Chapitre V

— Place Vendôme, Charles.

Marthe s’est acoquinée à ces thés de cinq heures du Fritz, si mal servis, où les rôties sont tièdes, les gâteaux vulgaires, les valets déplaisants, trop nombreux quand on arrive, et qui disparaissent sur des pieds ouatés, dès qu’on a besoin d’eux… Comme je préfère mon petit Afternoon Tea de la rue d’Indy, la salle basse qui fleure le cake et le gingembre, son public de vieilles anglaises à rangs de perles fausses, mêlé de demi-mondaines en rendez-vous discret…

Mais Marthe chérit, au Fritz, la longue galerie blanche qu’elle traverse avec un air myope de chercher quelqu’un, (comme si ses menaçants yeux gris n’avaient pas, dès le seuil, compté et jaugé l’assistance !) les têtes qu’elle retrouve et qu’elle surveille, les chapeaux qu’elle copiera à la maison, d’une main infaillible…

Quelle vilaine humeur est la mienne ! Voilà que je pense presque mal de ma belle-sœur, en la compagnie de qui pourtant je me réchauffe et me distrais, depuis le départ d’Alain… La vérité, c’est que je défaille, chaque fois qu’il me faut traverser seule cette redoutable galerie du Fritz, sous les regards de ces luncheurs, ardents surtout à dévorer leur prochain.

Cette fois encore, je me jette en avant, avec le courage des timides, je longe à grands pas le hall rectangulaire, en songeant, affolée : « je vais me prendre le pied dans ma robe, ma cheville va tourner… ma fermeture baille peut-être, j’ai une mèche dans le cou… », si bien que je passe droit devant Marthe sans la voir.

Elle me rattrape par la béquille de son ombrelle, et rit si haut que je pense mourir de confusion :

— Après qui cours-tu Annie ? tu as l’air d’une femme à son premier rendez-vous. Là, assieds-toi, donne ton ombrelle, ôte tes gants… Ouf ! te voilà sauvée encore une fois ! Pas trop mal pour une suppliciée, cette petite figure-là ; l’épouvante te sied. Qui fuyais-tu ?

— Tout le monde.

Elle me considère avec un dédain apitoyé et soupire :

— J’ai bien peur de ne jamais rien faire de toi. Aimes-tu mon chapeau ?

— Oui.

J’ai répondu « oui », de confiance.

Toute à me remettre, je n’avais pas regardé Marthe. Son chapeau, c’est peut-être un chapeau en effet, cette Charlotte Corday de mousselines tombant en plissés autour de la figure ? En tout cas, c’est réussi. La robe en linon, l’inévitable fichu qui dégage le cou laiteux, complètent un joli travestissement 1793. C’est toujours Marie-Antoinette, mais déjà au Temple. Jamais je n’oserais sortir ainsi déguisée !

À l’aise dans son succès, elle darde autour d’elle ses yeux insoutenables que peu d’hommes affrontent ; elle croque allègrement ses rôties, regarde, parle, me rassure et m’étourdit.

— Tu viens de la maison ?

— Oui.

— Tu as vu Léon ?

— Oui.

— Il travaillait ?

— Oui…

— Y a pas, faut qu’il livre en octobre, j’ai des factures sérieuses… Des nouvelles d’Alain ?

— Un télégramme… il m’annonce une lettre.

— Tu sais que nous partons dans cinq jours ?

— Comme tu voudras, Marthe.

— « Comme tu voudras ! » Dieu, que tu es fatigante, ma pauvre amie ! Regarde vite, voilà la Rose-Chou. Son chapeau est raté.

Le chapitre des chapeaux tient une place considérable dans l’existence de ma belle-sœur. D’ailleurs, c’est vrai, le chapeau de la Rose-Chou, (une belle et fraîche créature, un peu trop épanouie, qui n’a pas, comme dit Claudine, inventé le volant en forme) le chapeau de la Rose-Chou est raté.

Marthe frétille de joie.

— Et elle veut nous faire croire qu’elle se ruine en Reboux ! La Chessenet, sa meilleure amie, m’a raconté que la Rose-Chou découd tous les fonds des chapeaux chics de sa belle-mère, pour les coller dans les siens.

— Tu le crois ?

— Il faut d’abord admettre le mal, d’emblée, on a toujours le temps de s’informer après… Quelle chance ! Voilà Renaud-Claudine, on va les appeler ici. Maugis est avec eux.

— Mais, Marthe…

— Mais quoi ?

— Alain n’aime pas que nous fréquentions trop les Renaud-Claudine…

— Je sais bien.

— Alors, je ne dois pas…

— Puisqu’il n’est pas là, ton mari, laisse donc… c’est moi qui t’invite, ta responsabilité est à couvert.

Après tout, puisque c’est Marthe qui m’invite… Ô mon Emploi-du-Temps ! je saurai me faire pardonner.

Claudine nous a vues. À trois pas, elle lance, pour Marthe, un vibrant « Salut, Casque-d’Or ! » qui fait retourner les têtes.

Renaud la suit, indulgent à toutes ses folies, et Maugis ferme la marche. Je n’aime pas beaucoup ce Maugis, mais je supporte, parfois amusée, son effronterie d’alcoolique souriant. Je n’en dirai rien à Alain, qui professe pour ce gros débraillé coiffé d’un haut de forme à bords plats un dégoût d’homme sobre et correct.

Marthe s’agite comme une poule blanche.

— Claudine, vous prenez du thé ?

— Bouac, pas de thé ! Ça me rebute.

— Du chocolat ?

