Dans la chambre de Marthe, qui est la plus grande, nous attendons, derrière les volets tirés, Claudine et Calliope qui doivent venir prendre le thé. Claudine arrivée d’hier soir avec son mari, et qui viendra seule, par exception, Marthe excluant aujourd’hui les hommes, « pour se reposer ». Elle se repose en piétinant sur place, en virant dans sa robe de mousseline vert cru, un vert impossible qui outre sa blancheur et embrase sa chevelure mousseuse. Au corsage échancré, une grosse rose rose, commune et embaumée. Marthe associe sur elle, d’un choix sûr, de violentes et heureuses couleurs…
Je la trouve bien agitée, les yeux menaçants et la bouche triste. Elle s’assied, crayonne rapidement sur une feuille blanche, murmure des chiffres :
— … Ici, c’est deux louis par jour… quinze cents francs chez Hunt à la rentrée… et l’autre idiot qui veut passer par Bayreuth… C’est plutôt compliqué, la vie !
— Tu me parles, Marthe ?
— Je te parle sans te parler. Je dis que c’est compliqué, la vie.
— Compliqué… peut-être bien.
(Elle hausse les épaules.)
— Oui. « Peut-être bien ». S’il te fallait trouver cinq cents louis…
— Cinq cents louis ?
— Ne te fatigue pas à calculer, ça fait dix mille francs. S’il te fallait les dénicher d’ici trois semaines, dans… dans les plis de ta robe, qu’est-ce que tu ferais ?
— Je… j’écrirais au banquier… et à Alain.
— Comme c’est simple !
Elle est si sèche que je crains de l’avoir froissée :
— Comme tu me dis cela, Marthe ! Est-ce que… est-ce que tu as besoin d’argent ?
(Ses durs yeux gris s’apitoient) :
— Mon pauvre petit pruneau, tu me fais de la peine. Bien sûr, j’ai besoin d’argent… Tout le temps, tout le temps !
— Mais, Marthe, je vous croyais riches ! Les romans de Léon se vendent, et ta dot…
— Oui, oui. Mais faut manger. Le chateaubriand est hors de prix, cette année. Crois-tu qu’avec trente mille de rente, en tout et pour tout, une femme puisse vivre convenablement, si elle n’a pas un courage de teigne ?
Je réfléchis une seconde, pour avoir l’air de calculer :
— Dame… c’est peut-être un peu juste. Mais, Marthe, pourquoi ne pas…
— Ne pas ?…
— Ne pas me le dire ? J’ai de l’argent, moi, et je serais très contente…
Elle m’embrasse, d’un baiser qui sonne comme une tape, et me tire l’oreille :
— T’es gentille. Je ne dis pas non. Mais pas maintenant. Laisse, j’ai encore une ou deux ficelles qui sont comme neuves. Et puis, je te garde pour la bonne bouche. Et puis… ça m’amuse de me battre contre l’argent, de trouver à mon réveil une facture qu’on réclame pour la dixième fois, de regarder le dedans de mes mains vides en me disant : « Ce soir, il faut vingt-cinq louis dans cette menotte-là ».
Ébahie, je la contemple, cette petite Bellone en robe verte comme une sauterelle… « Se battre, lutter… » des mots effrayants, qui font lever des images de gestes meurtriers, de muscles tendus, de sang, de victoires… Je reste devant elle comme une infirme, les mains inertes, songeant à mes larmes récentes devant la photographie d’Alain, à ma vie écrasée… Un trouble pourtant me vient :
— Marthe… comment fais-tu ?
— Tu dis ?
— Comment fais-tu, quand tu as tant besoin d’argent ?
Elle sourit, se détourne, puis me regarde de nouveau, avec un air doux et lointain :
— Eh bien, voilà… je tape l’éditeur de Léon… j’embobine le couturier, ou bien je le terrorise… Et puis il y a des rentrées inespérées…
— Tu veux dire de l’argent qu’on te devait, que tu avais prêté ?
— À peu près… J’entends Claudine ; à qui parle-t-elle ?
Elle ouvre la porte et se penche sur le corridor. Je la suis des yeux, avec une arrière-pensée pénible… Pour la première fois, je viens de feindre l’ignorance, de simuler le zozotisme d’une Rose-Chou… « Des rentrées inespérées ! »… Marthe m’inquiète.
Claudine parle en effet, dans le corridor. J’entends : « Ma fîîîlle… » Quelle fille ? Et cette tendresse dans l’accent ?…
Elle paraît, tenant en laisse sa Fanchette maniérée et tranquille qui marche en ondulant et dont les yeux verts noircissent à notre vue. Marthe, ravie, bat des mains comme au théâtre :
— Comme c’est bien Claudine ! Où avez-vous pris cette bête délicieuse ? Chez Barnum ?
— Pardi non. Cheux nous. À Montigny. Fanchette, assise !
Claudine ôte son chapeau de garçon, remue ses boucles. Elle a ce teint mat, cet air sauvage et doux qui me plaît tant. Sa chatte s’assied correctement, la queue sous les pattes de devant. J’ai bien fait d’envoyer mon Toby promener avec Léonie ; elle l’aurait griffé.
— Bonjour, vous, princesse lointaine.
— Bonjour, Claudine. Vous avez fait bon voyage ?
