Le hasard des places, achetées presque au dernier moment, m’a séparée de Marthe et de Léon. Je m’en félicite sans le dire. Debout dans la sourde lumière des lampes rondes en collier rompu autour de la salle, j’analyse avec précaution l’odeur de caoutchouc brûlé et de cave moisie. La laideur grise du temple ne me choque pas. Tout cela — et la scène basse, et l’abîme noir d’où jaillira la musique — trop décrit, me semble à peine nouveau. J’attends. Dehors, la seconde fanfare sonne (l’appel de Donner, je crois). Des étrangères retirent leur épingle à chapeau, d’un geste blasé et familier. Je les imite. Comme elles, je regarde vaguement la Fürstenloge où paradent des ombres noires, où se penchent de grands fronts dénudés… Cela n’a point d’intérêt. Il faut attendre encore un peu, que la dernière porte matelassée se soit ouverte une dernière fois, rabattant un petit volet de jour bleu, que la dernière vieille lady ait toussé une bonne fois, qu’enfin le mi bémol monte de l’abîme et gronde en moi, comme une bête cachée…
— Évidemment, c’est très beau, décrète Marthe. Mais ça manque d’entr’actes.
Je frémis encore, et je cache mon émotion comme un désir sensuel. Aussi réponds-je simplement que ça ne m’a pas paru très long. Mais ma belle-sœur, qui inaugure en vain une robe orangée, de la même nuance que ses cheveux, prise peu ce « prologue-féerie ».
— Les entr’actes, ici, ma chère, ça fait partie du théâtre. Une chose à voir ; demande à tous les habitués. On y mange, on s’y rencontre, on échange longuement ses impressions… Le coup d’œil est à peu près unique. N’est-ce pas, Maugis ?
Le grossier personnage lève imperceptiblement ses lourdes épaules :
— « Unique », c’est le mot que je cherchais. N’empêche qu’ils n’ont pas la trouille de servir ici, en lieu et place de bière blonde, cette f… ichue lavasse à l’encaustique. Venir à Bayreuth pour boire ça, c’est à se les rouler dans la farine !
Écroulé, débraillé, je cherche en vain sur lui la marque réhabilitante du fanatisme. Maugis est un de ceux qui ont « découvert » Wagner en France. Il l’a imposé d’année en année, par des chroniques têtues, où le scepticisme déboutonné côtoie étrangement un lyrisme d’alcoolique. Je sais que Léon méprise son vocabulaire ballonné et canaille et que Maugis traite Léon « d’homme du monde »… Ils s’entendent à merveille pour le reste, — surtout depuis deux mois.
Perdue dans cette salle énorme de la Restauration du théâtre, je me sens si loin… ce n’est pas assez dire, si… séparée de tout ! Le démon de la musique m’habite encore, la plainte des ondines pleure en moi, et lutte avec l’assourdissant cliquetis de vaisselle et de fourchettes. Des serveurs affolés, en habits noirs positivement raidis de graisse, courent les mains chargées, et la mousse rosâtre des bocks se verse dans le jus des viandes…
— Comme si ce n’était pas assez de leur « gemischtes-compote », grogne Marthe pleine de rancune. Ce Loge était particulièrement médiocre, n’est-ce pas, Maugis ?
— Pas particulièrement, oh ! non, repart celui-ci avec des mines d’indulgence bouffonne. Je l’ai entendu il y a dix-sept ans dans le même rôle, et je le trouve indiscutablement meilleur aujourd’hui.
Marthe n’écoute pas. Elle braque ses yeux, puis son face-à-main, vers le fond de la salle :
— Mais… mais parfaitement, c’est elle !
— Qui, elle ?
— La Chessenet, donc ! Avec des gens que je ne connais pas. Là, tout au fond, la table contre le mur.
Péniblement remuée, comme tirée en arrière vers ma vie ancienne, j’explore avec crainte l’échiquier des tables : ce chignon d’un blond pâle et rose, c’est bien celui de Valentine Chessenet.
— Dieu, quel ennui ! soupiré-je découragée.
Marthe baisse son face-à-main pour me dévisager :
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu ne crains pas, ici, qu’elle te repige ton Alain ?
(Je me cabre légèrement.)
— Repiger ? cela veut bien dire « piger une deuxième fois » et je ne sache pas…
— On ne dit pas « sacher » on dit « sacquer » explique Maugis, bienveillant et pâteux.
Marthe se tait, serre la bouche et m’observe en coin. Ma fourchette tremble un peu dans ma main. Léon mordille son crayon d’or, jette autour de lui un œil de reporter. Brusque, violente, l’envie me monte de prendre ce mollasse par la nuque et de frapper contre la table sa jolie figure sans énergie… Puis mon sang soulevé retombe, et je demeure étonnée d’un si ridicule transport… La musique ne me vaut rien, je crois.
La vue de cette Chessenet m’a ramenée vers Alain, que je vois, — l’instant d’un éclair, — sans vie, endormi et blanc comme un mort…
La maîtresse de mon mari !… Si elle avait été la maîtresse de mon mari !… Depuis deux heures je me répète cela, sans en pouvoir tirer une image bien précise. Je ne puis évoquer le souvenir de Mme Chessenet autrement qu’en costume de soirée, ou en tenue de concert élégant, coiffée d’un de ces chapeaux trop petits dont elle essaie de se créer un genre bien à elle… le genre Chessenet ! Pourtant, si elle a été la maîtresse de… elle a dû laisser tomber sa robe étroite, enlever délicatement ce chapeau trop petit… Mais ma tête fatiguée n’invente pas plus loin. Et puis, je ne me figure pas non plus Alain faisant, comme on dit, la cour à une femme. Il ne m’a pas fait la cour, à moi. Il ne fut jamais suppliant, pressant, inquiet, jaloux. Il m’a donné… une cage. Cela m’a suffi si longtemps…
Sa maîtresse ! Comment cette idée ne m’inspire-t-elle pas contre mon mari plus de rancune désolée ? Est-ce que je ne l’aimerais plus du tout ?
Je ne peux plus, je suis fatiguée. Quittons tout cela. Songe, Annie, que tu es maintenant seule et libre, pour des semaines encore… Libre ! le singulier mot… Il y a des oiseaux qui se croient libres, parce qu’ils sautillent hors de la cage. Seulement, ils ont l’aile rognée.
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