Claudine s’en va
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Chapitre XXII

Colette

Chapitre XXII

— Annie ?… Annie, je te parle !

— Oui, oui, j’entends ! dis-je en sursaut.

— De quoi est-ce que je viens de te parler ?

Sous l’œil inquisiteur de ma belle-sœur, je me trouble et je détourne la tête.

— Je ne sais pas, Marthe.

Elle hausse ses épaules, presque visibles en rose sous un corsage de dentelle blanche à emmanchures basses. Un corsage d’une indécence folle, — mais, puisqu’il est montant, Marthe se montre ainsi dans la rue, très à l’aise, calme sous le regard des hommes. Elle me gêne.

Armée d’un vaporisateur, elle parfume à l’excès sa chevelure d’un rouge-rose. Les beaux cheveux, vivants et indociles comme elle-même !

— Assez, Marthe, assez, tu sens trop bon.

— Jamais trop ! Moi, d’abord, j’ai toujours peur qu’on dise que je sens la rousse ! Maintenant que tu es descendue de ton nuage, je recommence : Nous dînons ce soir à Berlin, — au restaurant de Berlin, grande bête !… C’est Maugis qui nous rince.

— Encore !

Le mot est parti malgré moi, non sans que Marthe l’ait croisé d’un regard aussi pointu qu’un coup de corne. Plus brave que moi, elle prend l’offensive :

— Quoi, « encore ! » dirait-on pas que nous vivons aux crochets de Maugis ? C’est son tour, nous l’avons invité avant-hier.

— Et hier soir ?

— Hier soir ? c’est autre chose ; il voulait nous montrer Sammet, gargote historique. D’ailleurs, ce n’était pas mangeable, dans cette boîte-là, de la viande dure et du poisson mou ; il nous devait bien un dédommagement.

— À vous, peut-être, mais pas à moi.

— C’est un homme bien élevé, il ne nous sépare pas.

— Bien élevé… j’aimerais autant que cette fois-ci il se montrât élevé… comme les autres jours.

Marthe peigne sa nuque à petits coups de lissoir rageurs.

— Charmant ! c’est de la bonne ironie. Décidément tu te formes. C’est la fréquentation de Claudine ?

Elle a accentué sa phrase avec tant d’acidité que je frémis comme si elle m’eût effleurée du bout des ongles…

— J’ai moins à perdre à fréquenter Claudine, que toi à voir Maugis si souvent.

Elle se retourne sur moi, son chignon en casque la coiffe d’une flamme tordue.

— Des conseils ? Tu as un rude culot ! Oui, un rude culot de te mêler de me guider, de fouiner dans mes affaires !… J’ai un mari pour ça, tu sais ? Et je m’étonne que tu oses trouver mauvais ce que Léon accepte comme parfaitement correct !

— Je t’en prie, Marthe…

— Assez, hein ? et que ça ne t’arrive plus ! Monsieur Maugis est au fond, un ami très dévoué.

— Marthe, je te supplie de ne pas continuer. Injurie-moi si tu veux, mais ne pose pas « Monsieur Maugis » en ami parfaitement dévoué et correct, ni Léon en mari-arbitre,… c’est me croire par trop niaise !…

Elle ne s’attendait pas à cette conclusion. Elle retient son souffle précipité. Elle lutte un long instant contre elle-même, silencieusement, durement, et se maîtrise enfin avec une puissance qui me prouve la fréquence de telles crises.

— Allons, allons, Annie… n’abuse pas de moi. Tu sais quelle soupe au lait je fais, et je crois que tu me taquines exprès…

Elle sourit, les coins de sa bouche encore tremblants :

— Tu viens dîner avec nous, n’est-ce pas ?

J’hésite encore. Elle me prend la taille, adroite et caressante comme lorsqu’elle voulait dérider Alain :

— Tu dois cela à ma réputation. Songe donc, on pourra croire, en nous voyant tous quatre, que c’est à toi que Maugis fait la cour !

