Claudine s’en va
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Chapitre III

Colette

Chapitre III

Ce message téléphonique de Marthe m’embarrasse beaucoup. « Impossible d’aller te cueillir à domicile pour essayer chez Taylor. Viens me prendre à quatre heures chez Claudine ».

Une image outrageante ne m’eût pas plus troublée que ce papier bleu. Chez Claudine ! Marthe en parle à son aise ; l’Emploi du temps dit… Que ne dit-il pas ?

Le rendez-vous donné par Marthe, dois-je le considérer comme une visite officielle à Renaud-Claudine ? Non… Si… Je m’agite, je cherche à biaiser, craignant de fâcher ma belle-sœur, redoutant Alain et ma conscience ; mais ma conscience débilitée, et d’ailleurs si peu au fait du chemin à suivre, cède à l’influence la plus proche, elle cède surtout au plaisir de voir cette Claudine qu’on me défend, comme un livre libre et trop sincère…

— Rue de Bassano, Charles.

J’ai revêtu une sombre robe modeste, voilé mon visage de tulle uni, ganté mes mains de suède neutre, préoccupée d’enlever à ma « démarche » tout « caractère officiel ». Je sais me servir de ces mots-là, avertie par l’expérience d’Alain qu’une démarche doit ou ne doit point revêtir un caractère officiel. Lorsque je les prononce en pensée, ces mots-là, ils accompagnent, en guise de légende, un dessin, baroque et naïf, de rébus… La Démarche, petit personnage aux membres filiformes, tend ses bras vers les manches offertes d’un habit d’académicien, brodé finement au collet de « caractèrofficielcaractèrofficielcaract… » en guirlande délicate… Que je suis sotte d’écrire tout cela ! Ce n’est qu’une toute petite divagation. Je ne noterai jamais les autres : à les relire, ce cahier me tomberait des mains…

Au palier de Claudine, je consulte ma montre : quatre heure dix, Marthe sera sûrement arrivée, assise et croquant des sucreries dans cet étrange salon qu’à mes premières visites je vis à peine, tant la timidité me suffoquait…

— Mme Léon Payet est arrivée ?

Une vieille bonne hostile me regarde distraitement, attentive surtout à empêcher la fuite d’un grand chat fauve et noir.

— Limaçon, le derrière va te cuire, atta l’heure… Madame Léon… quoi ? C’est à l’étage au-dessus, probable.

— Non, je voulais dire… Madame Claudine est chez elle ?

— Madame Claudine à présent ? Vous n’avez pas l’air ben fixée. Claudine, c’est ici… Mais elle est sortie…

— Menteuse des menteuses ! crie une voix de gamin joyeux. Justement, j’y suis, chez moi. Tu bisques, hein, Mélie ?

— Je ne bisque pas du tout, riposte Mélie sans se troubler. Mais une autre fois, t’iras ouvrir toi-même, pour t’apprendre.

Et elle s’en va très digne, le chat rayé sur ses talons. J’attends toujours, au seuil de l’antichambre, qu’un être surgi de l’ombre veuille m’introduire… Est-ce la maison de la sorcière ? « Château-gâteau, ô joli château-gâteau… » Ainsi chantaient Hänsel et Gretel, devant le palais tentateur…

— Entrez, je suis dans le salon, mais je ne peux pas bouger, crie la même voix.

Une grande ombre se lève et barre la fenêtre : c’est Renaud qui vient à ma rencontre.

— Entrez, chère Madame, la petite est si occupée qu’elle vous dira bonjour seulement dans une minute.

La petite ? Mais la voilà accroupie, presque, dans la cheminée où flambe un feu de bois malgré la saison. Je m’avance, intriguée : elle tend à la flamme un objet indistinct — toujours la sorcière des contes où s’extasièrent les terreurs de mon enfance crédule… — je craindrais, en le souhaitant, voir dans la flamme qui dore la tête bouclée de Claudine se tordre des salamandres, agoniser des animaux dont le sang, mêlé au vin, fait mourir de langueur…

Elle se relève, très calme :

— Bonjour, Annie.

— Bonjour, Mad… Claudine.

(J’ai articulé son nom avec un peu d’effort. Mais, le moyen de dire « Madame » à cette petite femme que tout le monde appelle par son prénom !)

— … Il allait être cuit à point, je ne pouvais pas le lâcher, vous comprenez ?

