Claudine s’en va
-
Chapitre XIV

Colette

Chapitre XIV

Maugis « colle » de plus en plus. Il encense Marthe de ses hommages, qui montent vers elle dans une fumée de whisky. Ces rendez-vous à la musique de cinq heures m’excèdent. Nous y retrouvons Calliope, autour de qui les hommes ont des regards de meute, et Renaud-Claudine amoureux et agaçants. Mais oui, agaçants ! Cette manière de se sourire des yeux, de s’asseoir genou à genou, comme des mariés de quinze jours ! Et encore, j’ai vu, moi, des mariés de quinze jours, qui n’attiraient pas l’attention…

… Deux mariés tout récents qui dînaient à une petite table de restaurant, lui roux, elle trop brune, sans que leur visage traduisit jamais le désir, leurs mains la caresse, sans que leurs pieds se joignissent sous la nappe retombante… Souvent, elle laissait descendre ses paupières sur des yeux transparents, « couleur de fleur de chicorée sauvage », elle posait et reprenait sa fourchette, froidissait sa main chaude au flanc perlé de la carafe, en fiévreuse accoutumée à sa fièvre. Lui, il mangeait d’un appétit sain comme ses dents, et parlait d’une voix de maître : « Annie, vous avez tort ; cette viande est saignante à point… » L’aveugle ! l’indifférent ! il ne voyait ni cette fièvre douce, ni ces cils trop lourds qui voilaient les yeux bleus. Il ne devinait pas quelle angoisse était la mienne, et comme j’aspirais, en la redoutant, à l’heure encore non venue où mon plaisir saurait répondre au sien… Que cela est pénible à écrire… Effarée, obéissante, je me pliais à sa caresse simple et robuste qui me quittait trop tôt, à l’instant où raidie, la gorge pleine de larmes, au bord même, pensais-je, de la mort, j’appelais et j’attendais… je ne savais quoi.

Je le sais maintenant. L’ennui, la solitude, une après-midi d’atroce migraine et d’éther ont fait de moi une pécheresse pleine de remords. Péché qui menace toujours et contre quoi je lutte désespérément… Depuis que je rédige ce journal, je me vois apparaître, chaque jour, un peu plus nette, comme un portrait noirci qu’une main experte relave… Comment Alain, qui s’enquérait si peu de mes misères morales, devina-t-il ce qui s’était passé entre moi et… et Annie ? Je l’ignore. Peut-être une jalousie de bête trahie l’éclaira-t-elle ce jour-là… Matée par son regard dur, à travers une frayeur qui m’étourdissait, je l’entendis parler « d’enfant vicieuse », de « vêtements de nuit qu’on attache aux chevilles », de « punition cuisante »… cependant que je désirais mourir. Puis, rien. Il parut oublier cette minute de cauchemar, redoubla sa sollicitude toute matérielle ; j’humiliai encore mon silence et je crus l’aimer davantage, pour sa sévérité et pour son pardon…

D’où donc m’est venue la lumière ? De son absence ? Quelques lieues de terre et d’eau entre lui et moi ont fait ce miracle ? Ou bien j’ai bu le philtre qui rendit la mémoire à Siegfried ? Mais le philtre tardif lui rendit aussi l’amour, et moi, hélas !… À quoi m’accrocherai-je ? Tous, autour de moi, courent et combattent vers le but de leur vie… Marthe et Léon peinent, lui pour les gros tirages, elle pour le luxe. Claudine aime, et Calliope se laisse aimer… Maugis se grise… Alain emplit sa vie de mille vanités exigeantes : respectabilité, existence brillante et correcte, souci d’habiter une maison bien tenue, d’éplucher son livre d’adresses comme un certificat de domestique, de dresser sa femme qu’il enrêne trop court comme son demi-sang anglais… Ils vont, ils agissent, et moi je reste les mains vides et pendantes…

Marthe tombe au milieu de cet accès noir. Elle-même semble moins allègre, sinon moins vaillante, et sa bouche mobile et rouge rit avec un pli triste. Mais peut-être est-ce moi qui vois tout amer ?…

Elle s’assied sans me regarder, dispose les plis d’une jupe de dentelle, qui accompagne un petit habit Louis XVI en pékin blanc. Des plumes blanches frémissent sur son chapeau blanc. Je n’aime pas beaucoup cette robe-là, trop parée, trop messe de mariage. Je préfère tout bas la mienne en voile ivoire, coulissée partout, en rond à l’empiècement, au-dessus du volant de la jupe, aux manches qui s’ouvrent ensuite en ailes…

— Tu viens ? demande Marthe, la voix brève.

