Onze heures du matin. L’arrivée. Le Paris sec et triste d’une fin d’été. L’estomac creux, le cœur malade, il me semble revenir de l’autre côté du monde, avec l’envie de me coucher là et de dormir. Laissant Léonie lutter contre la douane, je m’enfuis en fiacre vers la maison…
L’arrêt de ma voiture amène sur le seuil de l’hôtel le concierge sans livrée, en manches de chemise, et sa femme — ma cuisinière — dont les joues couperosées se marbrent de rouge et de blanc… Je lis distraitement sur leurs plates figures la surprise, l’embarras, une dignité froissée de serviteurs corrects envers qui on n’agit pas correctement…
— C’est Madame !… mais nous n’avons pas reçu la dépêche de Madame !…
— C’est que je n’en ai pas envoyé.
— Ah ! je disais aussi… Monsieur n’est pas avec Madame ?
— Apparemment non. Vous me ferez déjeuner aussitôt que possible. N’importe quoi, des œufs, une côtelette… Léonie me suit avec la malle.
Je monte lentement les degrés de l’escalier, suivie du concierge qui a endossé précipitamment une tunique verte aux boutons ternis… Je regarde, dépaysée, ce petit hôtel, qu’Alain a voulu acheter… Je n’y tenais pas, moi. Mais on ne m’a pas demandé mon avis… Je pensais pourtant qu’au-dessous d’un certain prix, le petit hôtel est plus banal et plus inconfortable qu’un appartement…
Que m’importe tout cela, à présent ? Je me sens indifférente comme une voyageuse. On a posé des doigts sales sur la porte blanche de ma chambre à coucher… L’ampoule électrique du corridor est fêlée… Poussée par l’habitude ancienne, j’ouvre la bouche pour dire qu’on répare, qu’on lave… Puis, je me ravise et me détourne.
Un peu de douceur, un peu de lâcheté me détendent, quand j’ouvre ma chambre blanche et jaune… Sur ce petit bureau laqué, où la poussière paraît peu, j’ai écrit les premières lignes de mon cahier… Dans ce grand lit plat, où mon corps creuse à peine son poids léger, j’ai rêvé migraine, crainte, résignation, ombre brève d’amour, volupté incomplète… Qu’y rêverai-je à présent, dépouillée de ma peur, de ma résignation, et de l’ombre même de l’amour ? C’est une chose extraordinaire qu’une créature aussi faible que moi, aussi penchante vers tout appui moral et physique, se trouve seule, on ne sait comment, sans en périr aussitôt comme un volubilis désenlacé. Peut-être qu’on ne finit pas ainsi… si vite… Machinalement, je viens me mirer au-dessus de la cheminée.
Sans étonnement, j’eusse vu apparaître dans la glace une Annie consumée, diminuée, les épaules plus étroites, la taille plus molle encore qu’avant l’été… Mon image me surprend, et je m’accoude à l’étudier de près.
Les cheveux sombres, feutrés par une nuit en wagon, encadrent d’une marge brutale l’ovale toujours mince d’une figure brune. Mais ce pli de fatigue, aux coins des lèvres, ne modifie pas seul la ligne de la bouche, une bouche plus ferme, moins implorante qu’autrefois… Les yeux, eux, regardent plus droit, portent, sans faiblir à tout instant, l’auvent soyeux des cils. « Fleurs de chicorée sauvage », mes yeux si clairs, mon unique beauté véritable, je ne pourrai plus vous regarder sans penser à Claudine qui, penchée sur eux, disait par taquinerie : « Annie, on voit jusque de l’autre côté, tant ils sont clairs ». Hélas ! c’était vrai. Clairs, comme un flacon vide. Attendrie par ce souvenir, vaguement enivrée par la nouveauté de mon image, j’incline la tête, je pose mes lèvres sur ma main dégantée…
— Je dois t’y défaire la malle de Madame ?
Léonie, essoufflée, mesure d’un œil hostile cette chambre qu’il faudra « faire à fond »…
— Je ne sais pas, Léonie… J’attends une lettre… Ne sortez que les robes et les jupons de soie, le reste ne presse pas…
— Bien, Madame. Voilà justement une lettre de Monsieur que le portier allait renvoyer en Allemagne.
D’une main brusque, je prends la lettre inattendue. Pour la lire seule, je m’en vais dans le cabinet d’Alain, où je pousse moi-même les persiennes.