— Très bon, Renaud charmant. Il a tout le temps flirté avec moi, si bien que je n’ai pas eu une seule minute la sensation d’être mariée… Croyez-vous, un monsieur qui voulait m’acheter Fanchette ? Je l’ai regardé comme s’il avait violé ma mère… On a chaud, ici. Est-ce qu’il va venir beaucoup de dames ?
— Non, non, Calliope van Langendonck seulement.
Claudine passe lestement son pied par-dessus une chaise, une chaise très haute :
— Chance ! je l’adore, Calliope. Ohé, de la trirème ! On va avoir du goût. Et puis elle est jolie, et puis elle est dernière détentrice de l’ « âme antique ».
— Par exemple ! se révolte Marthe. Elle qui est cosmopolite comme un croupier de casino !
— C’est ce que je voulais dire. Elle incarne, en mon imagination simpliste, tous les peuples qui sont en dessous de nous.
— Les taupes ? raillé-je timidement.
— Non, subtile petite rosse. Au-dessous… sur la carte. La voilà ! Paraissez, Calliope, Hébé, Aphrodite, Mnasidika… je sors tout ce que je sais de grec pour vous !
Calliope semble nue dans une robe trop riche de chantilly noir sur crêpe de Chine chair. Elle succombe dès le seuil :
— Je suis morte. Trois étages…
— … C’est movais pour peau, continue Claudine.
— Mais c’est bon pour femme enceinte. Ça fait tomber enfant.
MARTHE, effarée. — Vous êtes enceinte, Calliope ?
CALLIOPE, sereine. — Non, never, jamais.
MARTHE, amère. — Vous avez de la veine. Moi non plus, d’ailleurs. Mais c’est assommant, tous ces moyens préventifs. Comment vous garez-vous, vous ?
CALLIOPE, pudique. — Je suis veuve.
CLAUDINE. — Évidemment, c’est un moyen. Mais la condition n’est ni nécessaire, ni suffisante. Quand vous n’étiez pas veuve, qu’est-ce que vous faisiez ?
CALLIOPE. — Je faisais les croix dessus, avant. Et je tousse, après.
MARTHE, qui pouffe. — Les croix !… Sur qui ? Sur vous, ou sur le partenaire ?
CALLIOPE. — Sur tous deux, dearest.
CLAUDINE. — Ah ! Ah ! Et vous toussiez après ? C’est le rite grec ?
CALLIOPE. — Non, poulaki mou. On tousse comme ça (elle tousse) et c’est parti.
MARTHE, dubitative. — Ça vient plus vite que ça ne s’en va… Claudine, passez-moi donc la salade de pêches…
CLAUDINE, absorbée. — Je ne suis pas curieuse, mais j’aurais voulu voir sa tête…
CALLIOPE. — Tête de qui ?
CLAUDINE. — La tête de feu van Langendonck, pendant que vous « faisiez croix dessus ».
CALLIOPE, candide. — Mais je les faisais pas sur tête !
CLAUDINE, éclatant. — Ah ! ah ! que j’ai du goût (suffoquant de rire). Cette bon sang de Calliope me fait engorger !
Elle crie et se pâme de joie ; Marthe, elle aussi, s’étrangle. Moi-même, malgré la honte qu’elles me donnent, je ne puis m’empêcher de sourire dans la demi-obscurité qui me protège, qui ne me protège pas assez, car Claudine a surpris la gaîté silencieuse que je me reproche.
— Eh là, dites donc, sainte Annie, je vous vois ! Allez jouer dans le parc tout de suite, ou n’ayez pas l’air de comprendre. Ou plutôt, non, (sa voix rude devient douce et chantante) souriez encore ! Quand les coins de votre bouche remontent, vos paupières descendent, et les histoires de Calliope ont moins d’équivoque… petite Annie… que votre sourire…
Marthe interpose entre Claudine et moi l’aile d’un éventail ouvert :
— … et si ça continue, vous allez appeler ma belle-sœur « Rézi » ! Merci, je ne veux pas que mon honnête chambre serve à ça !
(Rézi ? qu’est-ce que c’est ? Je m’enhardis) :
— Vous avez dit… Rézi ? C’est un mot d’une langue étrangère ?
— Vous ne croyez pas si bien dire ! riposte Claudine pendant que Marthe et Calliope échangent des sourires complices. Puis sa gaîté tombe net, elle cesse de sucer son café glacé, rêve une minute, avec des yeux assombris, les mêmes yeux que ceux de sa chatte blanche qui, pensive, menace un point dans le vide…
Qu’ont-elles dit encore ? Je ne sais plus, je me reculais de plus en plus dans l’ombre de la persienne. Je n’ose transcrire les bribes que je me rappelle. Mille horreurs ! Calliope met à les débiter plus d’inconscience, une impudeur exotique ; Marthe une crudité nette et sans trouble ; Claudine, une sorte de sauvagerie languide, qui me révolte moins.
Elles en étaient venues à me questionner, avec des rires, sur des gestes et des choses que je n’ose nommer, même en pensée. Je n’ai pas tout compris, j’ai balbutié, j’ai retiré mes mains de leurs mains insistantes, elles ont fini par me laisser, bien que Claudine murmurât, les yeux sur mes yeux pâles qui laissent trop entrer le vouloir d’autrui : « Cette Annie est attachante comme une jeune fille ». Elle est partie la première, emmenant sa chatte blanche au collier de cuir vert, et bâillant à notre nez : « Il y a trop longtemps que j’ai vu mon grand ; le temps me dure ! »
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