Claudine s’en va
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Chapitre XVII

Colette

Chapitre XVII

Bayreuth.

La pluie, la pluie… Le ciel fond en pluie, et le ciel, ici, c’est du charbon. Si je m’appuie au rebord de la fenêtre, mes mains et mes coudes sont marqués de noir. La même poudre noire, impalpable, neige invisiblement sur ma robe de serge blanche, et si je caresse distraitement ma joue du plat de ma main, j’y écrase en traînées un charbon ténu et collant… Sur le volant de ma jupe, des gouttes de pluie ont séché en petites lunes grises. Léonie brosse longuement mes vêtements et ceux de Marthe, d’un air allègre de gendarme sentimental. « Ça lui rappelle son pays natal, Saint-Étienne » proclame-t-elle.

Vers l’ouest, le ciel jaunit. Peut-être la pluie va-t-elle cesser, et verrai-je Bayreuth autrement qu’à travers ce voile fin et sans plis, autrement aussi qu’a travers le trouble cristal de mes larmes.

Car, dès mon arrivée, je fondis en eau, comme les nuages. J’écrirai ici, avec un peu de honte, le puéril motif d’une telle crise de désolation…

À Schnabelweide, où nous quittions la ligne de Nurnberg-Carlsbad, le train, hâtif et distrait plus qu’il n’est accoutumé en Allemagne. emporta mon nécessaire de toilette et ma malle vers l’Autriche, de sorte que je me trouvai — après quinze heures de route et toute poissée de ce charbon allemand qui sent le sucre et l’iodoforme — sans une éponge, sans un mouchoir de rechange, sans un peigne, sans… tout ce dont je ne puis me passer. Ce coup me démoralisa, et tandis que Léon et Maugis couraient aux renseignements, je me mis à pleurer, debout sur le quai de la gare, à pleurer de grosses larmes qui faisaient de petites boules dans la poussière.

— Cette Annie, murmurait Claudine avec philosophie, comme elle a le tempérament marécageux !

Si bien que mon arrivée dans la « Ville Sainte » fut pitoyable et ridicule. Le snobisme de Marthe s’extasia en vain devant les cartes postales, les Graals en verre rouge, les chromos, les bois sculptés, les dessous de plats, les cruches à bière, le tout à l’image du dieu Wagner ; Claudine même, mal peignée, le canotier sur l’oreille, m’arracha à peine un sourire, quand, sur la place de la Gare, elle me brandit sous le nez une saucisse fumante qu’elle tenait à pleine main.

— J’ai acheté ça, criait-elle, c’est une espèce de facteur des postes qui les vend. Oui, Renaud, un facteur ! Il a des saucisses chaudes dans sa boîte en cuir bouilli, et il les pèche avec une fourche, comme des serpents. Vous n’avez pas besoin de faire la lippe, Marthe, c’est délicieux ! J’en enverrai à Mélie, je lui dirai que ça s’appelle un Wagnerwurst…

Elle s’en fut dansante, tirant son doux mari vers une conditorei peinte en lilas, pour manger de la crème fouettée avec sa saucisse…

Grace au zèle de Léon, éperonné par Marthe, grâce au polyglottisme de Maugis, qui parle autant de dialectes allemands qu’il y a de tribus dans Israël, et qui dompta, d’une phrase parfaitement inintelligible pour moi, l’apathie souriante des employés, je récupérai mes valises, à l’heure même où Claudine, émue de mon dénûment, m’envoyait une de ses chemises de linon, courte à faire rougir, et une petite culotte de soie japonaise semée de lunes jaunes, avec ce mot : « Prenez toujours ça, Annie, quand ce ne serait que pour essuyer vos larmes, et souvenez-vous que je suis un type dans le genre de saint Martin. Et encore, saint Martin eût-il donné son pantalon ? »

J’attends, sans hâte, l’heure du déjeuner, la fin de la pluie. Un peu de bleu vogue entre deux nuages gras, et disparaît. Ma fenêtre donne sur l’Opernstrasse, au-dessus d’un trottoir de planches qui cache une eau fétide. L’escalier sent le chou. Mon étrange lit-cercueil s’emboîte, durant le jour, sous un couvercle tendu d’étoffe à ramages. Le premier drap se boutonne au couvre-pieds, et mon matelas est fait de trois morceaux, comme les chaises longues du grand siècle… Non, décidément non, je ne sens point de fièvre sacrée. J’envie Marthe, qui, dès la gare, pétillait d’un enthousiasme de convention, et respirait déjà ce que son mari appelle, en style pompeux « la ferveur de tous les peuples venus pour adorer l’homme qui fut plus grand qu’un homme… » Derrière la cloison, j’entends cette néophyte se débattre rageusement parmi ses malles, vider d’un coup les tout petits brocs d’eau chaude. La voix de Léon m’arrive en bourdonnement. Le mutisme de Marthe ne me semble point de bon augure. Et je ne suis qu’à moitié surprise de l’entendre s’écrier, de ce ton aigu, si peu… Marie-Antoinette :

— Zut ! Quel sale patelin !

Une seule douceur m’apaise, m’immobilise devant cette fenêtre, à ce guéridon d’acajou mal calé : celle de me sentir très loin, hors d’atteinte… Combien y a-t-il de temps qu’Alain est parti ? Un mois, un an ? je ne sais plus. Je cherche en moi son image reculée, je tends parfois l’oreille, comme au bruit de son pas… Est-ce que je l’attends, ou bien si je le crains ? Souvent je me retourne vivement, avec l’impression qu’il est là, qu’il va poser sa forte main sur mon épaule, et mon épaule cède pour la recevoir… Cela est bref comme un avertissement. Je sais bien que, s’il revenait, il serait de nouveau mon maître, et mon cou ploie doucement sous le joug encore récent, comme mon doigt garde l’anneau qu’Alain y mit le jour de notre mariage, l’anneau meurtrissant, un peu trop étroit.


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