Entre midi et cinq heures, une chaleur inhumaine terrasse tous les baigneurs. La plupart s’enferment dans le grand hall du casino, qui ressemble à la salle des pas-perdus de quelque gare modern-style. Renversés dans des rockings, ils flirtent, les malheureux ! ils sucent du café dans de la glace pilée, et somnolent au bruit d’un vague orchestre assoupi comme eux-mêmes. Je me dérobe souvent à ces plaisirs prévus, embarrassée par les regards, par le mauvais ton de Maugis, par le bruit d’une trentaine d’enfants et leur sans-gêne déjà poseur.
Car j’ai vu là des petites filles, à qui leurs treize ans font déjà du mollet et de la hanche, user indignement de ce qu’on appelle les privilèges de l’enfance. À cheval sur la jambe d’un grand cousin, ou juchée sur un tabouret de bar, les genoux au menton, une adorable petite blonde, aux yeux qui savent, montre tout ce qu’elle peut d’elle-même et guette, d’un regard de chatte froide, l’émoi honteux des hommes. Sa mère, une grosse cuisinière couperosée, s’extasie : « Est-elle bébé, à son âge ! » Je ne peux pas croiser cette gamine effrontée sans me sentir mal à l’aise. Elle a inventé de souffler des bulles de savon, et de les poursuivre d’une raquette en laine. Des individus de tout âge soufflent maintenant dans des pipes de terre, et courent après les bulles de savon, pour frôler la petite fille, lui voler son chalumeau, l’enlever d’un bras quand elle se penche à la baie vitrée… Ah ! quelle vilaine bête dort donc dans certains hommes !
Il reste encore, Dieu merci, de vrais bébés, des garçonnets patauds, aux mollets nus couleur de cigare, d’une gentillesse oursonne ; des fillettes poussées trop vite, tout en angles et en grands pieds minces, des tout petits, les bras en boudins roses ficelés de plis tendres, — comme ce gros amour de quatre ans, malheureux dans sa première culotte, et qui chuchotait, très rouge, à sa miss sévère et dégoûtée : « Est-ce que le monde a l’air que j’ai fait dans mon pantalon ? »
Je traverse, pour rentrer chez moi, la nappe dangereuse de soleil qui sépare notre hôtel du casino. Pendant vingt-cinq secondes, je goûte le plaisir cuisant de me sentir comme soulevée de chaleur, le dos grésillant, les oreilles bourdonnantes… Près de tomber, je me réfugie dans la fraîcheur noire du vestibule, où une porte ouverte sur les sous-sols laisse monter une odeur de vieille futaille, de vin rouge tourné en vinaigre… Puis, c’est ma chambre silencieuse, déjà parfumée de moi, le lit moins hostile, où je me jette en chemise, pour y songer, dévêtue, jusqu’à cinq heures…
Toby effleure mes pieds nus d’une langue congestionnée, puis tombe prostré sur le tapis. Mais cette horripilante caresse me laisse tremblante et comme outragée, oriente mes pensées sur la mauvaise route… Ma demi-nudité me rappelle la douche de Marthe, ce qu’elle cherche dans ces jets qui la rudoient, la blancheur de mon mari… celui du rêve… Pour me délivrer de l’obsession — est-ce bien pour m’en délivrer ? — je saute à bas du lit et cours chercher, entre deux sachets, le dernier portrait d’Alain.
Quoi donc ?… Est-ce maintenant que je rêve ? Ce beau garçon-là, il me semble que je ne le reconnais pas… Le dur sourcil, et cette pose arrogante de coq ! Voyons, je me trompe, et le photographe balourd aura retouché à l’excès ?…
Mais non, cet homme-là, c’est mon mari, qui voyage au loin. Je tremble devant son image, comme je tremble devant lui-même. Une créature courbée, inconsciente de sa chaîne, voilà ce qu’il a fait de moi… Bouleversée, je cherche obstinément dans notre passé de jeunes époux, un souvenir qui puisse m’abuser de nouveau, qui me rende le mari que j’ai cru avoir. Rien, je ne trouve rien… que ma soumission d’enfant battue, que son sourire de condescendance sans bonté… Je voudrais savoir que je rêve ou que je délire. Ah ! le méchant, le méchant ! Quand m’a-t-il fait le plus de mal, en partant sur la mer, ou bien en me parlant pour la première fois ?
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