Elle tient un petit gril carré en fil d’argent où noircit et se boursoufle une tablette de chocolat rôtie.

— … Mais c’est pas encore la perfection, cet outil-là, vous savez, Renaud ! Ils m’ont fait un manche trop court, et j’ai une cloque sur la main, tenez !

— Montre vite.

Son grand mari se penche, baise tendrement la fine main échaudée, la caresse des doigts et des lèvres, comme un père, comme un amant… Ils ne s’occupent plus du tout de moi. Si je m’en allais ? Ce spectacle-là ne me donne pas envie de rire…

— C’est guéri, c’est guéri, s’écrie Claudine en battant des mains. Nous allons manger la grillade, nous deux Annie. Mon grand, mon beau, je vais faire salon. Allez voir dans votre bureau si j’y suis.

— Je te gêne donc ? demande, penché encore vers elle ce mari aux cheveux blancs dont les yeux regardent si jeune.

Sa femme se hausse sur la pointe des pieds, relève à deux mains les longues moustaches de Renaud, et lui plante sur la bouche un baiser qui chante pointu… Oh ! je crois bien que je vais me sauver !

— Minute, Annie ! où courez-vous par là ?

Une main despotique s’est emparée de mon bras, et le visage ambigu de Claudine, bouche railleuse et paupières mélancoliques, m’interroge sévèrement.

Je rougis, comme si je me sentais coupable de ce baiser regardé…

— C’est que… puisque Marthe n’est pas arrivée…

— Marthe ? Elle doit venir ?

— Mais oui ! C’est elle qui m’a donné rendez-vous ici, sans quoi…

— Comment, « sans quoi », petite impolie ! Renaud, vous saviez que Marthe devait venir ?

— Oui, chérie.

— Vous ne m’avez pas prévenue !

— Pardon, ma petite fille. Je t’ai lu tout ton courrier dans ton lit, comme d’habitude. Mais tu jouais avec Fanchette…

— C’est un mensonge éhonté. Dites plutôt que vous vous occupiez, vous-même, à me chatouiller, avec les ongles, tout le long des dernières côtes… Assise, Annie ! Adieu, mon grand…

Renaud ferme doucement la porte.

Je me pose, un peu raide, tout au bord du divan. Claudine s’y installe en tailleur, les jambes ramenées sous sa jupe de drap orange. Une chemisette de satin souple, blanche, que soulignent des broderies japonaises du même ton que la jupe, éclaire sa figure mate. À quoi songe-t-elle, si sérieuse tout à coup, pensive, dans sa chemisette brodée et sous ses cheveux courts, comme un petit batelier du Bosphore ?

— Pas, il est beau ?

Sa parole brève, ses gestes, soudains comme son immobilité, me secouent autant que des bourrades.

— Qui ?…

— Renaud, pardi ! C’est bien possible qu’il m’ait lu la lettre de Marthe… Je n’aurai pas fait attention.

— Il lit votre courrier ?

Elle dit oui d’un signe, affairée : car la tablette de chocolat rôtie colle au petit gril d’argent et menace de s’effriter… Sa distraction m’enhardit :

— Il le lit… avant vous ?

Les prunelles malicieuses se lèvent :

— Oui, Mes-Beaux-Yeux (Vous voulez bien que je vous appelle « Mes-Beaux-Yeux » ?). Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Oh ! rien. Mais je n’aimerais pas cela.

— Rapport à vos flirts ?

— Je n’ai pas de flirts, Claudine !

J’ai jeté cela avec tant de feu, tant de sincérité révoltée que Claudine se tord de joie :

— Elle a coupé ! elle a coupé ! ô âme candide ! Eh bien, Annie, j’en ai eu, moi, des flirts… et Renaud me lisait leurs lettres.

— Et… qu’est-ce qu’il disait ?

— Peuh… rien. Pas grand-chose. Quelquefois il soupirait : « C’est curieux, Claudine, la quantité de gens qu’on rencontre, convaincus qu’ils ne sont pas comme tout le monde et… du besoin de l’écrire… » Voilà.

— Voilà…

J’ai répété le mot malgré moi, sur le même ton qu’elle…

— … Alors, Claudine, ça vous est égal ?

