Le premier acte de Parsifal, qui vient de finir, nous rend au grand jour désenchantant. Pendant les trois journées qui ont suivi Rheingold, ces longs entr’actes, qui font la joie de Marthe et Léon, ont toujours coupé, de la manière la plus inopportune et la plus choquante, mon illusion ou mon ivresse. Quitter Brünnhilde abandonnée et menaçante, pour retrouver ma belle-sœur fanfreluchée, la tatillonnerie de Léon, la soif inextinguible de Maugis, la nuque décolorée de Valentine Chessenet, et les « Ach ! » et les « Colossal ! » et les « Sublime ! » et le lot d’exclamations polyglottes prodiguées par tant de fanatiques sans discrétion, non, non !
— Je voudrais un théâtre pour moi toute seule, avoué-je à Maugis.
— Voui, répond-il, quittant une minute la paille de son grog bouillant, vaut mieux entendre ça que d’être cul-de-jatte. Vous êtes un type dans le genre de Louis de Bavière. Voyez où l’a conduit cette fantaisie malsaine : il est mort après avoir construit des résidences d’un style qui n’a de nom que dans la plus départementale pâtisserie ! Méditez sur ce triste résultat des mauvaises habitudes solitaires.
Je sursaute ! Je laisse là cet alcoolique, et refusant la trop grosse glace au citron que me tend Claudine, je vais m’adosser contre un pilier du péristyle, face au soleil bas. Les nuages rapides se hâtent vers l’est, et leur ombre est tout de suite froide. Sur Bayreuth, les fumées noires des usines se replient, lourdes, jusqu’à ce qu’un vent plus vigoureux les boive, d’un souffle.
Un groupe de Françaises, — corsets droits qui écrasent les hanches, jupes trop longues rejetées en arrière et plaquées en avant — parle haut et pointu, l’esprit très libre et loin de la musique souveraine, avec cette agitation froide qui les fait charmantes une minute et agaçantes au bout d’un quart d’heure. Ce sont de jolies créatures. Même sans les entendre, on les devine d’une race faible et nerveuse, méprisantes et sans volonté durable, si différentes, par exemple, de cette Anglaise rousse et calme, qu’elles épluchent du haut en bas et qui les ignore, assise sur un degré du perron, montrant ses grands pieds mal chaussés avec une tranquillité pudique… À mon tour, elles me regardent et chuchotent.
La plus renseignée explique : « Je crois que c’est une jeune veuve, qui vient ici à chaque festival pour un ténor de la Maison… » Je souris à cette imagination agile et calomniatrice, et m’écarte vers Marthe qui, animée, blanche et mauve, appuyée à l’ombrelle haute, parade dans sa grâce la plus trianon, reconnaît des Parisiens, lance des bonjours, inventorie des chapeaux… Et toujours cet odieux Maugis qui frôle sa jupe ! Je préfère rebrousser chemin vers Claudine.
Mais Claudine bavarde ferme — un énorme gâteau bourré de crème entre ses doigts dégantés — avec une étrange petite créature… Ce brun visage égyptien, où la bouche et les yeux semblent tracés de deux coups de pinceau parallèles, encadré de boucles rondes et dansantes comme celles d’une petite fille de 1828, mais… mais c’est Mlle Polaire ? Tout de même, Polaire à Bayreuth, ceci passe l’invraisemblable !
Souples, bougeantes, au bord du front, dans la raie, un petit nœud de ruban — blanc pour Polaire, noir pour Claudine — les gens qui les contemplent avidement les déclarent pareilles. Je ne trouve pas : les cheveux de Claudine moutonnent moins sages, plus garçonniers ; ses regards, qui n’évoquent pas l’Orient comme les yeux de Polaire, — ces admirables yeux de fellahine, — ses regards ont plus d’ombre, plus de défiance… et plus de servage. N’importe, elles se ressemblent. Passant derrière elles, Renaud caresse avec une tendresse amusée, vite, leurs deux toisons courtes ; puis, riant de mon regard stupéfait :
— Mais oui, Annie, parfaitement, c’est Polaire, notre petite Lily.
— Leur Tiger Lily, complète Maugis, qui nasille et mime un cake-walk avec d’extravagants déhanchements de minstrel, dont j’ai honte de rire :
She draws the niggers like a crowd of flies,
She is ma sweetest one, ma baby Tiger Lily !
Me voilà bien renseignée !
Insensiblement, je me suis trop approchée des deux amies, curieuse… Claudine m’a vue. Un geste impérieux m’appelle. Très embarrassée de moi-même, je me trouve devant cette petite actrice qui me regarde à peine, tout occupée à se tenir sur un pied, à jeter en arrière ses cheveux bruns aux reflets fauves, à expliquer fièvreusement je ne sais quoi, avec une voix de gorge prenante et pinçante :
— Vous comprenez, Claudine, si je veux faire du théâtre sérieux, il faut que je connaisse tout le théâtre sérieux d’avant moi. Alors, je suis venue à Béreuth pour m’instruire.
