« Ma très chère Annie,
« Votre lettre m’arrive bien juste avant l’embarquement, et vous n’accuserez, de la brièveté de celle-ci, que la hâte du départ. J’ai plaisir à vous savoir si brave, si attachée à tout ce qui fait la vie d’une femme simple et de bon monde : votre mari, votre famille, votre joli logis net et bien ordonné.
« Car il me semble que je puis, que je dois, de loin, vous faire les compliments que je retiens auprès de vous. Ne m’en remerciez pas, Annie, c’est un peu mon œuvre que j’admire : une aimable enfant, façonnée peu à peu, et sans grande peine, en jeune femme irréprochable, en ménagère accomplie.
« Le temps est magnifique ; nous pouvons compter sur une traversée parfaite. Vous pouvez donc espérer que les choses iront normalement, jusqu’à Buenos-Ayres. Vous savez que j’ai une belle santé et que le soleil ne me fait pas peur. Ainsi, ne vous énervez pas si les courriers sont rares et irréguliers. Je me contraindrai moi-même à ne point trop attendre vos lettres, qui me seront pourtant bien précieuses.
« Je vous embrasse, ma très chère Annie, de toute mon affection inébranlable. Je sais que vous ne sourirez pas de ma formule un peu solennelle, le sentiment qui m’attache à vous n’a rien de frivole.
Votre
ALAIN SAMZUN. »
L’index sur une tempe qui bat, j’ai lu sa lettre péniblement. Car me voici en proie, une fois de plus, à cette migraine terrassante qui, presque périodiquement, me désespère. Les mâchoires contractées, l’œil gauche clos, j’écoute dans ma pauvre cervelle un marteau incessant. À chaque heurt mes paupières tressaillent. Le jour me blesse, l’obscurité m’étouffe.
Autrefois, chez grand’mère, je respirais de l’éther, jusqu’à l’insensibilité, mais, aux premiers mois de notre mariage, Alain m’a trouvée un jour à demi pâmée sur mon lit, un flacon serré dans ma main, et il m’a interdit de recommencer. Il m’a parlé très sérieusement, très clairement, des dangers de l’éther, de l’horreur qu’il professe pour ces « remèdes d’hystérique », de l’innocuité, en somme, des migraines : « toutes les femmes en ont ! » Depuis, je me laisse souffrir avec le plus de patience que je puis, me bornant, sans succès, aux compresses bouillantes et à l’hydrothérapie générale.
Mais aujourd’hui, je souffre si fort que j’ai envie de pleurer, et que la vue de certains objets blancs, feuille de papier, table laquée, draps du lit ouvert où je me suis étendue, me donnent la contraction de gorge, la nausée nerveuse que je connais bien et que je redoute. La lettre d’Alain — tant espérée pourtant ! — je la trouve froide, incolore, il faut que mon mal soit bien méchant… Je la relirai plus tard…
Léonie entre. Elle prend beaucoup de soin pour ne pas faire de bruit : elle ouvre la porte très doucement, et la referme rudement ; l’intention du moins est méritoire.
— Madame a toujours mal ?
— Oui, Léonie…
— Pourquoi que Madame ne prend pas…
— Un verre de cognac ? non, merci.
— Non, Madame, mais un peu d’éther.
— Monsieur n’aime pas que je me drogue, Léonie ; l’éther ne me vaut rien.
— C’est Monsieur qui fait croire ça à Madame. Monsieur est gentil dans ce qu’il est, et il se figure que ça peut faire mal à Madame, mais pour connaître quelque chose aux misères des femmes, ne me parlez pas d’un homme. Moi, je prends toujours de l’éther quand la névralgie me tient.
— Ah ! vous… vous en avez ici ?
— Un flacon tout neuf. Je vais le chercher à Madame.
La divine odeur puissante détend mes nerfs. Je m’allonge sur mon lit, le flacon sous mes narines, je pleure des larmes de faiblesse et de plaisir. Le méchant forgeron s’éloigne, ce n’est plus maintenant qu’un doigt qui frappe ma tempe, discret, cotonneux. Je respire si fort que mon gosier est tout sucré…, mes poignets sont lourds.
