Claudine s’en va
-
Chapitre XX

Colette

Chapitre XX

— Comment, tu es encore couchée ?

Toute prête, j’entrais chez Marthe, pour lui demander de visiter un peu Bayreuth le matin ; je la trouve encore au lit, potelée et blanche dans ses cheveux roux. À mon entrée, elle tourne d’un brusque saut de carpe sa croupe ronde sous les draps. Elle bâille, elle s’étire… Elle couche avec toutes ses bagues… Elle me jette, sous les sourcils froncés, un rapide regard gris :

— Tu sens déjà la rue ! Où vas-tu ?

— Nulle part, je voulais me promener seulement. Tu es souffrante ?

— Mal dormi, migraine, flemme…

— Tant pis pour moi. J’irai toute seule.

Je sors après une poignée de main à ce pauvre Léon, qui n’a pas quitté son guéridon d’acajou — aussi laid que le mien — où il dépêche, avant le grand déjeuner, ses soixante lignes…

Toute seule dans la rue ! Je n’oserai rien acheter, je parle trop mal l’allemand. Je regarderai. Voilà déjà un magasin modern-style qui est tout un monde — un monde wagnérien. Les Filles du Rhin, pour la photographie, se sont enlacées épaule à épaule… trois affreuses commères, dont l’une louche, et coiffées « en fleurs » comme ma cuisinière luxembourgeoise à son jour de sortie… Au bord du cadre pyrogravé, sinuent des algues… ou des lombrics. Le tout : dix marks. C’est donné.

Pourquoi tant de portraits de Siegfried Wagner ? Et de lui seul ? Les autres enfants du « feu à Cosima », comme l’appelle Maugis, sont cependant moins vilains que ce jeune homme au nez caricatural et débonnaire. Que Siegfried conduise l’orchestre, et même le conduise assez mal, cela ne constitue pas une excuse suffisante… L’odeur de chou persiste… Ces rues n’ont aucun caractère et j’hésite, en haut de l’Opernstrasse, à tourner vers la droite ou vers la gauche…

« L’enfant perdu que sa mère abandonne
Trouve toujours un asile au saint lieu… »

chante derrière moi une voix d’oiseau effronté.

— Claudine !… Oui, je ne sais où aller. J’ai si peu l’habitude de sortir seule.

— C’est pas comme moi. À douze ans, je trottais tel un petit lapin…, à quoi je ressemblais, d’ailleurs, par la blancheur du derrière.

Le… postérieur tient vraiment une place excessive dans la conversation de Claudine ! Il ne s’en faut guère que de cela qu’elle me plaise tout à fait.

Je songe, en marchant auprès de cette libre créature, qu’Alain me permettait de voir chez elles des femmes douteuses, pas même douteuses ! comme cette Chessenet, comme la Rose-Chou, qui s’assure, avant, que ses amants sont « nés », et qu’il me défendait Claudine, qui est charmante, qui adore son mari et ne le cache pas. N’avais-je pas plus à perdre auprès de celles-là que de celle-ci ?…

— Au fait, Claudine, je m’étonne de vous rencontrer sans Renaud, et sans Fanchette.

— Fanchette dort, et d’ailleurs la poussière de charbon lui noircit les pattes. Mon Renaud travaille à sa Revue diplomatique, où il engueule Delcassé à l’instar du poisson pourri. Alors, je suis sortie pour ne pas le déranger, d’autant plus que j’ai le vertigo, ce matin.

— Ah ! vous avez le…

— Le vertigo, oui. Mais vous-même, Annie, en voilà des façons de petite indépendante, toute seule dans une ville étrangère, sans gouvernante ! Et votre rouleau de cuir ? Et le carton à dessins ?

Elle me taquine, drôlette dans sa jupe écourtée, son canotier en grosse paille penché sur le nez, les cheveux courts en boucles rondes, son visage triangulaire tout brun sur la chemisette blanche en soie chinoise. Ses beaux yeux presque jaunes l’éclairent toute, comme des feux allumés en plein champ.

— Marthe se repose, réponds-je enfin. Elle est fatiguée.

— De quoi ? de se faire peloter par Maugis ? Oh ! qu’est-ce que j’ai dit ? se reprend-elle, la main hypocritement à plat sur la bouche, comme pour renfoncer la phrase imprudente…

— Vous croyez ?… Vous croyez qu’elle… qu’il lui fait ce que vous dites ?