— C’était votre devoir, approuve fermement Claudine dont les yeux havane expriment la jubilation.
— On m’a logée tout au bout de la ville, au diable, là-bas, à la Cabane Bambou…
(« À la Cabane Bambou ! » Quel singulier nom d’hôtel ! Claudine voit mon ahurissement, et me renseigne, avec une bonté angélique) :
— C’est le bambou de la Margrave.
— Ça ne fait rien, continue Polaire, je ne regrette pas mon voyage, quoique !… vous savez, chez Madame Marchand, c’était autrement monté qu’ici, et puis, leur Wagner, y a pas de quoi se taper le derrière par terre !… Tant qu’à sa musique, je m’en bats l’œil et le flanc droit, de la patrouille !
— … Comme s’exprime Annie, glisse Claudine en me regardant.
— Ah ? Madame dit ça aussi ? Enchantée de la rencontre… Qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! oui. Moi, ça fait déjà deux fois que je viens à Parsifal, pour m’assurer qu’il y a du sale monde partout. Vous avez vu, Kundry, ce bandeau qu’elle a autour du front, et puis les fleurs, et puis le voile qui pend ? Eh bien, c’est juste la coiffure que Landolf m’avait inventée pour le Wintergarten de Berlin, l’année que je me suis tant barbée à chanter le « petit Cohn ! »
Polaire triomphe et souffle un instant, oscillante sur ses talons hauts, sur sa taille anormale qu’elle pourrait ceindre d’un faux col.
— Vous devriez réclamer, conseille Claudine avec chaleur.
Polaire tressaille comme un faon et repart :
— Jamais, c’est au-dessous de moi… (ses beaux yeux s’assombrissent). Moi, je ne suis pas une femme comme les autres. Et puis quoi ? Réclamer à ces Boches ? oh ! là là… ousqu’est ma brosse à reluire ? Et puis, je n’en finirais pas. Encore dans leur Parsifal, tenez, au trois, quand le bouffi trempe dans l’eau et que le gonze poilu est en train de l’arroser, eh bien, la pose du type, les mains jointes à plat et le corps de trois-quarts c’est mon geste de la Chanson des Birbes, qu’il m’a chipé. On peut le dire, que je souffre ! Et tout mon côté, Claudine, droit, de corset, que les baleines sont cassées !
J’étudie son séduisant visage, d’une mobilité cinématographique, qui exprime tour à tour l’exaltation, la révolte, une férocité nègre, une mélancolie énigmatique, ombres qu’éparpille un rire brusque et secoué, tandis que Polaire lève son menton aigu comme un chien qui hurle à la lune. Puis elle nous plante là, sur un adieu enfantin et sérieux de petite fille bien élevée.
Je suis des yeux, un moment, sa démarche vive, son adresse à se faufiler entre les groupes, avec un tour de reins preste, des cassures de gestes qui font songer à celles de sa syntaxe, une inclinaison de bête savante marchant sur ses pattes de derrière…
— Quarante-deux de taille ! songe Claudine. C’est une pointure de soulier, non pas de ceinture.
— Claudine…
— Mon enfant ?
— Elle vous ressemble, n’est-ce pas ?
— Plus encore que vous ne croyez !
— Comment ?
— Hé oui, depuis que je l’ai vue au théâtre, je me vois en elle ; ses rires énervés, ses pieds dansants, son insolence écolière sont de Claudine à Montigny, et j’envie sur elle mon enfance déjà lointaine.
— Lointaine, oh, Claudine !
(Elle n’écoute pas ma protestation sincère, elle parle pour elle-même, sans plus songer à moi) :
— C’est bien ainsi que je sautai à la figure maquillée de mon cousin Marcel… Ce regard de Polaire, levé et buveur, ne l’eus-je pas vers mon cher et indulgent mari ?… Ne m’offris-je pas de cette sorte, petite poupée raidie d’amour, les bras écartés, au Renaud qui ne voulait pas me prendre ?… Hé bien quoi, me voilà toute envornée, ma pure parole ! Qu’est-ce que vous me demandiez, ma jolie ?
— Je vous demandais… si ça ne vous fait rien de parler avec Mlle Polaire en public.
— Non, pourquoi ?
— Parce que… je vous dis cela en amie tout à fait… je sais que vos relations avec elle ont fait un peu jaser cet hiver.
— Un peu, vous êtes modérée, Annie ! Qu’est-ce que vous voulez, ma pauvre gobette, ces dames ont raison. Polaire ne sait pas les usages du monde : elle n’a jamais qu’un amant à la fois…
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