— Quoi ? oui, tout m’est égal, — sauf un seul être… (elle se ravise) pourtant, non ! Il ne m’est pas indifférent que le ciel soit chaud et pur, que les coussins profonds se creusent sous ma paresse, que vous ayez ces yeux-là, surprenants et inédits, que l’année abonde en abricots sucrés et en châtaignes farineuses, que le toit de ma maison, à Montigny, soit assez solide pour ne pas semer ses ardoises brodées de lichen, un jour d’orage… (sa voix qui chantait et traînait, se raffermit vite, ironique) : Vous voyez, Annie, que je m’intéresse comme vous, comme tous, au monde extérieur et, pour parler aussi simplement que votre romancier mondain de beau-frère, « à ce que charrie le temps dévorateur qui coule d’un flot inégal ».

Je secoue le front, mal convaincue ; et j’accepte, pour plaire à Claudine, des bribes de chocolat grillé, qui sent un peu la fumée, beaucoup la praline.

— C’est divin, pas ? Vous savez, c’est moi qui ai inventé le gril à chocolat, ce génial petit machin qu’on a fabriqué, nonobstant mes indications, avec un manche trop court. J’ai inventé aussi le peigne-à-carder-les-puces, pour Fanchette, la poêle sans trous pour griller les marrons l’hiver, l’ananas à l’absinthe, la tarte aux épinards (Mélie dit que c’est elle, mais c’est pas vrai), et mon salon-cuisine que voici.

L’humeur de Claudine me mène du rire à l’inquiétude, et du malaise à l’admiration. Ses yeux havanes, allongés jusqu’aux tempes, proclament avec la même chaleur, le même regard pur et direct, sa passion pour Renaud ou ses droits d’auteur sur le gril-à-chocolat…

Son salon-cuisine prolonge cette impression d’incertitude. Je voudrais seulement savoir si j’ai devant moi une démente convaincue ou une mystificatrice experte…

Une cuisine ou une salle d’auberge, d’auberge triste et enfumée de Hollande. Mais sur quel mur d’auberge, même hollandaise, sourirait cette délicieuse Vierge du xve siècle, enfantine, frêle, charmante dans sa tunique rose et son manteau bleu, qui s’agenouille et prie, craintivement.

— C’est beau, hein, fait Claudine. Mais, ce qui me plaît le plus là dedans, c’est le contraste vicieux — parfaitement, vicieux, — de cette robe dans les roses tendres avec cet affreux fond de paysage désolé, aussi désolé que vous l’étiez, Annie, le jour que Monsieur votre Alain s’est embarqué. Vous n’y pensez plus, maintenant, à ce navigateur ?

— Comment, je n’y pense plus ?

— Enfin, vous y pensez moins. Oh ! ne rougissez pas pour ça, c’est bien naturel quand il s’agit d’un homme si correct… Tenez, regardez plutôt l’expression gentiment contrite de cette Vierge ; elle a l’air de dire, en regardant son petit Jésus : « Vrai, c’est bien la première fois que ça m’arrive ! » Renaud croit qu’il est de Masolino.

— Qui ?

— Pas l’enfant, bien sûr, le tableau ! Les com-pé-ten-ces l’attribuent à Filippo Lippi.

— Et vous ?

— Moi, je m’en fiche.

Je n’insiste pas. Cette critique d’art très particulière me démonte un peu.

Une Claudine de marbre, dans un angle, sourit, les paupières baissées, à la manière d’un Saint-Sébastien qui se délecterait de son supplice. Un grand divan d’ours sombre, que caresse ma main dégantée, recule et s’abrite sous une sorte d’alcôve. Mais tout le reste de l’ameublement me stupéfie : cinq ou six tables de cabaret, en chêne luisant et sombre. — comme ciré par les coudes immobiles des buveurs de bière, — autant de bancs épais et patauds, une horloge fruste et endormie, des pichets de grès, une cheminée caverneuse en hotte renversée, gardée par les hauts chenets de cuivre. Sur tout cela, un désordre éphémère de livres jetés, de revues effeuillées qui jonchent l’épais tapis d’un rose terreux… Intriguée, j’ai tout examiné. J’y gagne une tristesse… comment dire ? une tristesse maritime, comme si, par ces petits carreaux verdâtres derrière quoi tombe le jour, j’avais longtemps contemplé une houle grise où mousse un peu d’écume, sous la pluie transparente et légère ainsi qu’une cendre fine…

Claudine a suivi ma pensée, et lorsque je reviens à elle, nous nous regardons avec des yeux pareils…

— Vous vous plaisez ici, Claudine ?

