Une enveloppe bleue s’accote à ma tasse sur le plateau du petit déjeuner. Au timbre bavarois, moins qu’à l’écriture grasse et ronde, j’avais deviné la réponse de Claudine. Elle me répond vite ; elle a pitié… Son écriture lui ressemble, sensuelle, vive, droite, et d’où s’élancent des boucles courtes et gracieuses, des barres de T renflées, despotiques…
« Ma douce Annie,
« Je ne verrai donc plus, de longtemps, les yeux uniques que vous cachez si souvent sous vos cils, comme un jardin derrière une grille, car il me semble que vous voilà partie pour un grand voyage… Et quelle idée avez-vous de me demander un itinéraire ? Je ne suis ni l’Agence Cook, ni Paul Bourget. Enfin, nous verrons ça tout à l’heure, je veux vous dire d’abord le plus pressé, qui est banal comme un fait divers.
« Dans la journée qui suivit votre départ, je ne rencontrai pas le ménage Léon à Tristan. Votre beau-frère, ce n’est rien, mais Marthe manquant les entr’actes de Tristan, les plus sensationnels après ceux de Parsifal ! Nous rentrons du théâtre comme d’habitude, à pied, moi pendue au bras de mon cher grand, et nous songeons tous deux à faire un petit détour pour prendre des nouvelles de Marthe… Horreur ! l’honnête maison Meider ouverte à tout venant, quatre petites filles en tabliers roses qui courent comme des rats, Marthe, enfin, dont j’entrevois le fanal rouge en racines droites et qui nous claque la porte au nez pour nous empêcher d’entrer… Renaud parlemente avec une bonne, écoute ce qu’elle gémit en bavarois ponctué de Yo ! et m’emmène, si étonné, qu’il avait presque l’air bête… J’exagère.
« Savez-vous quoi, Annie ? Léon venait de s’empoisonner, comme une modiste plaquée ! Il avait bu du laudanum, et d’un tel cœur, qu’il s’était collé une indigestion monstre ! Vous allez penser tout de suite que le suicide de Liane hantât ce cerveau éminemment parisien ? Pas du tout. Au cours d’une scène vive, Marthe très énervée — la chronique ne dit pas pourquoi — avait traité son époux de « cocu » avec tant de fréquence et de conviction que le malheureux n’avait plus douté de ce qu’on appelle, en style de reporter, « l’étendue de son malheur ».
« Va pour étendue.
« Le lendemain, je tente une reconnaissance, toute seule : Marthe me reçoit, épouse modèle, et me raconte la « fatale erreur », se lève dix fois pour courir auprès du cher malade… Maugis n’était pas là, parce qu’une dépêche urgente l’avait appelé à Béziers la veille au soir. C’est curieux tout de même, Annie, ce qu’on voit de départs urgents dans la colonie française de Bayreuth !…
« Rassurez-vous vite, enfant craintive, le suicidé va bien ; Marthe le soigne comme un cheval qui doit courir le Grand-Prix. Sous peu de jours, il sera en état de reprendre son travail, à raison de 80 lignes quotidiennes au lieu de 60, pour rattraper le temps perdu. Votre belle-sœur est une femme très intelligente et qui comprend à merveille que la situation de femme mariée est de beaucoup supérieure à celle de la femme divorcée, ou à certains veuvages, même lucratifs.
« Vous voilà au courant. Parlons de vous. De vous, embarrassante petite créature, si lente à se connaître elle-même, si prompte, le jour venu, à s’enfuir, silencieuse et coiffée de noir, comme une hirondelle qui émigre.
« Vous partez, et votre fuite et votre lettre sont comme un reproche pour moi. Que je vous regrette, Annie à l’odeur de rose ! Il ne faut pas m’en vouloir. Je ne suis qu’une pauvre bête amoureuse de la beauté, de la faiblesse, de la confiance, et j’ai bien du mal à comprendre que, lorsqu’une petite âme, comme la vôtre, s’appuie sur la mienne, qu’une bouche entr’ouverte, comme la vôtre, défaille vers la mienne, je ne doive pas les embellir encore, l’une et l’autre, d’un baiser. Je ne le comprends pas très bien, vous dis-je, quoiqu’on me l’ait expliqué.
« On a dû, Annie, vous parler de moi, et d’une amie que j’aimai trop simplement, trop entièrement. C’était une fille méchante et séduisante, cette Rézi, qui voulut mettre entre Renaud et moi sa grâce blonde et dévêtue, et se donner le littéraire plaisir de nous trahir tous les deux… À cause d’elle, j’ai promis à Renaud — et à Claudine aussi — d’oublier qu’il peut y avoir de jolies créatures faibles et tentantes, qu’un geste de moi pourrait enchanter et asservir…
« Vous partez, et je vous devine toute en désordre. J’espère, pour vous et pour lui, que votre mari ne va pas revenir tout de suite. Vous n’êtes encore ni assez clairvoyante, ni assez résignée. Que vous n’aimiez pas, c’est un malheur, un malheur calme et gris, oui, Annie, un malheur ordinaire. Mais songez que vous pourriez aimer sans retour, aimer et être trompée… C’est le seul grand malheur, le malheur pour lequel on tue, on brûle, on anéantit… Et on a rudement raison ! Ainsi, moi, si jamais… Pardonnez-moi. Annie, j’allais oublier qu’il s’agit ici uniquement de vous. Une amoureuse a bien de la peine à cacher son égoïsme.
« Conseillez-moi ! » suppliez-vous. Comme c’est commode ! Je vous sens prête à diverses sottises, que vous accompliriez doucement, avec une mollesse entêtée, avec cette grâce de jeune fille qui donne tant d’incertitude et de charme à tous vos gestes, sinueuse Annie.
« Je ne peux pourtant pas, bon sang ! vous dire tout à trac : « On ne vit pas avec un homme qu’on n’aime pas, c’est de la cochonnerie », bien que cette opinion ne diffère pas sensiblement de ma vraie pensée. Mais je puis, du moins, vous raconter ce que j’ai fait :
« Munie d’un gros chagrin, et d’un petit bagage, je suis rentrée dans mon terrier natal. Pour y mourir ? Pour y guérir ? je n’en savais rien en partant. La divine solitude, les arbres apaisants, la nuit bleue et conseillère, la paix des animaux sauvages m’ont détournée d’un dessein irréparable, m’ont reconduite doucement au pays d’où je venais, — au bonheur…
« Ma chère Annie, vous pouvez toujours essayer.
« Adieu. Ne m’écrivez pas, si ce n’est pour m’annoncer que le traitement opère. Car j’aurais trop de regret de n’en pouvoir connaître un autre.
« Je baise, des cils au menton, tout votre visage qui a la forme fuselée et presque la nuance d’une aveline mûre. De si loin, les baisers perdent leur poison, et je puis poursuivre une minute, sans remords, notre rêve du Jardin de la Margrave.
CLAUDINE. »
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