. (Faisant les présentations.)
Le juge Brack, mademoiselle Rysing.

HEDDA
Oh !

BRACK (s'inclinant)
Ah ! Charmé.

HEDDA (le regarde en souriant)
C'est si drôle, juge, de vous examiner à la lumière du jour.

BRACK
Changé, n'est-ce pas ?

HEDDA
Oui, un peu plus jeune, à ce qu'il me semble.

BRACK
Grand merci.

TESMAN
Mais que dites-vous de Hedda ? Hein ? N'a-t-elle pas une mine florissante ? Elle est bel et bien…

HEDDA
Ah ! Laisse-moi tranquille à la fin. Remercie plutôt le juge de toute la peine qu'il s'est donnée.

BRACK
Par exemple ! cela n'a été qu'un plaisir.

HEDDA
Oui, vous êtes un cœur fidèle. Mais mon amie est là, qui brûle de s'en aller. Au revoir, juge. Je rentre à l'instant.
(-Echange de saluts. Mme ELVSTED et HEDDA sortent par la porte du vestibule.-)

BRACK
Eh bien ! madame votre femme est-elle assez contente ?

TESMAN
Oui, nous ne saurions assez vous remercier. J'entends dire, il est vrai, qu'il y aurait quelques changements à faire. Il manque certaines choses. Nous avons quelques petites emplettes en perspective.

BRACK
Ah ! Vraiment ?

TESMAN
Mais cela ne vous causera pas d'ennui. Hedda veut compléter ce qui manque.
Voulez-vous que nous prenions place ! Hein ?

BRACK
Merci ; un petit instant. (S'asseyant près de la table.)
Il y a une chose dont je voudrais vous parler, mon cher Tesman.

TESMAN
Ah ! Je comprends. (Il s'assied.)
Il s'agit, sans doute, du côté sérieux de la fête.
Hein ?

BRACK
Oh ! Les affaires d'argent ne pressent pas encore. Cependant, j'aurais voulu que votre installation eût été un peu moins dispendieuse.

TESMAN
Mais ce n'était pas possible ! Pensez donc à Hedda, mon ami ! Vous qui la connaissez si bien ! Il m'était impossible de lui offrir un petit intérieur bourgeois !

BRACK
Non, non, c'est là le hic.

TESMAN
Et puis, grâce à Dieu, ma nomination ne peut pas tarder à paraître.

BRACK
Vous savez… ces choses-là traînent souvent en longueur.

TESMAN
Auriez-vous quelques renseignements ? Hein ?

BRACK
Rien de bien précis. (S'interrompant.)
Mais, c'est juste. J'ai une nouvelle à vous apprendre.

TESMAN
Quoi ?

BRACK
Votre ancien ami, Eilert Loevborg, est revenu en ville.

TESMAN
Je le savais déjà.

BRACK
Vraiment ? Qui vous l'a dit ?

TESMAN
Cette dame qui vient de sortir avec Hedda.

BRACK
Ah ! Comment s'appelle-t-elle ? Je n'ai pas bien entendu ?

TESMAN
Mme Elvsted.

BRACK
Très bien, la femme du préfet. C'est chez eux, en effet, qu'il est resté tout ce temps.

TESMAN
Pensez donc ! J'entends dire, à ma grande joie, qu'il s'est absolument rangé !

BRACK
Oui, on le prétend.

TESMAN
Et il a publié un nouveau livre, paraît-il. Hein?

BRACK
Parfaitement !

TESMAN
Et le livre a fait sensation.

BRACK
Oui, une très grande sensation.

TESMAN
Pensez donc ? Cela fait plaisir à entendre. Cet homme, si plein de talent… Et moi qui avais la triste certitude qu'il s'était coulé à fond pour toujours.

BRACK
C'est ce que tout le monde croyait.

TESMAN
Ce que je ne comprends pas, par exemple, c'est ce qu'il va faire maintenant. Car enfin de quoi voulez-vous qu'il vive ? Hein ?
(-Pendant les derniers mots, HEDDA est entrée par la porte du vestibule.-)
HEDDA, à

BRACK (avec un petit sourire ironique)
Tesman est toujours préoccupé de savoir de quoi l'on vivra.

TESMAN
Mon Dieu, nous parlions de ce pauvre Eilert Loevborg.

HEDDA (lui jetant un brusque regard)
Tiens ? (Elle s'assied dans le fauteuil au coin de la cheminée et demande d'un ton d'indifférence.)
Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

TESMAN
Ma foi, il y a longtemps qu'il a jeté son héritage aux quatre vents. Il ne peut pas écrire un nouveau livre chaque année. Hein ? Alors, je me demande, en effet, ce qu'il deviendra.

BRACK
Je pourrais peut-être vous renseigner là-dessus.

TESMAN
Ah ?

BRACK
Il faut vous souvenir qu'il a des parents assez influents.

TESMAN
Hélas ! ses parents lui ont carrément tourné le dos.

BRACK
Il n'en est pas moins vrai que, dans le temps, ils le regardaient comme l'espoir de la famille.

TESMAN
Oui, dans le temps ! Mais il a tout gâté de ses propres mains.

HEDDA
Qui sait ? (Avec un léger sourire.)
Ne l'a-t-on pas régénéré là-haut chez les Elvsted ?

BRACK
Et puis, ce livre qu'il a publié…

TESMAN
Oui, oui. Dieu fasse qu'on lui vienne en aide d'une façon ou d'une autre. Je viens justement de lui écrire. Ecoute, Hedda, je l'ai prié de venir chez nous ce soir.

BRACK
Mais, mon cher, ce soir, vous venez chez moi, souper dans ma garçonnière. Vous me l'avez promis au débarcadère.