Nous revoilà bonnes amies, mais je sens notre amitié qui craque comme une gelée blanche au soleil. Je suis très fatiguée. Cette petite scène a décidé la grande migraine, suspendue et menaçante depuis hier, à s’abattre sur ma pauvre tête. N’importe, je ne me sens pas mécontente. Il y a un mois seulement, je n’aurais pas eu le courage de dire à Marthe la moitié de ce que je pensais…

La voiture nous emporte vers le Vaisseau Fantôme sans que j’ouvre la bouche, abêtie et le doigt sur la tempe. Léon s’apitoie :

— Migraine, Annie ?

— Migraine, hélas.

Il hoche la tête et me considère de ses doux yeux d’animal. Moi aussi, depuis quelque temps, j’ai grande pitié de lui. Si Marthe porte les culottes, il pourrait bien, lui, porter… Claudine dirait le mot tout à trac. Ma belle-sœur, paisible à ma droite, s’enfarine les joues pour lutter contre la chaleur.

— Nous ne verrons pas Maugis, là-haut, reprend mon beau-frère, il garde la chambre.

— Ah ! fait Marthe indifférente.

(Sa lèvre s’est crispée comme pour retenir un sourire. Pourquoi ?)

— Il est malade ? demandé-je. Peut-être un peu trop de grogs hier soir ?

— Non. Mais il traite le Vaisseau-Fantôme de « cochonnerie sentamentale, de râclure italo-allemande » et tous les interprètes de « pieds mal lavés ». Je vous prie de croire. Annie, que je rapporte là ses paroles expresses. Il ajoute, d’ailleurs, que la seule pensée du pêcheur Daland, père de Senta, lui donne grand mal au ventre.

— C’est un genre de critique un peu particulier, dis-je sans aménité.

Marthe regarde ailleurs et ne semble pas désireuse de poursuivre la conversation. À notre gauche, les landaus vides redescendent au grand trot, dans un flot de poussière, et nous montons presque au pas, engrenés dans la file… Ce théâtre de briques (c’est vrai, Claudine a raison, il ressemble à un gazomètre), la foule claire qui l’entoure, la haie d’indigènes bêtement ricaneurs, tout ce décor, vu quatre fois seulement, mais invariable, j’éprouve, à le retrouver, l’impatience presque physique qui me saisissait certains jours, à Paris, en regardant de ma chambre l’horizon court et intolérablement connu. Mais, dans ce temps-là, j’avais des nerfs moins exigeants, un maître attentif à m’anémier, la pensée craintive et les yeux bas.

Je n’avouerai qu’à moi-même, à ces feuillets inutiles, mon désenchantement de Bayreuth. Il n’y a pas assez loin d’un entracte de Parsifal à un thé parisien, à un cinq heures chez ma belle-sœur Marthe, ou chez cette abominable Valentine Chessenet. Les mêmes ragots, la même fougue de potins et de médisance, voire de calomnie ; le même papotage, qui s’amuse de toilettes, de compositeurs avancés, de gourmandise et d’indécence.

De nouveau, j’aspire à m’en aller. À Arriège, je regardais la faille de lumière entre deux cimes ; ici, j’accompagne d’un regard perdu la fuite des fumées vers l’est… Où fuirai-je le trop pareil, le trop connu, le médiocre, le méchant ? Peut-être aurais-je dû, comme le disait Claudine, accompagner Alain, malgré lui ? Mais non, car j’eusse retrouvé avec lui, en lui, tout ce que je fuis à présent… Hélas ! la migraine est une triste et lucide conseillère, et je l’écoute plus que je ne fais le Hollandais volant… L’éther, l’oubli, l’évanouissement frais… cela seul m’attire… Un mark, dans la main du vieil « ouvreur », achète ma liberté, autorise ma fuite silencieuse… « C’est une dame malade… »

Je cours, je monte en voiture, je suis dans ma chambre où Toby dort tendrement sur mes pantoufles, et s’écrie de tendresse en me revoyant si tôt. Il m’aime, lui !… Moi aussi, je m’aime. Je me regarde mieux, à présent. Isolée de cet homme blanc dont la peau brillante me faisait si noire, je me trouve plus jolie, et toute pareille, ainsi que l’a dit Marthe, à une jarre élancée de grès fin, où trempent et fleurissent deux corolles bleues de chicorée sauvage. Claudine parlait ainsi comme on songe tout haut… « Fleurs bleues, regardez-moi, yeux plus cillés qu’une source dans l’herbe noire… » mais son bras ami s’est dérobé…

