« Mon cher Alain,
« Je m’accoutume à cette vie d’hôtel. C’est un effort qui, je l’espère, me sera compté par vous, de même que je vous fais honneur de chaque victoire remportée sur mon apathie.
« Les journées me sont plus longues pourtant qu’aux baigneurs effectifs. Marthe, vaillante comme toujours, se soumet à un traitement très dur de douches et de massage. Léon boit seulement ; moi je regarde.
« Nous avons rencontré ici Mme Van Langendonck, qui est seule. Croyez, cher Alain, que je n’ai point recherché cette rencontre. Marthe l’accueille bien et dit que les amitiés de villes d’eaux se coupent à Paris le plus aisément du monde. J’espère que vous voilà rassuré sur le superficiel de nos relations. Et d’ailleurs, elle habite l’hôtel du Casino, tandis que nous logeons au Grand Hôtel.
« Je crois aussi que les Renaud-Claudine débarquent dans peu de jours. Il nous sera presque impossible de ne pas les voir ; il me semble d’ailleurs que vous considérez le mari comme acceptable, parce qu’il connaît toute la terre. Quant à sa femme, nous aviserons à agir au mieux, et pour cela je me fie à Marthe, qui tient de vous un sens très fin de la décision opportune.
« Je vous parle de nous, cher Alain. Vous m’avez défendu de vous importuner de ma sollicitude, inutile mais si bien intentionnée ! Sachez donc encore que nous nous levons à 7 heures moins le quart, qu’à 7 heures sonnantes nous sommes assises aux petites tables de la laiterie. On trait devant nous un lait mousseux et chaud, que nous buvons lentement en regardant monter le brouillard que le soleil aspire.
« Il faut bien déjeuner dès 7 heures, car la douche est à 10. On vient là au saut du lit sans prendre le temps même d’une toilette sommaire. Ce petit lever ne réussit pas à toutes les femmes, et j’admire comme Marthe supporte cette épreuve. Elle paraît enveloppée de linons et de mousselines, en capuchons ruchés et neigeux qui l’avantagent extrêmement.
« Votre Annie n’y déploie pas tant d’art ; elle arrive en jupe tailleur et en blouse de soie molle, et l’absence de corset ne me change guère la taille. Ma natte de la nuit relevée en catogan par un ruban blanc, un chapeau paillasson en forme de cloche, — voilà une tenue qui ne fait pas émeute.
« Après deux tasses de lait et autant de petits croissants, promenade dans le parc, retour à l’hôtel pour le courrier et pour la toilette, — à dix heures, douche. Marthe disparaît, et je reste seule jusqu’à midi. Je flâne, je lis, je vous écris. Je cherche à m’imaginer votre vie, votre cabine, l’odeur de la mer, le battement de l’hélice…
« Adieu, cher Alain, prenez bien soin de vous-même, et de votre affection pour
ANNIE. »
C’est tout ce que je trouve à lui écrire. Je me suis interrompue vingt fois, une maladresse au bout de ma plume… Quel mauvais esprit m’habite, pour que j’écrive déjà « maladresse » là où il faudrait « franchise » ?…
Mais pouvais-je écrire tout ? Je crains, même de loin, la colère de mon mari, s’il apprend que je vis côte à côte avec Calliope, avec Maugis arrivé depuis trois jours et qui ne nous quitte guère… Le train de 5 heures 10 amène demain Claudine et son mari… Lâchement je me dis qu’un aveu bien complet au retour d’Alain, me vaudra seulement un grand sermon. Il n’aura pas vu Calliope à la laiterie le matin en « déshabillé galant » — si déshabillé et si galant, que je détourne les yeux pour lui parler — des tulles qui dégringolent, des pelisses à fanfreluches qui bâillent sur la peau dorée, et d’extraordinaires mantilles de blonde pour voiler les cheveux mal relevés. Hier matin, pourtant, elle arrive embobelinée dans un vaste cache-poussière, en soie glacée d’argent, si hermétique et si convenable que je m’étonne. Autour de nous les panamas et les casquettes à carreaux regrettent et cherchent les coins de peau ambrée.
Je lui fais compliment de sa correction. Elle éclate de son rire déchirant et s’écrie : « Je crois bien ! C’est forcé ! J’ai pas chemise dessous ! »
Je ne savais où me mettre. Les casquettes et les panamas se sont penchés vers elle, d’un mouvement automatique de marionnettes qui saluent…
Heureusement, Calliope est seule. Seule ? Hum ! J’ai parfois, marchant auprès d’elle, croisé des messieurs très bien, qui se détournaient avec une discrétion si affectée, une indifférence si parfaite… Elle passait, royale dans sa petite taille, avec un coup de paupières en éventail, qu’elle a voulu m’apprendre, sans y réussir.
L’heure de la douche nous rapproche l’une de l’autre, en faisant le désert autour de nous. Léon, très déprimé ces temps-ci, vient s’asseoir souvent à notre table et risque des cravates déconcertantes, des gilets vifs qui vont bien à son teint mat. Il s’éloigne de quart d’heure en quart d’heure, pour les quatre verres d’eau : il tente un essai de cour littéraire auprès de Calliope. À mon grand étonnement. elle le reçoit avec un dédain peu déguisé, un froid regard bleu tombant de haut qui signifie : « Que veut cet esclave ? »
Il y a encore… Marthe. Oui, Marthe. Même pour écrire ceci, j’hésite… Ce Maugis la suit de trop près, et elle supporte sa présence comme si elle ne s’en apercevait pas. Je ne puis le croire. Les étincelants yeux gris de Marthe voient tout, écoutent tout, saisissent la pensée derrière les yeux qu’ils regardent. Comment n’arrache-t-elle pas sa petite main, potelée et fine, aux lèvres de cet individu, qui lui disent, deux fois par jour, un bonjour et un adieu prolongé ? Maugis sue l’alcool. Il est intelligent, d’accord, instruit sous sa blague à demi-gâteuse ; il tire l’épée, m’a dit Alain, d’un poignet redoutable que l’absinthe ne fait pas encore trembler. Mais… pouah !
Elle s’amuse, je veux l’espérer. Elle coquette pour le plaisir de voir les yeux globuleux de son adorateur s’injecter et s’attendrir en la regardant. Elle s’amuse…
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