— Oui. J’ai horreur des appartements gais. Ici, je voyage. Voyez, les murs verts ont la sombre couleur du jour regardé à travers une bouteille, et ces bancs de chêne poli ont porté, je le crois, tant de derrières découragés de pauvres gens qui buvaient tristement et se saoûlaient… Hé ! Il me semble que Marthe vous pose le petit lapin des familles, Annie ?

Comme elle a rompu brusquement, presque méchamment, le fil de son rêve mélancolique ! Je le suivais si bien, séparée, pour cette heure seulement, du souci de celui qui est sur la mer… Et puis, la mobilité de Claudine me fatigue, qui mêle l’enfantillage à la sauvagerie, et dont l’esprit de jeune barbare peut bondir de la gourmandise à l’amour immodeste, d’un ivrogne désespéré à cette Marthe bruissante et agressive…

— Marthe, oui… elle est bien en retard.

— Un peu ! Sans doute que Maugis a, pour la retenir, des arguments sérieux…

— Maugis ? est-ce qu’elle devait le voir aujourd’hui ?

Claudine fronce le nez, penche sa tête comme un oiseau curieux, me regarde jusqu’au fond des yeux, puis éclate de rire en sautant sur ses pieds.

— Je ne sais rien, je n’ai rien vu, rien entendu, crie-t-elle avec une volubilité de petite fille. J’ai peur seulement de vous ennuyer. Vous connaissez le gril-à-chocolat, le salon-cuisine, Renaud, mon portrait en marbre, tout… Je vais toujours appeler Fanchette, pas ?

On n’a jamais le temps de répondre à Claudine. Elle ouvre une porte, se penche, et gazouille des appels mystérieux :

— Ma bien belle, ma charmante, ma toute blanche, mouci-mouci-amour, vrrrrou, vrrrrain…

La bête apparaît, lente, somnambulique comme un petit fauve charmé ; une chatte blanche très belle qui lève sur Claudine des yeux obéissants et verts.

— … Ma charbonnière, ma marmitonne, tu as encore fait pipi sur une bottine vernie à Renaud, mais il n’en saura rien, je lui dirai que c’est du cuir de mauvaise qualité. Et il fera semblant de le croire. Viens que je te lise des choses tout plein belles de Lucie Delarue-Mardrus !

Claudine empoigne la chatte par la peau du cou, la lève au-dessus de sa tête et s’écrie :

— Voyez, Madame, le chat noyé pendu à un crochet (elle ouvre les doigts : Fanchette retombe de haut sur ses pattes molles et précises, sans une inquiétude, et reste là…). Vous savez, Annie, depuis que ma Fille habite Paris, je lui lis des vers, elle sait par cœur les Baudelaire sur les chats et je lui apprends maintenant tous les « Pour le chat » de Lucie Delarue-Mardrus.

Je souris, amusée de cette voltigeante gaminerie.

— Vous croyez qu’elle comprend ?

Claudine m’humilie d’un regard traînant par-dessus l’épaule :

— Êtes-vous gourde, Annie ! Pardon, je voulais dire seulement : « J’en suis certaine ». Assise, Fanchette ! Regardez, vous, l’incrédule, et écoutez. C’est inédit. C’est superbe.

POUR LE CHAT

Chat, monarque furtif, mystérieux et sage,
Sont-ils dignes, nos doigts encombrés d’anneaux lourds.
De votre majesté blanche et noire, au visage
De pierrerie et de velours ?

Votre grâce s’enroule ainsi qu’une chenille ;
Vous êtes, au toucher, plus bridant qu’un oiseau,
Et, seule nudité, votre petit museau
Est une fleur fraîche qui brille.

Vous avez, quoique rubanné comme un sachet,
De la férocité plein vos oreilles noires,
Quand vous daignez crisper vos pattes péremptoires
Sur quelque inattendu hochet.

En votre petitesse apaisée ou qui gronde
Râle la royauté des grands tigres sereins ;
Comme un sombre trésor vous cachez dans vos reins
Toute la volupté du monde…

Mais, pour ce soir, nos soins vous importent si peu
Que rien en votre pose immobile n’abdique :
Dans vos larges yeux d’or cligne un regard boudhique,
Et vous vous souvenez que vous êtes un Dieu.

La chatte dort à demi, vibrante d’un ronron faible et voilé qui accompagne en sourdine la voix singulière de Claudine, tantôt grave, pleine d’r caillouteux, tantôt douce et basse à faire frémir… Quand la voix cesse. Fanchette rouvre ses yeux obliques. Toutes deux se regardent un moment aussi sérieuses l’une que l’autre… L’index levé près du nez, Claudine soupire en se tournant vers moi.