HEDDA
Tu avais oublié cela, Tesman ?

TESMAN
Ma foi, oui, je l'avais oublié.

BRACK
D'ailleurs, vous pouvez être bien sûr qu'il ne viendra pas.

TESMAN
Pourquoi croyez-vous cela ? Hein ?

BRACK (se lève lentement et pose les mains sur le dossier de la chaise)
Mon cher Tesman. Et vous aussi, madame… Je ne me pardonnerais pas de vous laisser ignorer une chose… une chose qui…

TESMAN
Qui concerne Eilert… ?

BRACK
Oui, vous et lui.

TESMAN
Voyons, cher juge, voyons, dites !

BRACK
Il faut vous préparer à ce que votre nomination ne se fasse pas avec autant de rapidité que vous le désirez et que vous l'espérez.

TESMAN (bondissant, inquiet)
Y a-t-il un obstacle ? Hein ?

BRACK
Peut-être votre place sera-t-elle attribuée sur concours…

TESMAN
Sur concours ! Dis donc, Hedda !

HEDDA (s'enfonçant plus profondément dans son fauteuil)
Tiens, tiens !

TESMAN
Avec qui concourrais-je donc ? Cela ne peut pas être avec ?…

BRACK
Justement. Avec Eilert Loevborg.

TESMAN (joignant les mains)
Non, non, c'est inconcevable ! C'est impossible ! Hein ?

BRACK
Hem, et pourtant cela arrivera peut-être.

TESMAN
Non mais, écoutez donc, juge, ce serait là un manque inouï envers moi.(-Gesticulant.-)
Vous comprenez, je suis un homme marié ! Nous nous sommes mariés, Hedda et moi, en comptant sur cette perspective. Nous avons dépensé beaucoup d'argent. Nous en avons même emprunté à tante Juliane. Car, enfin, mon Dieu, on me l'avait presque promise, cette place.
Hein ?

BRACK
Allons, allons, la place ne vous échappera pas, j'en suis sûr. Seulement il vous faudra concourir pour l'avoir.

HEDDA (immobile dans son fauteuil)
Dis donc, Tesman, c'est là une espèce de sport.

TESMAN
Voyons, ma chère Hedda, comment cela peut-il te laisser si indifférente ?

HEDDA (sans changer de ton)
Ce n'est pas vrai. J'attends le résultat avec le plus grand intérêt.

BRACK
En tout cas, madame Tesman, il est bon que vous soyez au courant. Je veux dire, avant de commencer tous les petits achats que vous menacez de faire, m'a-t-on dit.

HEDDA
Cela ne change rien à la chose.

BRACK
Ah ! c'est différent. Adieu. (À TESMAN.)
Cette après-midi, en me promenant, je viendrai vous prendre.

TESMAN
Oui, oui. Ah ! je ne sais plus où j'en suis.
HEDDA, tendant la main à

BRACK (sans changer de position)
Adieu, juge. Ou plutôt au revoir. Soyez le bienvenu.

BRACK
Merci mille fois. Adieu, adieu.

TESMAN (l'accompagnant jusqu'à la porte)
Adieu, mon cher juge ! Il faut que vous m'excusiez vraiment…
(-BRACK sort par la porte du vestibule.-)

TESMAN (allant vers le fond)
Oh, Hedda ! On ne devrait jamais se lancer dans les aventures.
Hein ?

HEDDA (le regardant avec un sourire)
Est-ce ton cas ?

TESMAN
Oui, Hedda, on ne saurait le nier. C'est être allés à l'aventure que de s'être mariés comme nous l'avons fait et d'avoir tout bâti sur de simples espérances.

HEDDA
Quant à cela, tu as peut-être raison.

TESMAN
Allons ! nous avons toujours notre charmant intérieur. Dis donc… cet intérieur auquel nous rêvions en commun ! Je puis même dire qu'il nous enthousiasmait d'avance. Hein ?

HEDDA (se levant lentement, d'un air las)
Il avait été convenu, n'est-ce pas, que nous mènerions une vie mondaine, que nous tiendrions salon ?

TESMAN
Oui. Dieu sait que je m'en faisais une joie ! Pense donc, te voir tenir salon, dans un cercle choisi ! Hein ? Oui, oui, oui. Ainsi, jusqu'à nouvel ordre, il faudra nous isoler, Hedda, vivre en tête à tête. Rien que la tante Juliane, de temps en temps. Ah ! mon amie ! Toi qui aurais dû mener une autre… une tout autre existence!…

HEDDA
Il ne s'agit pas, naturellement, d'avoir tout de suite un domestique en livrée.

TESMAN
Hélas ! non ! Un domestique, tu sais… il ne peut pas en être question.

HEDDA
Et ce cheval de selle auquel je m'attendais…

TESMAN (effrayé)
Un cheval de selle !

HEDDA
Je n'ose même plus y penser maintenant.

TESMAN
Ah ! vraiment non, je crois bien !

HEDDA (se dirigeant vers le fond)
Enfin ! Il me reste toujours quelque chose pour m'amuser en attendant.

TESMAN (rayonnant de joie)
Dieu soit loué ! Qu'est-ce donc, Hedda ? Hein ?

HEDDA (près de la porte, le regardant avec une raillerie dissimulée)
Mes pistolets, Jorgen.

TESMAN (angoissé)
Tes pistolets ?

HEDDA (avec un regard froid)
Les pistolets du général Gabler.
(-Elle sort par la porte de gauche de la pièce du fond.-)

TESMAN (courant après elle, lui crie, de la porte )
Chère Hedda ! Mon Dieu ! je t'en prie, ne touche pas à ces objets dangereux. Fais cela pour moi, Hedda ! Hein ?

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