Des rêves vagues qui passent, tous barrés d’une ligne de lumière : celle qui filtre entre mes paupières à demi fermées. Je vois Alain, dans un costume de tennis qu’il portait il y a huit ans, un été, un maillot blanc que sa chair teintait de rose… Je suis moi-même la toute jeune Annie d’alors, avec ma natte lourde que terminait une boucle molle… Je touche ce doux maillot rosé, qui m’émeut autant qu’une peau vivante, tiède comme la mienne, et je me dis confusément qu’Alain est un petit garçon, que cela n’a pas d’importance, pas d’importance, pas d’importance… Il est passif et vibrant, il abaisse sur ses joues enflammées de longs cils noirs qui sont ceux d’Annie… Comme, sous le doigt, cette peau est veloutée !… Pas d’importance… pas d’importance…
Mais une balle de tennis vient me frapper durement la tempe, et je la saisis au vol, blanche, tiède…, une voix nasillarde déclare, tout près de moi : « C’est un œuf de coq ». Je n’en suis point surprise, puisque Alain est un coq, un coq rouge au fond des assiettes. Il gratte d’une patte arrogante la faïence qui crisse à rendre fou, et chante : « Moi, moi, je… » Qu’est-ce qu’il dit ? je n’ai pas pu entendre. La barre de lumière gris-bleu le coupe en deux, comme un sautoir de Président de la République, puis c’est le noir, le noir, une mort délicieuse, une chute lente que soutiennent des ailes…
Une vilaine action, une vilaine action, oui, Annie, cela ne peut s’appeler autrement ! Une désobéissance, et réfléchie, et complète, à la volonté d’Alain. Il a raison de me défendre cet éther qui me rend irresponsable… Je m’accuse en toute humilité deux heures après, seule avec mon image, assise à ma coiffeuse où je lisse et renoue mes cheveux défaits. Ma tête est libre, vide et claire. Les yeux cernés, la bouche pâlie, l’inappétence malgré mon jeûne d’un jour accusent seuls ma débauche du poison aimé. Pouah ! la vapeur refroidie et passée de l’éther colle aux rideaux ; il faut de l’air, de l’oubli, — si je puis…
Ma fenêtre au second étage, s’ouvre sur un triste horizon : la cour étroite, le cheval d’Alain qu’on panse, un gros palefrenier en chemise à carreaux. Au bruit de ma fenêtre, un bull noir assis sur le pavé lève son museau carré… Comment, c’est toi, mon pauvre Toby ! Toi l’exilé, toi le honni ! Il est debout, petit et sombre, et agite vers moi le souvenir de sa queue coupée.
— Toby ! Toby !
Il saute, il gémit en sifflant. Je me penche :
— Charles, envoyez-moi Toby par l’escalier de service, s’il vous plaît.
Toby a compris avant lui et s’élance. Une minute encore et le pauvre bull noir est à mes pieds, convulsif, délirant d’humidité et de tendresse, la langue et les yeux hors de la tête…
Je l’avais acheté, l’an dernier, à un homme d’écurie de Jacques Delavalise, parce que c’était vraiment un beau petit bull de huit mois, pas équarri, sans nez, des yeux limpides et un peu bridés, des oreilles comme des cornets acoustiques. Et je l’avais ramené à la maison, assez fière, un peu craintive. Alain l’examina en connaisseur, sans malveillance.
— Cent francs, dites-vous ? Ce n’est pas cher. Le cocher sera content, les rats détruisent tout dans l’écurie.
— Dans l’écurie ? Mais je ne l’avais pas acheté pour cela. Il est joli, je voudrais le garder pour moi, Alain…
(Haussant les épaules) :
— Pour vous ? Un bull d’écurie dans un salon Louis XV, n’est-ce pas ? ou sur les dentelles de votre lit ? Si vous tenez à un chien, ma chère enfant, je vous chercherai un petit havanais en soie floche, pour le salon, ou encore un grand sloughi… les sloughis vont avec tous les styles.
Il a sonné et désigné à Jules mon pauvre Toby noir, qui mâchait ingénument un gland de fauteuil :
— Portez ce chien à Charles, qu’il lui achète un collier, qu’il le tienne propre, et qu’il me dise s’il tue bien le rat. Le chien s’appelle Toby.
Depuis, je n’ai revu Toby que par la fenêtre. Je l’ai vu souffrir et penser à moi, car nous nous étions aimés à première vue, et pour jamais.
Un jour, j’ai gardé de petits os de pigeon et les lui ai portés dans la cour, en me cachant. Je suis rentrée le cœur gros, avec un malaise que j’ai cru dissiper en avouant à Alain ma faiblesse, il ne me gronda presque pas.
— Êtes-vous enfant, Annie ! Si vous voulez, je dirai à Charles qu’il prenne quelquefois le bull avec lui, sous le siège, quand vous sortirez. Mais que je ne rencontre jamais Toby dans l’appartement, jamais, n’est-ce pas ? vous m’obligerez beaucoup.
Aujourd’hui, il ne me suffirait pas, pour m’alléger de tout souci, disons franchement : de tout remords, d’avouer à Alain la présence de Toby dans ma chambre à coucher. Ceci. qui m’eût fait trembler, la semaine passée, est une vétille auprès de mon ivresse d’éther, coupable et délicieuse.
Dors sur le tapis à roses grises. Toby-noir, dors avec de grands soupirs de bête émue : tu ne retourneras pas à l’écurie.
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