Mon pauvre Toby-noir, que faire de toi ? Voilà que nous allons partir pour Bayreuth ! Marthe l’a décidé, d’un entrain qui m’épargne toute discussion. Va, je t’emmènerai, c’est encore le plus simple et le plus honnête. Je t’ai promis de te garder, et j’ai besoin de ta présence adorante et muette, de ton ombre courte et carrée près de mon ombre longue. Tu m’aimes assez pour respecter mon sommeil, ma tristesse, mon silence, et je t’aime comme un petit monstre gardien. Une gaîté jeune me revient, à te voir m’escorter, grave, la gueule distendue par une grosse pomme verte que tu portes précieusement tout un jour, — ou gratter d’une griffe obstinée un dessin du tapis, pour le détacher du fond. Car tu vis, ingénu, entouré de mystères. Mystère des fleurs coloriées sur l’étoffe des fauteuils, — duperie des glaces d’où te guette un fantôme de bull, poilu de noir, qui te ressemble comme un frère, — piège du rocking-chair, qui se dérobe sous les pattes… Tu ne t’obstines pas à pénétrer l’inconnaissable, toi. Tu soupires, ou tu rages, ou bien tu souris d’un air embarrassé, et tu reprends ta pomme verte mâchouillée.
Moi aussi, il n’y a pas deux mois, je disais : « C’est ainsi. Mon maître sait ce qu’il faut. » À présent, je me tourmente et je me fuis. Je me fuis ! Entends ce mot comme il faut l’entendre, petit chien, plein d’une foi que j’ai perdue. Il vaut mieux, cent fois mieux, radoter sur ce cahier et écouter Calliope et Claudine, que m’attarder seule, dangereusement, avec moi-même…
Nous ne parlons plus que de ce voyage. Calliope m’en rebat les oreilles, et se désole de notre départ, à grand renfort de « Dié tout puissant ! » et de « poulaki mou ».
Claudine considère toute cette agitation avec indifférence et gentillesse. Renaud est là, que lui importe le reste ? Léon, amer depuis son échec qu’il ne pardonne pas à Calliope, parle trop de son roman, du Bayreuth qu’il veut y décrire, « un Bayreuth considéré sous un angle spécial »…
— C’est un sujet neuf, déclare gravement Maugis qui envoie depuis dix ans, à trois journaux quotidiens, des correspondances bayreuthiennes.
— Un sujet est toujours neuf quand on sait le rajeunir, affirme Léon, doctoral. Bayreuth vu par une femme amoureuse à travers l’hypérestésie des sens que donne la passion satisfaite, — et illégitime ! — blaguez, blaguez, ça peut fournir une très bonne copie et vingt éditions !
— Pour le moins, souffle Maugis dans un flot de fumée. D’abord, moi, je donne toujours raison au mari d’une jolie femme.
La jolie femme somnole à demi, allongée dans un rocking… Mais Marthe ne dort jamais qu’à la façon des chats.
Nous cuisons dans le parc ; deux heures, l’heure étouffante et longue ; le café glacé fond dans les tasses, Calliope se meurt doucement, en gémissant comme un ramier. Je jouis du soleil torride, renversée dans un fauteuil de paille, et je ne remue pas même les paupières… À la pension, on m’appelait le lézard… Léon consulte fréquemment sa montre, attentif à ne pas dépasser le temps fixé pour sa récréation. La dépouille de Toby, qui semble inhabitée, gît sur le sable fin.
— Tu emmènes ce chien ? soupire Marthe faiblement.
— Certainement, c’est un si honnête garçon !
— Je n’aime pas beaucoup les honnêtes garçons, même en voyage.
— Alors, tu monteras dans un autre compartiment.
Ayant répondu cela, je m’émerveille en silence de moi-même. Le mois dernier, j’aurais répondu : « Alors, je monterai dans un autre compartiment ».
Marthe ne réplique rien et semble dormir. Au bout d’un instant, elle ouvre tout à fait ses yeux vigilants :
— Dites donc, vous autres, vous ne trouvez pas qu’Annie est changée ?
— Heu… mâchonne Maugis, très vague.
— Vous croyez ? demande Calliope, conciliante.
— Peut-être… hésite Léon.
— J’ai plaisir à constater que vous êtes tous de mon avis, raille ma belle-sœur. Je ne vous surprendrai donc pas en disant qu’Annie marche plus vite, courbe moins les épaules, regarde moins à terre et parle presque comme une personne naturelle. C’est Alain qui va trouver du changement !
(Gênée, je me lève) :
— C’est ton activité, Marthe, qui me galvanise. Alain n’en sera pas aussi surpris que tu le penses. Il m’a toujours prédit que tu aurais une excellente influence sur moi. Je vous demande pardon, mais je rentre écrire…
— Je vous suis, dit Calliope.
Effectivement, elle me suit, sans autre encouragement de ma part. Elle passe sous mon bras mince son bras potelé.
— Annie, j’ai un très grand service à vous demander.
Bon Dieu, quelle figure séduisante ! Entre les cils en pointes d’épées, les yeux lazuli luisent, fixes, suppliants, et la bouche en arc tendu s’entr’ouvre prête, dirait-on, à toutes les confidences… Avec Calliope, il faut s’attendre à tout.
— Dites, ma chère, vous savez bien que s’il est en mon pouvoir…
(Nous sommes dans ma chambre. Elle me prend les mains, avec une mimique outrée d’actrice italienne.)