« Ma chère Annie,
« C’est un mari très fatigué qui vous écrit. Rassurez-vous ; j’ai dit : fatigué, et non malade. Il a fallu batailler ; je vous ai déjà informée des difficultés de convertir en argent ce qui était en taureaux, et vous les redirai de façon détaillée. Je suis tout au plaisir de m’en être tiré honorablement et d’en rapporter une belle somme. Vous me saurez gré, Annie, d’un voyage qui me permet d’augmenter le train de notre maison, et de vous offrir une fourrure de zibeline aussi belle que celle de Madame… vous savez qui je veux dire ?… ma sœur la nomme, trop librement : « la Chessenet ».
« Le soleil est pesant à cette heure, et j’en profite pour mettre à jour ma correspondance. Dans la cour de la maison, une fille est assise, qui coud ou fait semblant de coudre. Il y a vraiment une ressemblance assez singulière, et que j’ai remarquée tant de fois, entre sa silhouette immobile, penchée, au chignon noué sur la nuque, — et la vôtre, Annie. La fleur rouge est en plus ici, et le petit châle jaune aussi. N’importe, cela m’occupe et fait dévier ma pensée vers vous, et vers mon retour qui n’est plus qu’une affaire de jours… »
De jours ! C’est vrai, il y a longtemps déjà… De jours ! Je finissais par croire qu’il ne reviendrait pas. Il va revenir, il va quitter la terre lointaine, la fille brune qui me ressemble et qu’il appelle peut-être Annie, les nuits d’orage… Il va revenir et je n’ai pas encore décidé mon sort, pris courage contre moi-même et contre lui !
Sans ramasser la lettre glissée à terre, je songe en regardant autour de moi. Ce cabinet de travail, qui sert de fumoir, n’a pas gardé l’empreinte de son maître. Rien n’y traîne, et rien n’y charme. La verdure déclouée pour l’été laisse un grand panneau de mur blanc, non tendu. Je suis bien mal ici, je ne resterai pas à Paris…
— Léonie !
Le bon gendarme accourt, une jupe pendue à chaque index.
— Léonie, je veux partir demain pour Casamène.
— Pour Casamène ? Oh ! ma foi, non.
— Comment, non ?
— Madame n’a pas écrit à la jardinière, la maison est fermée et pas nettoyée, les provisions pas faites. Et puis il me faudrait bien deux jours pour les choses qu’on a besoin ici, les jupes de toujours de Madame ont la doublure abîmée, la robe en linon blanc qu’on n’a pas trouvé de teinturier pour elle en Allemagne ; le jupon qui va avec, sa dentelle il faut qu’on la remplace, et encore…
Je ferme mes oreilles à deux mains, la syntaxe de Léonie m’impressionne.
— Assez, assez ! Vous avez deux jours pour tout cela. Seulement, écrivez vous-même à la jardinière que… (j’hésite un moment…) que je n’amène que vous. Elle fera la cuisine.
— Bien, Madame.
Léonie sort d’un pas digne. Je l’aurai froissée une fois de plus. Il faut tant d’égards envers les subalternes ! Tous les domestiques qui ont passé dans cette maison ont été de vraies sensitives, des sensitives grognon, qui ressentaient vivement les nuances de l’humeur d’autrui et le laissaient paraître sur leurs visages, en l’absence d’Alain.
Je pars demain. Il est temps, ma patience s’use. Tout ce décor de ma vie conjugale me devient intolérable, même le salon Louis XV où j’attendais le vendredi, docile et horrifiée, le coup de sonnette de la première visiteuse. J’exagère : en ce temps-là, qui recule étrangement, j’étais plus docile qu’horrifiée, et presque heureuse, d’un bonheur incolore, peureux. Errante aujourd’hui, démoralisée et pourtant plus têtue, enflammée parfois de mes caresses et de ma rêverie, mon sort est-il meilleur ? C’est un problème bien ardu pour une cervelle aussi fatiguée.
Je ne laisse guère de moi dans ce petit hôtel, étroit et haut comme une tour. Alain n’a pas voulu des meubles de grand’mère Lajarrisse, ils sont demeurés à Casamène. Quelques livres, deux ou trois portraits d’Annie — le reste appartient à mon mari. Je lui ai donné, il y a trois ans, ce petit bureau anglais, qu’il a gardé miséricordieusement dans son cabinet de travail. Qu’y a-t-il serré ? Je tire, indiscrète, la poignée de cuivre du tiroir, qui résiste. Un homme d’ordre ferme ses tiroirs en partant pour un si long voyage. En regardant de plus près, je découvre, scellé minuscule, une petite bande de baudruche gommée, à peu près invisible… Peste ! mon mari montre une confiance relative en son personnel. Mais une précaution aussi dissimulée vise-t-elle seulement le valet de chambre ?… Brusquement, la venimeuse figure de Marthe m’apparaît : « Dix-huit mois, ma chère, dix-huit mois de correspondance suivie, de rendez-vous réguliers… »
J’aimerais assez connaître le style de Valentine Chessenet. Non pas, grand Dieu, qu’une jalousie physique m’étreigne, que la fièvre pousse ma main… C’est simplement, qu’au point où j’en suis venue, les scrupules me semblent un luxe ridicule.