(Ma voix a tremblé, Claudine ne m’apprendra rien. Sotte que je suis ! Elle secoue les épaules et tourne sur un pied) :

— Ah ! bien ! si vous écoutez tout ce que je dis !… Marthe est comme un tas de femmes que je connais, ça l’amuse qu’on la viole un peu devant tout le monde. En tête à tête, c’est autre chose. Allez, elles n’en sont pas plus malhonnêtes pour ça.

Un si beau raisonnement ne me convainc pas. « Devant tout le monde » c’est déjà trop…

Je marche pensivement à côté de Claudine. Nous croisons des Anglaises — encore ! — et des Américaines, en dentelle et en soie, dès dix heures du matin. On regarde beaucoup ma compagne. Elle s’en aperçoit et rend coup d’œil pour coup d’œil avec un aplomb indifférent. Une seule fois, elle se retourne vivement, et me tire par la manche :

— La jolie femme ! Vous avez vu ? cette blonde, avec des yeux couleur café brûlé ?

— Non, je n’ai pas fait attention.

— Petite gourde, va ! Où allons-nous ?

— Je n’allais nulle part. Je voulais voir un peu la ville.

— La ville ? pas la peine. C’est rien que des cartes postales, et le reste en hôtels. Venez, je sais un joli jardin : on se mettra assis par terre…

Sans force devant sa volonté turbulente, je mesure mon pas sur son pas vif et long. Nous suivons une laide rue, nous dépassons le Schwarzes Ross, puis une grande place déserte, provinciale, agréable et triste, tilleuls et statues…

— Qu’est-ce que c’est, cette place, Claudine ?

— Ça ? je ne sais pas. La place de la Margrave. Quand je ne suis pas sûre, je baptise toujours : de la Margrave. Venez, Annie, nous arrivons.

Une petite porte, au coin de la grande place, ouvre un jardin fleuri et bien ordonné, bientôt élargi en parc, un parc un peu négligé, qui pourrait aboutir à quelque château engourdi et frais d’une province de France…

— Ce parc, c’est… ?

— Le parc de la Margrave ! affirme Claudine avec aplomb. Et voici encore un banc de la Margrave, un soldat de la Margrave, une nounou de la Margrave… C’est vert, pas ? ça repose. On croirait Montigny… en beaucoup moins bien.

Nous nous asseyons côte à côte sur la pierre adoucie d’un vieux banc.

— Vous aimez votre Montigny ? un beau pays ?

Les yeux jaunes de Claudine s’allument, puis se noient, elle tend les bras d’un geste d’enfant…

— Un beau pays ? J’y suis heureuse comme une plante dans la baie, comme un lézard sur son mur, comme… je ne sais pas, moi. Il y a des jours où je ne rentre pas entre le matin et la nuit… où nous ne rentrons pas, corrige-t-elle. J’ai appris à Renaud à connaître combien ce pays est beau. Il me suit.

Sa tendresse vibrante pour son mari me jette, une fois de plus, dans une mélancolie tout près des pleurs :

— Il vous suit… oui, toujours !

— Mais je le suis aussi, fait Claudine, surprise. Voilà, nous nous suivons… sans nous ressembler.

Je penche la tête, je gratte le sable du bout de mon en-cas :

— Comme vous vous aimez !

— Oui, répond-elle simplement. C’est comme une maladie.

Elle rêve un moment, puis ramène ses yeux vers moi.

— Et vous ? interroge-t-elle brusquement.

(Je tressaille) :

— Et moi… quoi ?

— Vous ne l’aimez pas, votre mari ?

— Alain ? Mais si, naturellement…

Je me recule, mal à l’aise. Claudine se rapproche, impétueuse :

— Ah ? « naturellement ? » Ben, si vous l’aimez naturellement, je sais ce que ça veut dire ! D’ailleurs…

Je voudrais l’arrêter, mais j’arrêterais plus facilement une ponette emballée !

— D’ailleurs, je vous ai vus souvent ensemble. Il a l’air d’un bâton, et vous d’un mouchoir mouillé. C’est un maladroit, un nigaud, un brutal…

(Je me gare du geste comme devant un poing levé…)

— … Oui, un brutal ! on lui a donné une femme, à ce rouquin-là, mais pas avec la manière de s’en servir, ça sauterait aux yeux d’un enfant de sept mois ! « Annie, on ne fait pas ci… ce n’est pas l’usage. Annie, on ne fait pas ça… » Moi, à la troisième fois, je lui aurais répondu : « Et si je vous fais cocu, ça sera-t-y la mode ? »

J’éclate, à la fois, de rire et de larmes, tant elle a lancé le mot avec une furie comique. La singulière créature ! Elle s’est enflammée au point d’enlever son chapeau, et secoue ses cheveux courts pour se rafraîchir.