Enfin, enfin, quasi dévêtue, à plat ventre sur le lit fermé, et le divin flacon sous mes narines… Tout de suite, l’envolement, la piqûre fraîche de gouttelettes d’eau imaginaires sur toute ma peau ; puis le bras du méchant forgeron qui se ralentit… Mais je veille à présent, du fond de ma demi-ivresse, je ne veux pas le sommeil, la syncope dont on sort écœurée, je ne veux du petit génie de l’éther, rusé consolateur au sourire équivoque et doux, que le battement d’ailes en éventail, que l’escarpolette émouvante qui me balance avec mon lit… Car un autre démon attend, et déjà il m’enserre, consentante, un démon fait à mon image, qui a des mains multiples dont l’une me caresse jusqu’au martyre, cependant qu’une autre feuillette devant moi un livre fou où sont peints des passants rapides qui me possèdent… Ils ont la figure de Claudine, les yeux nonchalants de Renaud, d’un bleu-noir si poignant, le corps éclatant de Marthe gémissante sous la douche, — la forme, enfin, de ce garçon blanc et roux qui incarna mon premier rêve, le garçon de treize ans, nu sous le maillot de laine. Et j’entends leur souffle précipité, qui semble exhalé de ma gorge plaintive…

L’aboiement rageur et bref du petit chien m’éveille, honteuse, glacée ; je tâtonne pour trouver ma montre. Bah ! ils ne me chercheront guère là-haut, près du « gazomètre »… Ils s’occupent de tant de choses, et si peu de moi… Mon égarement, mon sommeil brusque de femme enivrée n’ont pas duré plus d’une heure. J’aurais cru bien plus ! « Tais-toi, tais-toi donc, Toby, j’ai les oreilles si fragiles en ce moment… »

Il se tait à regret, pose son nez carré sur ses pattes, et gonfle ses bajoues trop longues en aboyant encore à l’intérieur. Bon petit gardien, petit ami noir, je t’emmènerai partout… Il écoute, j’écoute aussi ; une porte se referme dans la chambre voisine, celle de Marthe. La toute prévenante Mme Meider sans doute, qui vient « rancher », ouvrir les petites boîtes d’argent, étirer les journaux illustrés de Paris, jetés en boule dans la corbeille.

(Hier, en traversant le vestibule, j’ai surpris dans la cuisine quatre petites Meider, en tabliers à bretelles, qui lissaient d’une main soigneuse et sale une Vie en Rose chiffonnée. Elles y apprendront le français, les quatre petites Meider, et autre chose aussi.)

Non, ce n’est pas Mme Meider. On parle français… Mais c’est Marthe ! Marthe qui vient prendre de mes nouvelles : je n’attendais pas d’elle une sollicitude si dévouée. Marthe et une voix d’homme. Léon ? non.

À demi rhabillée, assise sur mon lit les jambes pendantes, je tâche d’entendre, sans y parvenir. L’éther bourdonne encore, d’une aile alentie, dans mes oreilles…

Mon chignon tombe. Une épingle d’écaille glisse sur ma nuque, froide et douce comme un petit serpent. À quoi ressemblé-je, avec ce corsage ouvert, ces jupes remontées qui laissent voir ma peau sombre, ces pieds tout chaussés ?… La glace verdâtre réfléchit mon image en désordre, bouche pâlie, yeux d’eau froide tirés vers les tempes, cernés d’un mauve meurtri… Au lieu de détourner la tête, je m’envoie un sourire de fatigue acceptée, un sourire de jeune mariée molestée et reconnaissante… Mais qui donc parle dans la chambre de Marthe ?

Ce murmure qui ne cesse pas, ponctué d’un rire tranchant ou d’une exclamation de ma belle-sœur… Une étrange conversation à coup sûr.