… Les petites clefs de mon trousseau échouent l’une après l’autre sur la serrure anglaise. Cela m’ennuie de recourir à quelqu’un. Je cherche… Cette règle plate, en fer poli, sur la table à écrire… Oui, en faisant levier sous le tiroir… Que c’est dur ! J’ai chaud, et l’ongle de mon pouce est cassé, un petit ongle rose si soigné au bout de ma main brune… Oh ! quel craquement ! Si les domestiques entraient, croyant à un accident ? J’écoute une minute, effrayée. Les cambrioleurs doivent mourir fréquemment de maladies de cœur…
Le bois de frêne clair a éclaté. Encore un peu de travail et le tablier du joli meuble, fendu, éventré, tombe, suivi d’une avalanche de papiers.
Me voilà interdite comme une petite fille qui a renversé une boîte de dragées ! Par où commencerai-je ? Ce ne sera pas long ; chaque petite liasse, méthodiquement serrée d’un caoutchouc, porte une suscription :
Voici Factures acquittées, voici Titres de propriété, voici Pièces relatives au procès des terrains (quels terrains ?) puis Reçus de Marthe (ah ?) Lettres de Marthe, Lettres d’Annie (trois en tout), Lettres d’Andrée (mais quelle Andrée ?) Lettres… Lettres… Lettres… ah ! enfin : Lettres de Valent…
Je vais doucement tourner la clef de la porte, puis, assise sur le tapis, j’éparpille au creux de mes genoux la liasse assez copieuse.
« Mon rouquin d’amour… », « Mon petit homme blanc » (elle aussi !) « Cher ami… », « Monsieur », « Méchant gosse… », « Sale lâcheur… », « Ma cafetière en cuivre rouge… » Les appellations varient, certes, plus que le fond des lettres. L’idylle est complète, pourtant. On peut chronologiquement la suivre, depuis le petit bleu : « J’ai fait une gaffe en me donnant si vite… » jusqu’au « Je ferai tout pour te ravoir, j’irai plutôt te chercher chez ta petite oie noire… »
En marge ou au verso de toutes les lettres, la raide écriture d’Alain a noté : « Reçu le… Répondu le… par télégramme fermé. » Je l’aurais reconnu à ce trait. Ah ! elle peut bien l’appeler rouquin d’amour, ou mimi blanc, ou théière… cafetière, je ne sais plus… c’est toujours le même homme !
Qu’est-ce qu’il faut faire de tout cela, à présent ? Envoyer le paquet de lettres sous pli cacheté, à l’adresse d’Alain écrite de ma main ? On procède ainsi dans les romans. Mais il croirait que je l’aime encore, que je suis jalouse. Non. Je laisse tous les papiers à terre, au pied du meuble cambriolé, avec la règle plate, et le trousseau de mes petites clés. Ce saccage met un réjouissant désordre dans la pièce sans âme. Emportons les Lettres d’Annie… Là, c’est fini… La figure d’Alain, quand il reviendra !
L'œuvre "Sido" de Colette est un récit autobiographique qui explore la vie de l'auteure à travers le prisme de sa mère, Sido. Colette y évoque son enfance dans une maison...
"Claudine en ménage" est un roman de Colette qui s'inscrit dans la série des histoires mettant en scène le personnage de Claudine, une jeune femme pleine de vie et d'enthousiasme....
"Claudine à Paris" est un roman de Colette qui suit les aventures de Claudine, une jeune fille pleine de vie et d'énergie, alors qu'elle se retrouve à Paris. Le récit...
"Chéri" de Colette raconte l'histoire d'une relation tumultueuse entre une femme âgée, Léa de Lonval, et un jeune homme, Chéri, de près de vingt ans son cadet. L’intrigue se déroule...
"Claudine à l’École" est un roman de Colette qui évoque l'expérience d'une jeune fille, Claudine, dans un internat pour filles. Dans cette œuvre, Colette dépeint la vie quotidienne des élèves,...