Je ne sais comment me reprendre. J’ai encore envie de pleurer, et plus du tout envie de rire. Claudine se tourne vers moi, avec une figure sévère qui la fait ressembler à sa chatte :

— Il n’y a pas de quoi rire ! Il n’y a pas non plus de quoi pleurer ! Vous êtes une petite gnolle, un joli chiffon, une loque de soie, et vous n’avez pas d’excuse, puisque vous n’aimez pas votre mari.

— Je n’aime pas mon…

— Non, vous n’aimez personne !

Son expression change. Elle se fait plus sérieuse :

— Car vous n’avez pas d’amant. Un amour, même défendu, vous eût fait fleurir, branche souple et sans fleurs, vous eût embrasée, gracieux sarment d’hiver dont la sève dort encore en terre. Votre mari ! mais si vous l’aviez aimé, au beau sens du mot, aimé comme j’aime ! dit-elle — ses mains fines ramenées sur la poitrine avec une force et un orgueil extraordinaires — vous l’auriez suivi sur la terre et sur la mer, sous les coups et les caresses, vous l’auriez suivi comme son ombre et comme son âme !… Quand on aime d’une certaine manière, reprend-elle plus bas, les trahisons elles-mêmes deviennent sans importance…

J’écoute, tendue vers elle, vers sa voix révélatrice de petite prophétesse, j’écoute avec une désolation passionnée, les yeux sur les siens qui regardent loin. Elle s’apaise et sourit comme si elle m’apercevait seulement.

— Annie, il y a dans les champs, chez nous, une graminée fragile qui vous ressemble, à tige mince, avec une lourde chevelure de graines qui la courbe toute. Elle a un joli nom que je vous donne quand je pense à vous : « la mélique penchée ». Elle tremble au vent, elle a peur ; elle ne se redresse que lorsque ses grains sont vides…

(Son bras affectueux entoure mon cou.)

— Mélique penchée, que vous êtes charmante, et quel dommage ! Je n’ai pas vu de femme, depuis… depuis longtemps, qui vous valût. Regardez-moi, fleurs de chicorée, yeux plus cillés qu’une source dans l’herbe noire, Annie à l’odeur de rose…

Toute brisée de chagrin, toute amollie de tendresse, j’appuie ma tête à son épaule, je lève vers elle mes cils encore mouillés. Elle penche son visage et m’éblouit de ses yeux fauves, si dominateurs soudain que je ferme les miens, accablée…

Mais le bras affectueux se dérobe, me laisse chancelante… Claudine a sauté sur ses pieds. Elle s’étire en arc, frotte ses tempes d’une main rude…

— Trop fort ! murmure-t-elle. Un peu plus… Et moi qui ai tant promis à Renaud…

— Promis quoi ?… demandé-je, encore égarée.

(Claudine rit à mon nez d’un drôle d’air, montrant ses dents courtes.)

— De … de… d’être rentrée à onze heures, mon petit. Applettez, nous arriverons un peu juste.


Autres textes de Colette

Sido

L'œuvre "Sido" de Colette est un récit autobiographique qui explore la vie de l'auteure à travers le prisme de sa mère, Sido. Colette y évoque son enfance dans une maison...

Claudine en ménage

"Claudine en ménage" est un roman de Colette qui s'inscrit dans la série des histoires mettant en scène le personnage de Claudine, une jeune femme pleine de vie et d'enthousiasme....

Claudine à Paris

"Claudine à Paris" est un roman de Colette qui suit les aventures de Claudine, une jeune fille pleine de vie et d'énergie, alors qu'elle se retrouve à Paris. Le récit...

Chéri

"Chéri" de Colette raconte l'histoire d'une relation tumultueuse entre une femme âgée, Léa de Lonval, et un jeune homme, Chéri, de près de vingt ans son cadet. L’intrigue se déroule...

Claudine à l'École

"Claudine à l’École" est un roman de Colette qui évoque l'expérience d'une jeune fille, Claudine, dans un internat pour filles. Dans cette œuvre, Colette dépeint la vie quotidienne des élèves,...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025