— Où ça ?

— Oh ! cet air de tomber toujours de la lune ! À la musique, il est cinq heures.

— C’est que je…

(Son geste coupe) :

— Non, je t’en prie ! Tu l’as déjà dit. Ton chapeau, et filons.

D’habitude, j’eusse obéi, quasi inconsciente. Mais aujourd’hui est un jour troublé, qui me change :

— Non, Marthe, je t’assure, j’ai mal à la tête.

(Elle remue ses épaules) :

— Je sais bien. C’est l’air qui te remettra. Viens !

Doucement, je réponds toujours non. Elle se mord les lèvres et fronce ses sourcils roux, crayonnés de châtain.

— Enfin, voyons ! J’ai besoin que tu viennes, là !

— Besoin ?

— Oui, besoin. Je ne veux pas rester seule,… avec Maugis.

— Avec Maugis ? C’est une plaisanterie. Il y aura Claudine, Renaud et Calliope.

Marthe s’agite, pâlit un peu, ses mains tremblent.

— Je t’en supplie, Annie… ne me fais pas mettre en colère.

Interloquée, défiante, je reste assise. Elle ne me regarde pas, et parle, les yeux vers la fenêtre :

— J’ai… grand besoin que tu viennes, parce que… parce que Léon est jaloux.

Elle ment. Je sens qu’elle ment. Elle le devine, et tourne enfin vers moi ses yeux de flamme.

— Oui, c’est une craque, parfaitement. Je veux parler à Maugis, sans témoins ; j’ai besoin de toi pour faire croire aux autres que tu nous accompagnes, lui et moi, un bout de chemin, à trente pas, comme l’institutrice anglaise. Tu prendras un livre, un petit ouvrage, ce que tu voudras. Là. Ça y est ? Qu’est-ce que tu décides ? Me rendras-tu ce service ?

J’ai rougi pour elle. Avec Maugis ! Et elle a compté sur moi pour… oh ! non !

À mon geste, elle frappe rageusement du pied :

— Sotte ! crois-tu que je vais coucher avec lui dans un fourré du parc ? Comprends donc que rien ne va, que l’argent se cache, qu’il faut que je tire à Maugis, non seulement un article sur le roman de Léon qui va paraître en octobre, mais deux, mais trois articles, dans les revues étrangères qui nous ouvriront Londres et Vienne ! Ce soiffard est plus malin qu’un singe, et nous nous mesurons depuis un mois ; mais il y passera, ou je… je…

Elle bégaye de fureur, le poing tendu, avec une sauvage figure de tricoteuse déguisée en ci-devant, puis se calme, par un bel effort, et dit froidement :

— Voilà la situation. Tu viens à la musique ? À Paris je n’en serais pas réduite à le demander ça. À Paris, une femme d’esprit se tire d’affaire toute seule ! Mais ici, dans ce phalanstère, où le voisin d’hôtel compte vos chemises sales et les brocs d’eau chaude que la bonne monte le matin…

— Alors, Marthe, dis-moi… c’est par amour pour Léon ?

— Par amour que… quoi ?

— Oui, que tu te dévoues, que tu fais bon visage à cet individu,… c’est pour la gloire de ton mari, n’est-ce pas ?

Elle rit sèchement, en poudrant ses joues allumées :

— Sa gloire, si tu veux. Le laurier est une coiffure… qui en vaut une autre. Ne cherche pas ton chapeau, il est sur le lit.

Jusqu’où me mèneront-elles ? Il n’en est pas une des trois à qui je voudrais ressembler ! Marthe, prête à tout, Calliope, cynique comme une femme de harem, et Claudine sans pudeur, à la manière d’un animal qui a tous les instincts, même les bons. Mon Dieu, puisque je les juge si clairement, préservez-moi de devenir semblable à elles !

Oui, j’ai suivi Marthe à la musique, puis dans le parc, et Maugis marchait entre nous deux. Dans une allée déserte, Marthe m’a dit simplement : « Annie, le ruban de ton soulier se défait ». Docile, j’ai semblé rattacher un lacet de soie dont le nœud tenait fort bien, et je n’ai pas rattrapé ma distance. Je marchais derrière eux, les yeux à terre, sans oser regarder leurs dos et sans entendre de leurs voix qu’un murmure précipité.