Soudain, un cri ! Une voix d’homme profère un juron, puis la voix de Marthe irritée : « Tu ne pouvais pas caler ton pied ? Un peu plus, je me blessais ! »

Bouleversée, je referme ma chemisette avec des mains qui tremblent, j’abats mes jupes comme si l’on m’avait surprise. Mes doigts maladroits enfoncent dans mes cheveux, dix fois, la même fourche inutile… Qui donc est là derrière, mon Dieu ! Marthe dit toujours « vous » à son mari.

Plus rien. Que faire ? Si l’homme avait fait du mal à Marthe ? Ah ! je voudrais, je voudrais qu’il ne lui eût fait que du mal, que ce fût un voleur, un rôdeur armé d’un couteau — tant je devine des choses plus laides qu’un crime, derrière cette porte ! Je veux voir, je veux savoir…

J’ai saisi le loquet. J’ouvre, je pousse le battant de toutes mes forces, un bras devant le visage comme si je craignais un coup…

J’aperçois, sans comprendre tout de suite, le dos laiteux de Marthe, ses épaules rondes jaillies de la chemise. Je vois aussi ses petits pieds vernis, qui pointent à droite et à gauche, écartés comme ceux d’un homme qui monte sans étriers… Elle est, elle est… assise sur les genoux de Maugis, de Maugis, rouge, affalé sur une chaise, et tout habillé, je crois… Marthe crie, bondit, saute à terre et démasque le désordre de l’affreux individu. Une espèce de plainte — sanglot ? nausée ? — m’échappe ; et je détourne les yeux sur ma belle-sœur.

Campée, debout devant moi, en pantalon de linon à jambes larges et juponnées, elle évoque irrésistiblement, sous son chignon roux qui oscille, l’idée d’une clownesse débraillée de mi-carême. Mais quelle tragique clownesse, plus pâle que la farine traditionnelle, les yeux agrandis et meurtriers !… Je reste là sans pouvoir parler.

La voix de Maugis s’élève, ignoblement gouailleuse :

— Dis donc, Marthe, maintenant que la môme nous a zieutés, si qu’on finirait cette petite fête… Qu’est-ce qu’on risque ?

D’un coup de tête bref, elle lui indique la porte, puis marche sur moi et me pousse dans ma chambre, si brutale que je chancelle.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu nous as suivis ?

— Ah ! Dieu non !

— Tu mens !

(Je me redresse, j’ose la regarder mieux).

— Non, je ne mens pas. J’avais la migraine, je suis rentrée, j’ai donné quelque chose à l’homme de la porte pour qu’il me laisse passer, je…

Marthe rit, comme si elle avait le hoquet, sans ouvrir la bouche.

— Ah ! tu le pratiques aussi, le mark à l’homme de la porte ? Tu es mûre pour le grand coup, Alain n’a qu’à bien se tenir… J’admets ta migraine, mais qu’est-ce que tu venais fiche dans ma chambre ? Penses-tu que j’allais t’inviter en voyeuse ?

Comme c’est brave, une femme ! Celle-ci a retrouvé son élément, sa crânerie de pétroleuse sur la barricade. Les poings à la taille, elle braverait une armée, avec la même pâleur, les mêmes yeux insoutenables…

— Parleras-tu ? Qu’est-ce que tu attends pour aller raconter à Léon qu’il est cocu ?

(Je rougis à cause du mot, et à cause du soupçon).

— Je n’irai pas, Marthe. Tu le sais bien.

Elle me regarde un moment, les sourcils hauts :

— De la grandeur d’âme ? Non. Ça ne prend pas. Un truc, plutôt, pour me tenir en main, pendant le reste de ma vie ? Rentre ça. J’irais plutôt lui dire moi-même, à l’autre idiot !

(Je fais un geste d’impatience lasse) :

— Tu ne me comprends pas. Ce n’est pas seulement le… la… chose elle-même qui me… qui me choque, c’est l’individu que tu as choisi… oh ! Marthe, cet homme qui sent le bar, qui te traite comme une femme à tout le monde, cet homme tout habillé, comme ça…

Blessée, elle se mord la lèvre. Puis elle hausse les épaules, avec une triste amertume.

