« Mon cher Alain, je vous ai promis de montrer du courage. Je ne vous montrerai donc que mon courage, pardonnez-moi de cacher le reste, — que vous devinez bien.
« Je fais tout mon possible pour que notre maison, que vous aimez nette et bien servie, ne s’aperçoive pas trop de votre départ ; les livres des gens sont vus au jour dit, et Léonie est très bien pour moi, en intention au moins.
« Votre sœur est charmante, comme toujours ; je voudrais gagner à son contact un peu de sa vaillance, de sa volonté toujours éveillée, mais je ne me dissimule pas que c’est une grande ambition — d’ailleurs vous n’y tenez guère, et votre fermeté intelligente suffit assurément pour nous deux.
« Je ne sais où cette lettre vous atteindra et l’incertitude où j’en suis augmente ma gaucherie à vous écrire. Une correspondance entre nous deux est une chose si nouvelle pour moi, une habitude si perdue ! J’eusse voulu ne jamais la reprendre. Et pourtant je sens bien que dans mes heures de défaillance, elle me deviendra le suprême secours. Je vous dirai en peu de mots, et mal sans doute, et moins que je ne le pense, que je vous suis de tout mon cœur dévouée, et que je demeure
Votre petite esclave,
ANNIE. »
J’ai écrit cette lettre, toute contrainte, sans jeter mon cœur et ma tristesse vers lui. Est-ce manque de confiance en moi-même, comme toujours, ou en lui, pour la première fois ?
Qui préférerait-il ? L’Annie plus silencieuse et plus douce qu’une plume, celle qu’il connaît, celle qu’il a habituée à se taire, à voiler sa pensée sous les mots, ainsi que ses yeux sous ses cils, — ou l’Annie inquiète et désemparée qu’il laisse ici, l’Annie sans défense contre une folle imagination, celle qu’il ne connaît pas ?
Qu’il ne connaît pas…
Je songe comme une coupable. Cacher, c’est presque mentir. Je n’ai pas le droit de cacher en moi deux Annies. Mais si la seconde n’était que la moitié de l’autre ? Que cela me fatigue !
Lui, on le connaît tout quand on l’a vu une heure. Son âme est régulière comme son visage. Il déteste l’illogique et craint l’incorrect. M’eût-il épousée, si, un soir lointain de nos fiançailles, je lui avais jeté au cou mes bras en lui disant : « Alain, je ne puis supporter cette heure-ci sans vos caresses… »
Mon Dieu ! son absence seule cause tant de déraison. Que de tourments à ne pas lui avouer, à son retour ! Ceci ne sera point, comme il avait trouvé, le « Journal de son voyage » mais celui d’une pauvre créature troublée…
— Madame, une dépêche !
Avec ses façons de soldat brusque, cette Léonie m’a fait peur. À présent, mes doigts tremblent d’appréhension…
« Excellent voyage. Embarquons aujourd’hui. Lettre suivra. Souvenirs affectueux.
SAMZUN. »
C’est tout ? Une dépêche n’est pas une lettre, et celle-ci devrait me rassurer de tout point. Mais elle m’arrive dans un tel moment de déséquilibre moral… « Souvenirs affectueux ». Je ne sais pas, j’aurais voulu autre chose. Et puis, je n’aime pas qu’il signe « Samzun » Est-ce que je signe « Lajarrisse » ?
Ma pauvre Annie, quelle mauvaise bête t’a piquée aujourd’hui ? Et quelle rage te prend de t’aller comparer à un homme — à un homme comme Alain ?
Je vais chez Marthe, pour me fuir.
C’est Léon que j’y trouve. Comme tous les jours à cette heure-ci, il est attablé dans son cabinet de travail, que Marthe nomme la « chambre des supplices ». Des bibliothèques à grillages dorés, une belle table Louis XVI sur laquelle cet écrivain modèle n’a jamais laissé choir un pâté, car il travaille soigneusement, la paume sur un sous-main — c’est une geôle très supportable.
À mon entrée, il se lève en se tamponnant les tempes.
— Quelle chaleur. Annie ! je ne peux accoucher de rien de bon. Et puis, je ne sais pas, mais c’est un jour mou et triste, malgré le soleil. Un mauvais jour sans moralité…
— N’est-ce pas ?
Je l’ai interrompu vivement, presque avec gratitude. Il me regarde de ses beaux yeux de bête douce, sans comprendre…
— Oui, j’aurai du mal à tirer mes soixante lignes, aujourd’hui.
— Vous serez grondé. Léon.
Il hausse les épaules, habitué et las.
— Il marche, votre roman ?
En tirant sa barbe pointue, il répond avec vanité une discrète, comme son talent gris :
— Pas mal…, comme les autres.
— Parlez-moi de votre dénoûment.
(Léon apprécie en moi une auditrice complaisante, facilement intéressée et qui, elle du moins, prend goût, si peu que ce soit, au récit de ces adultères du grand monde, de ces nobles suicides, de ces faillites princières…)
— Il ne se présente pas très bien, soupire mon pauvre beau-frère. Le mari a repris sa femme, mais elle a tâté de la liberté, et piétine, et flaire le vent. Si elle reste, ça sera plus littéraire ; mais, comme dit Marthe, ça sera plus de vente, si elle refiche le camp…
(Léon a gardé, du journaliste d’autrefois, quelques vilains mots qui me choquent).
— Enfin, résumé-je, elle voudrait s’en aller ?
— Dame !…
— Eh bien, il faut qu’elle parte.
— Pourquoi ?
— Puisqu’elle a « tâté de la liberté »…
(Léon rit mollement, tout en comptant ses pages…)
— C’est drôle de vous entendre dire ça, à vous… Marthe vous attend au Fritz, ajoute-t-il en reprenant sa plume. Vous ne m’en voulez pas de vous renvoyer, ma petite ? Je dois livrer ça en octobre, alors…
(Son geste montre le tas, encore mince, des feuillets noircis).
— Travaillez, mon pauvre Léon.
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