— « Péremptoire ! »… Il fallait dénicher ce mot-là ! C’est beau, hein, ces strophes qui écrit Ferveur ? Moi, pour avoir trouvé « péremptoire » je donnerais… dix ans de la vie de la Chessenet !

Ce nom choque ici comme un bibelot de camelote dans une collection sans tare.

— Vous n’aimez pas la Ch… Mme Chessenet, Claudine ?

Claudine, presque étendue, les regards au plafond, lève une main paresseuse.

— M’est égal… Betterave jaune sculptée… M’est aussi égal que la Rose-Chou.

— Ah ! la Rose-Chou…

— Rose ou Chou ? Cette fille dodue, qui a des joues comme des fesses de petits amours ?

— Oh !…

— Quoi, oh ? « Fesse » n’est pas un vilain mot. D’ailleurs, la Rose-Chou aussi… t’égal.

— Et… Marthe ?

Une indiscrète curiosité m’anime, comme si, en questionnant Claudine, j’allais surprendre le secret, la « recette » de son bonheur, qui la détache de tout, qui l’éloigne des potins, des mesquines querelles, des convenances même… Mais l’adresse me manque, et Claudine se moque de moi, retournée d’un saut de carpe, sur le ventre, le nez dans la fourrure argentée de sa chatte…

— Marthe, je pense qu’elle a manqué son rendez-vous… je veux dire celui qu’elle nous avait donné. Mais… C’est une interview, Annie ?

(J’ai honte. Une brusque franchise me jette vers elle) :

— Pardonnez-moi, Claudine. C’est que je louvoyais, j’hésitais à vous demander… ce que vous pensez d’Alain… Depuis qu’il est parti, je ne sais comment vivre, et personne ne me parle de lui, du moins comme je voudrais que l’on m’en parlât… Est-ce l’habitude, à Paris, d’oublier si vite ceux qui partent ?

(J’ai parlé comme je pensais, surprise moi-même de mon émotion. Le visage mat et triangulaire de Claudine se méfie, appuyé sur deux petits poings, éclairé de nacre par le satin blanc de la chemisette).

— Est-ce l’habitude d’oublier ?… Je ne sais pas trop. Cela doit dépendre de ceux qui partent. Monsieur Samzun, « Alain » comme vous dites, m’a produit l’effet d’un mari… impeccable. Il vise à la distinction, il décroche la correction, c’est toujours ça… Il abonde en apophtegmes définitifs et en gestes…

— « Péremptoires », lui aussi, dis-je avec un sourire peureux.

— Oui ; mais il n’a aucun droit au « péremptoire » lui, puisqu’il n’est pas chat. Ah ! non, qu’il n’est pas chat ! Il a du snobisme dans le cœur et une tringle dans le fondement… Dieu, que je suis sotte ! Voulez-vous ne pas pleurer ? Comme si ça comptait, ce que je dis ! Vous savez bien, enfant battue, que Claudine a un courant d’air dans la cervelle… Bon, elle veut s’en aller ! Embrassez-moi avant, pour dire que vous ne m’en voulez pas. Avec son catogan, sa robe plate, ses larmes limpides au bout des cils, dirait-on pas une petite fille qu’on marie de force ?

Je souris pour lui plaire, pour la remercier de laisser voir, hors de la commune livrée du mensonge, son âme indocile et sincère…

— Adieu, Claudine. Je ne suis pas fâchée contre vous.

— J’espère bien. Voulez-vous m’embrasser ?

— Oh ! oui.

Elle se penche, longue et flexible, les mains sur mes épaules :

— Donnez bouche ! Qu’est-ce que je dis donc ? L’habitude… Donnez votre joue. Là. À bientôt, à Arriège ? Par ici l’antichambre. Bonjour à cette coureuse de Marthe. Non, vos yeux ne sont pas rouges. Adieu, adieu… chrysalide !

Je descends pas à pas, troublée, flottante. Elle a dit : « Une tringle dans le… » Mon Dieu, je crois que c’est la métaphore, l’image de cette tringle qui m’a choquée, plutôt que le jugement même de Claudine. Elle a blasphémé, et je l’ai laissée blasphémer, interdite un moment devant cette enfant sans entraves…


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