Lorsque Marthe, émue et triomphante, est venue me relever de ma honteuse faction, j’ai poussé un grand soupir de soulagement. Elle m’a pris le bras, gentille :

— C’est fait. Merci, petite. Tu m’as aidée à arranger bien des choses. Mais juge de la difficulté ! Si j’avais donné rendez-vous à Maugis dans le parc, à la laiterie, ou aux petites tables du café glacé, un gêneur, ou pis : une gêneuse nous serait tombée sur le poil au bout de cinq minutes. Le voir dans ma chambre, ça devenait dangereux…

— Alors, tu les auras, Marthe ?

— Quoi ?

— Les articles des revues étrangères ?

— Ah ! oui… Oui, je les aurai, et tout ce que je voudrai.

Elle se tait un instant, secoue ses grandes manches pour s’aérer, et murmure comme pour elle-même :

— Il est riche, le mufle !

(Surprise, je la regarde) :

— Riche ? qu’est-ce que cela peut te faire, Marthe ?

— Je veux dire par là, explique-t-elle très vite, que je l’envie d’écrire pour son plaisir, au lieu de masser, comme ce pauvre Léon, qui assiège là-bas Calliope sans résultat. Cette ville cypriote, sans remparts, se défend étonnamment !

— Et puis, l’assaillant n’est peut-être pas très armé, risqué-je timidement.

(Marthe s’arrête net au milieu de l’allée) :

— Miséricorde ! Annie qui lâche des inconvenances ! Ma chère, je ne te savais pas sur Léon des documents si précis.

Elle a rejoint, toute animée, le groupe des amis quittés, mais j’ai de nouveau prétexté la migraine, et me revoici dans ma chambre, mon Toby-noir à mes pieds, inquiète de moi, mécontente de tout, humiliée du vilain service que je viens de rendre à ma belle-sœur.

Ah ! tout ce qu’Alain ne soupçonne pas ! Cela me fait méchamment sourire, de penser qu’il ignore tant de moi-même, et tant de sa sœur préférée. Je prends en grippe cet Arriège, où ma vie s’est éclairée si tristement, où l’humanité plus petite et plus serrée se montre toute proche et caricaturale… J’ai usé l’amusement de voir remuer tous ces gens-là. Il défile, à la laiterie matinale, trop de laideurs replâtrées chez les femmes, de convoitises bestiales chez les hommes, — ou bien de fatigue, car il y paraît de sinistres figures de baccara, tirées et vertes, avec des yeux injectés. Ces figures-là appartiennent à des corps gourds d’hommes assis toute la nuit sur une chaise, et l’arthritisme n’ankylose pas seul tant de « charnières », comme dit Marthe.

Je n’ai plus envie d’entrer dans la salle de gargarisme, ni d’assister à la douche de Marthe, ni de potiner dans le hall, ni de m’épanouir aux Noces de Jeannette avec Claudine, cette effrontée, folle de Debussy, ayant imaginé par sadisme d’aller applaudir frénétiquement les opéras-comiques les plus poussiéreux. Que les mêmes heures ramènent les mêmes plaisirs, les mêmes soins, rassemblent les mêmes visages, voilà ce que je ne puis plus supporter. Par la fenêtre, mes yeux fuient constamment vers la déchirure ouverte à l’ouest de la vallée, cassure dans la chaîne sombre qui nous enserre, faille de lumière où brillent de lointaines montagnes voilées d’une poudre de nacre, peintes sur un ciel dont le bleu défaillant et pur est celui même de mes prunelles… C’est par là, maintenant, qu’il me semble que je m’évade… Par là je devine, (ou je suppose, hélas !) une autre vie qui serait la mienne, et non celle de la poupée sans ressort qu’on nomme Annie…


Autres textes de Colette

Sido

L'œuvre "Sido" de Colette est un récit autobiographique qui explore la vie de l'auteure à travers le prisme de sa mère, Sido. Colette y évoque son enfance dans une maison...

Claudine en ménage

"Claudine en ménage" est un roman de Colette qui s'inscrit dans la série des histoires mettant en scène le personnage de Claudine, une jeune femme pleine de vie et d'enthousiasme....

Claudine à Paris

"Claudine à Paris" est un roman de Colette qui suit les aventures de Claudine, une jeune fille pleine de vie et d'énergie, alors qu'elle se retrouve à Paris. Le récit...

Chéri

"Chéri" de Colette raconte l'histoire d'une relation tumultueuse entre une femme âgée, Léa de Lonval, et un jeune homme, Chéri, de près de vingt ans son cadet. L’intrigue se déroule...

Claudine à l'École

"Claudine à l’École" est un roman de Colette qui évoque l'expérience d'une jeune fille, Claudine, dans un internat pour filles. Dans cette œuvre, Colette dépeint la vie quotidienne des élèves,...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025