— Oui, oui. Tu es encore une de ces nigaudes pour qui l’adultère — un mot poncif qui te plaît, hein ? — doit se cacher dans les fleurs, et s’ennoblir par la passion, la beauté des deux amants, leur oubli du monde… Ah ! là, là, ma pauvre fille, garde tes illusions ! Moi, je garde mes embêtements… et mes goûts aussi. Cet individu, comme tu l’appelles, possède, entre autres qualités, un portefeuille complaisant, un genre d’esprit crapuleux qui me convient assez, et le tact d’ignorer la jalousie. Il sent le bar ? C’est possible ; j’aime encore mieux cette odeur-là que celle de Léon qui sent le veau froid.

Comme fatiguée tout à coup, elle se laisse tomber sur une chaise :

— Tout le monde n’a pas la chance de coucher avec Alain, ma chère amie. C’est en somme un privilège réservé à un petit nombre de personnes… que j’envie modérément.

(Qu’est-ce qu’elle va dire ? Elle me jette un méchant sourire avant d’ajouter) :

— D’ailleurs, sans vouloir lui faire de tort, ça doit être un fichu amant que mon délicieux frère. « Toc-toc, ça y est… Jusqu’au revoir, chère Madame. » Hein ?

Les larmes aux yeux, je détourne la tête. Marthe agrafe rapidement sa robe, épingle son chapeau, et continue de parler, sèche et fiévreuse :

— … Aussi, je ne comprends pas que Valentine Chessenet s’en soit toquée si longtemps, elle qui se connaît en hommes…

C’est bien ce nom que je pressentais. Mais, moi aussi, je suis brave à ma manière ; sans bouger, j’attends la fin.

Ma belle-sœur met ses gants, saisit son ombrelle, ouvre la porte :

— Dix-huit mois, ma chère, dix-huit mois de correspondance et d’entrevues régulières. Deux fois par semaine, c’était réglé comme une leçon de piano.

Je caresse le petit bull, d’une main toute froide, l’air indifférent. Marthe baisse la voilette de son chapeau couvert de roses, lèche sur ses lèvres le superflu de pommade-raisin, et me guette dans la glace. Ah ! Elle ne verra rien !

— Il y a longtemps, Marthe ? J’en ai bien entendu parler, mais jamais d’une façon très précise.

— Longtemps ? Oui, assez longtemps. C’est rompu depuis la dernière Noël… dit-on. Huit mois, bientôt, c’est de l’histoire ancienne. Adieu, grande âme !

Elle claque la porte. Elle se dit à coup sûr : — « J’ai bien riposté. Un beau coup ! Qu’Annie parle à présent si elle veut. Je me suis vengée d’avance. » Elle ne sait pas qu’en pensant tuer quelqu’un, elle frappait sur un vêtement vide.

L’abattement, la courbature, — la honte et la brûlure de ce que j’ai vu, — l’incertitude où je suis de ce qu’il faut décider, — tout cela s’emmêle et me fatigue à l’extrême. Du moins, je sens clairement l’impossibilité de revoir Marthe tous les jours, à toute heure, sans revoir, à côté de sa grâce insolente, l’odieuse face de ce gros homme violacé, presque tout vêtu, et qui n’a pas eu peur, qui ne s’est pas irrité, qui ne s’est pas arrêté… Cette image encore me répugne moins que la dégoûtante certitude qui s’impose à mon esprit : assurément, Maugis, à mon irruption dans la chambre, ne ressentit point de déplaisir, au contraire… L’horreur ! l’horreur ! Est-ce cela, l’adultère, et faut-il croire que ce qu’ils faisaient ressemble à l’amour ? La caresse monotone et brève d’Alain me salissait moins que ceci, et, Dieu merci, si je devais choisir… Mais je ne veux pas choisir.

Je ne veux pas non plus rester ici. Je n’entendrai pas Tristan, je ne verrai plus Claudine… Adieu, Claudine, qui vous dérobez ! Car, depuis l’heure agitée où elle devina une grande part de mon angoisse, l’heure trouble où je me sentis si près de l’aimer, Claudine fuit les occasions de me parler seule à seule, et me sourit de loin comme à un pays regretté.