— Non… je voudrais du vin à douze sous le litre.

— Du… quoi ? demandé-je ébahie.

— Chut, Claudine ! gronde doucement Renaud qui sourit sous sa moustache blanchissante, tu vas scandaliser Mme Samzun.

— Pourquoi ? s’étonne Claudine. C’est pas sale, du vin à douze sous le…

— Pas ici, ma petite fille. Nous irons en boire tous les deux, tous les deux seuls, accoudés sur le zinc du troquet, filou mais cordial, de l’avenue Trudaine. Es-tu contente (il laisse tomber sa voix) mon oiseau chéri ?

— Oui ! oui ! Oh que j’ai du goût ! crie l’incorrigible.

Elle contemple son mari avec tant de puéril enthousiasme, tant d’admiration énamourée, qu’une grosse, une étouffante envie de pleurer me suffoque soudain. Si j’avais demandé à Alain du vin à douze sous le litre, il m’aurait donné… la permission de me mettre au lit, et de prendre du bromure !

Maugis penche vers moi sa moustache oxydée par les alcools cosmopolites :

— Vous semblez, Madame, en proie à quelque remords de ce thé tiède, de ces éclairs vomitivement chocolateux… Ce n’est point au Fritz que vous dégoterez le cordial nécessaire. Les liquides, ici, indisposeraient la clientèle du plus infime cantinier de fantabosses… Le claret à soixante centimes préconisé par Mme Claudine, ne m’excite, lui non plus, qu’à sourire… une jolie verte, v’là ce qu’il vous faudrait.

— Une jolie quoi ?

— Disons une bleue, si ça vous chante davantage. Un pernod d’enfant. Je préside un syndicat féministe : « Le Droit à l’absinthe ». Ce que les adhérentes rappliquent, c’est rien de le dire.

— Je n’ai jamais bu de ça, dis-je avec un peu de dégoût.

— Oh ! s’écrie Claudine, il y a tant de choses, sage Annie, auxquelles vous n’avez jamais goûté !…

L’intention qu’elle glisse sous cette phrase me rend sotte et embarrassée. Elle rit et regarde Marthe, qui répond à son coup d’œil, goguenarde :

— Nous comptons beaucoup, pour la former, sur « la vie facile et relâchée des villes d’eaux » ainsi que l’on s’exprime dans le dernier roman de Léon.

— Dans Un drame du cœur ? s’empresse Maugis. Une œuvre puissante, Madame, et qui restera. Les affres d’un amour maudit mais aristocratique y sont peintes en traits de feu, d’une plume trempée dans le fiel !…

Comment ! Marthe pouffe ? Ils sont là tous quatre, à railler le malheureux qui, là-bas, lime ses soixante lignes quotidiennes… Je suis gênée, effarouchée, amusée à mon corps défendant ; j’étudie le fond de ma tasse, puis je lève furtivement les yeux sur Claudine, qui, justement, me regardait, et qui murmure à son mari, tout bas, comme pour elle-même :

— Cette Annie, quels yeux merveilleux elle a, n’est-ce pas, mon cher grand ? Des fleurs de chicorée sauvage, écloses sur un sable brun…

— Oui, complète Renaud…, quand elle lève ses paupières, on dirait qu’elle se déshabille.

Tous quatre me dévisagent, avec une expression lointaine… Je souffre à crier, je souffre d’un plaisir affreux, comme si ma robe fût tout d’un coup tombée…

La première, Marthe se secoue, change la conversation :

— Quand venez-vous là-bas, Renaud-Claudine ?

— Où, ma chère ?

— À Arriège, ça va sans dire. Maintenant, hélas, tout bon Parisien a dans la peau un arthritique qui sommeille…

— Le mien a des insomnies, fait Maugis, doctoral. Je le douche au whisky. Mais vous, dame Marthe, c’est du chichi, vos cures, histoire de suivre la mode.

— Pas du tout, insolent que vous êtes ! Je vais à Arriège très sérieusement, et ces vingt-huit jours de traitement me permettent, l’hiver, de manger des truffes, de boire du bourgogne, et de me coucher à trois heures du matin… À propos, c’est bien mardi prochain qu’on pèlerine tous à la soirée Lalcade ? Ça sera plus gai qu’Arriège.

— Oui, répond Claudine. Ça sera plein de ducs, avec des princes « entre-mi ». Vous iriez sur les mains, pas, Marthe ?

— Je le pourrais, réplique Marthe un peu pincée, mes dessous sont assez soignés pour ça…

— Et puis, ronchonne Maugis, dans sa moustache, elle porte des pantalons fermés.

J’ai entendu. Nous avons tous entendu !

Un petit froid.

— Et vous, la pensive ? questionne Claudine, arriégez-vous ?

(C’est moi la pensive… Je sursaute… J’étais déjà loin).

— Moi, je suivrai Marthe et Léon.

— Et moi, je suivrai Renaud, pour qu’il ne suive pas d’autres jupons (c’est pour rire, mon beau !) On va se retrouver là-bas, veine ! Je vous regarderai boire de l’eau qui sent le vieux œuf, et je pourrai connaître, vos grimaces comparées, les respectifs stoïcismes de vos âmes. Vous en ferez une tête à la buvette, vous, vieux bidon de Maugis !

Ils rient, et moi je songe, angoissée, à la figure d’Alain, s’il entrait tout à coup, et m’apercevait en si incorrecte compagnie. Car enfin, la présence de Marthe ne sauve pas tout, et l’intimité n’est vraiment pas possible avec cette toquée de Claudine qui traite les gens de « vieux bidon ! »


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