— Oh ! oui, n’est-ce pas ? Vous êtes une tellement pure ! C’est ce qui m’a décidée. I am… perdue, si vous me refuseriez ! Mais vous voudrez vous intéresser pour moi…
Elle roule en tampon un petit mouchoir de dentelle et s’essuie les cils. Ils sont secs. Je ne me sens pas à mon aise.
Très posée à présent, elle manie les cent fétiches baroques qui cliquètent à sa chaîne (Claudine dit de Calliope qu’elle marche avec un bruit de petit chien) et regarde le tapis. Je crois qu’elle murmure quelque chose pour elle-même…
— C’est prière à la Lune, explique-t-elle. Annie, portez-moi un secours. J’ai besoin d’une lettre.
— Une lettre ?
— Oui. Une lettre… épigraphion. Une lettre bien, que vous dicterez.
— Mais pour qui ?
— Pour… pour… un ami du cœur.
— Oh !
Calliope étend un bras tragique :
— Je jure, par serment, sur tête de mes parents qui sont morts, que c’est ami du cœur seulement !
(Je ne réponds pas tout de suite. Je voudrais savoir…)
— Mais, ma chère, quel besoin avez-vous de moi pour cela ?
Elle se tord les mains avec un visage très calme :
— Comprenez ! Un ami du cœur, que j’aime, oh ! oui, j’aime, par serment, Annie ! Mais… mais je le connais pas trop.
— Hein ?
— Si. Il veut m’épouser. Il écrit lettres qui sont passionnelles, et je answer… réponds très peu, pourquoi… parce que je sais pas très bien écrire.
— Qu’est-ce que vous racontez là ?
— La vérité, par serment ! Je parle… deux, tre, quatre, five, langages, assez pour voyager. Mais je n’écris pas. Français surtout, si compliqué, si… je ne trouve pas le mot… Mon ami me croit… instruite, unique, femme universelle, et je voudrais tant paraître comme il croit ! Sans ça… comme vous dites, en France, vous ?… l’affaire est dans un seau.
Elle peine, rougit, pétrit son petit mouchoir, jette tout son fluide. Je réfléchis, très froide :
— Dites-moi, ma chère, sur qui comptiez-vous avant moi ? Car enfin, je ne suis pas la première…
Elle hausse l’épaule rageusement :
— Un tout petit de mon pays, qui écrivait bien. Il était… amoreux de moi. Et je copiais sa correspondance… mais à l’autre genre, vous entendez.
Cette scélératesse paisible, au lieu de m’indigner, me donne le fou-rire. C’est plus fort que moi, je ne puis prendre Calliope au sérieux, même dans le mal. Elle m’a désarmée. J’ouvre mon buvard.
— Mettez-vous là, Calliope, nous allons essayer. Quoique… vous ne saurez jamais combien cela m’est étrange d’écrire une lettre d’amour… Voyons. Que dois-je-dire ?
— Tout ! s’écrie-t-elle avec une passion reconnaissante. Que je l’aime !… Qu’il est loin !… Que ma vie est sans parfum, et que je décoloris… Enfin, tout ce qu’on dit à l’habitude.
(… Que je l’aime… qu’il est loin… J’ai déjà traité le sujet, mais avec si peu de succès…) Accoudée près de Calliope, les yeux sur sa main brillante de bagues, je dicte comme en songe…
— Mon ami si cher…
— Trop froid, interrompt Calliope. Je vais écrire « Mon âme sur la mer ! »
— Comme vous voudrez… « Mon âme sur la mer »… Je ne puis pas ainsi, Calliope. Donnez-moi la plume, vous recopierez, vous modifierez après.
Et j’écris, enfiévrée :
« Mon âme sur la mer, vous m’avez laissée comme une maison sans maître où brûle encore une lumière oubliée. La lumière brûlera jusqu’au bout, et les passants croiront que la maison est habitée, mais la flamme va baisser dans une heure et mourir… à moins qu’une autre main ne lui rende l’éclat et la force… »
— Pas ça, pas ça ! intervient Calliope penchée sur mon épaule. Pas bon, « l’autre main !… » Écrivez « la même main ».
Mais je n’écris plus rien. Le front sur la table, au creux de mon bras replié, je pleure brusquement, avec le dépit de ne pouvoir cacher mes larmes… Le jeu a mal fini. La bonne petite Calliope comprend — un peu de travers — et m’entoure de ses bras, de son parfum fort, de doléances, d’exclamations désolées :
— Chérie ! Psychi mou ! Que je suis mauvaise ! J’ai pas pensé que vous étiez seule ! Donnez, c’est fini, je veux plus. Et d’ailleurs, c’est assez. Le commencé, bon pour varier dessus ; je mettrai palazzo au lieu de maison et je chercherai dans romans français pour le reste…
— Je vous demande pardon, ma petite amie. Ce temps d’orage m’a mis les nerfs en triste état.
— Nerfs ! ah ! s’il n’y avait que nerfs ! dit Calliope sentencieuse, les yeux au plafond. Mais…
Son geste cynique et simple complète si singulièrement sa phrase que malgré moi, je souris. Elle rit.
— Oui, hein ? Addio, many thanks, et pardonnez-moi. J’emporte commencement de la lettre. Soyez avec votre courage.
Déjà dehors, elle rouvre la porte et passe sa tête de déesse malicieuse :
— Et même, je copierai deux fois. Parce que j’ai un autre ami.
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