Allons, cherchons une autre route ! La saison s’avance. Pour la première fois, je songe que bientôt Alain s’embarquera sur le bateau du retour, et je l’imagine, enfantinement, chargé de gros sacs d’or, de l’or rouge comme ses cheveux…

Une phrase de sa dernière lettre me revient en mémoire : « J’ai constaté, ma chère Annie, que le type de certaines femmes de ce pays se rapproche du vôtre. Les plus agréables ont, comme vous, de lourds et longs cheveux noirs, les cils beaux et fournis, le teint brun, uni, et ce même goût de l’oisiveté et de la songerie vaine. Mais ce climat-ci explique et excuse leurs penchants. Peut-être que de vivre ici eût changé bien des choses entre nous… »

Quoi ! cet esprit net et positif s’embrumerait aussi ? Confusément, il penserait à corriger, à modifier notre… notre « emploi-du-temps » ? De grâce, assez de changements, assez de surprises, de déceptions ! Je suis lasse, avant de recommencer ma vie. Un coin propre, silencieux, des visages nouveaux derrière lesquels j’ignore tout, — je ne demande rien, rien de plus !

Péniblement je me lève, à la recherche de ma femme de chambre… Dans la cuisine, entourée des quatre petites Meider extasiées, elle leur chante, d’une forte voix de baryton :

Je vous aimeu… d’a… mour…
J’en rêve nui… t’ et… jour…

— Léonie, c’est pour mes bagages, je pars tout à l’heure.

Elle me suit sans répondre, ébahie. Les petites Meider ne connaîtront jamais la fin de la valse française…

Revêche, elle plonge dans ma malle.

— Est-ce que je dois faire la malle de Mme Léon aussi ?

— Non, non, je pars seule, avec vous et Toby. (Et j’ajoute, embarrassée) : « J’ai reçu une dépêche. »

Le dos de Léonie n’en croit pas un mot.

— Vous vous ferez conduire à la gare avec les colis, dès que vous serez prête. Je vous rejoindrai avec le chien.

J’ai si peur qu’ils ne rentrent ! Je consulte ma montre à chaque instant. Bénis soient, pour un jour, ces spectacles interminables ! Ils assurent ma fuite.

J’ai payé ma note sans regarder, laissant un pourboire très fort (je ne connais pas les habitudes), qui fait sauter de joie les quatre petites filles en tabliers à bretelles. On n’est pas fier en Franconie !

Enfin, me voilà seule avec Toby colleté de cuir et de poil de blaireau pour le voyage. Sa petite figure noire suit mes mouvements, il comprend et il attend, sa laisse d’acier traînante sur le tapis. Encore un quart d’heure. Vite, à l’adresse de Marthe, un mot sous enveloppe : « Je pars pour Paris. Explique à Léon ce que tu voudras ».

J’ai le cœur serré, d’être si seule au monde… Je voudrais laisser un adieu plus tendre que celui-là… mais à qui ?… je crois que j’ai trouvé :

« Ma chère Claudine,

« Quelque chose d’inattendu me force à partir tout de suite. C’est un départ très pénible, très précipité. Mais n’allez pas supposer un accident, survenu à Alain, ou à Marthe, ou à moi. Je pars parce que tout me pèse ici ; Bayreuth n’est pas assez loin d’Arriège, ni Arriège assez loin de Paris, où je rentre.

« Vous m’avez fait voir trop clairement que là où ne commande pas le grand amour, il n’y a que médiocrité ou détresse. Je ne sais pas encore quel remède j’y trouverai ; je pars pour changer, et pour attendre.

« Peut-être auriez-vous su me retenir, vous qui rayonnez la foi et la tendresse. Mais depuis le jardin de la Margrave, vous ne semblez plus le vouloir. Sans doute vous avez raison. Il est juste que vous gardiez pour Renaud, toute entière, la flamme dont vous m’avez un instant éclairée.

« Du moins, écrivez-moi une lettre, une seule lettre. Réconfortez-moi et dites-moi, même en mentant, que ma misère morale n’est pas sans recours. Car je songe au retour d’Alain, avec une si trouble appréhension, que l’espoir même ne m’y est plus clair.

« Adieu, conseillez-moi. Souffrez que j’appuie une minute, en pensée, ma tête à votre épaule, comme dans le jardin de la Margrave.

ANNIE. »


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