Arriège.
Une odeur d’orangers en fleurs et de bain de barège monte par ma fenêtre ouverte. « L’odeur locale », m’explique obligeamment le garçon qui monte les malles. Je m’en doutais. Marthe m’assure qu’on s’y habitue en quarante-huit heures. À celle des orangers fleuris, plantés en haie devant l’hôtel, d’accord. Mais l’autre, la senteur sulfureuse qui poisse la peau, horreur !
Je m’accoude, déjà découragée, pendant que Léonie, à qui son feutre de voyage donne l’air d’un gendarme en civil, ouvre avec autorité ma grande malle en paille de bois, et dispose les bibelots d’argent de mon sac comme pour la parade.
Que suis-je venue faire ici ? Je me sentais moins seule à Paris, dans ma chambre jaune, auprès du portrait d’Alain, qu’entre ces quatre murs de chaux rose à soubassement gris. Un lit de cuivre dont j’inspecte, soupçonneuse, la literie fatiguée. Une toilette trop petite, une table à écrire que je convertirai en table à coiffer, une autre table pliante, montée sur X, que je convertirai en table à écrire, des fauteuils quelconques et des chaises ripolinées… Il faudra vivre là dedans combien de jours ? Marthe a dit : « Ça dépend ».
Ça dépend de quoi ? Je n’ai pas osé l’interroger davantage.
J’entends, de l’autre côté du corridor dallé, sa voix perçante, et les répliques sourdes de Léon, qui ne me parviennent pas, mettent du vide entre les phrases. Je m’engourdis, isolée de tout, du lieu où je suis, de Marthe, d’Alain, de l’avenir pénible, du temps qui coule…
— On descend, Annie ?
— Ah ! Marthe ! tu m’as fait peur ! Mais je ne suis pas prête.
— Qu’est-ce que tu fabriques, grands dieux ? Ni lavée, ni coiffée ? Je t’en prie, ne commence pas à faire le « poids mort ».
Ma belle-sœur est pomponnée comme pour le Fritz, fraîche, maquillée et rose. Les onze heures de chemin de fer lui sont clémentes. Elle déclare qu’elle veut « aller à la musique » qui joue dans le parc.
— Je vais me dépêcher. Et Léon ?
— Il lave son corps divin. Allons, Annie, ouste ! Qu’est-ce qui t’arrête ?
J’hésite, en corset et en jupon, à me déshabiller si complètement devant Marthe… Elle me regarde comme un animal rare.
— Ô Annie, sainte Annie, il n’y a pas deux poires comme vous ! Je tourne le dos, étrille tes charmes sans angoisse.
Elle s’en va à la fenêtre. Mais la chambre elle-même me gêne, et je me vois dans la glace, brune et longue comme une datte… Marthe, effrontée et brusque, fait volte-face. Je crie, je colle mes bras à mes flancs mouillés, je me tords et je supplie… Elle ne semble pas m’entendre, et braque curieusement son face-à-main :
— Drôle de créature ! Tu n’es pas d’ici, évidemment. Tu as l’air d’une bonne femme des mosaïques d’Égypte… ou d’un serpent debout… ou d’une jarre en grès fin… Stupéfiant ! Annie, tu ne m’ôteras pas de l’idée que ta mère a fauté avec un ânier des Pyramides.
— Je t’en prie, Marthe ! Tu sais bien que ces plaisanteries-là me choquent à un point…
— On le sait. Attrape ta chemise, grande sotte ! À ton âge faire la pensionnaire comme ça !… Moi, j’irais toute nue devant trois mille personnes, si c’était la mode. Dire qu’on cache toujours ce qu’on a de mieux !
— Oui ? Mme Chessenet ne serait sûrement pas de ton avis !
— Savoir ! (Tu ne l’aimes pas ? Ça m’amuse). Elle doit porter des seins dernier cri, en étole, les pans jusqu’aux genoux.
Cette présence bavarde tonifie ma paresse, finit par chasser ma pudeur bébête. Et Marthe a le don de se faire pardonner presque tout.
Je noue ma cravate de tulle blanc devant la glace, tandis que Marthe penchée à la fenêtre, me décrit ce qui passe sous ses yeux :
— Je vois, oh ! je vois des bonnes balles… je vois Léon qui nous cherche avec des airs de caniche perdu… il nous croit à la musique, bon débarras !
— Pourquoi ?
— Crainte qu’il me rase, tiens ! Je vois une dame renversante, toute en Valenciennes, mais une binette ridée de vieille reinette… Je vois des dos idiots d’hommes en panamas pétris comme des meringues ratées… Je vois… ah !
— Quoi ?
— Hep, hep ! eh bien, c’est pas malheureux ! oui, oui, c’est nous, montez !
— Tu es folle, Marthe ! Tout le monde te regarde. À qui en as-tu ?
— À la petite van Langendonck.
— Calliope ?
— Elle-même !
— Elle est ici ?
— Probable, puisque je l’appelle.
Je fronce involontairement les sourcils : encore une relation qu’Alain désirerait couper, et qu’il tient à longue distance ; non que cette petite Cypriote, veuve d’un wallon, fasse parler d’elle autant qu’une Chessenet ; mais mon mari lui reproche une beauté voyante et pâmée qu’il ne trouve pas de bon ton. Je ne savais pas qu’il y eût pour la beauté un code de convenances… mais Alain l’affirme.
Calliope van Langendonck, dite « la Déesse aux yeux pers » annoncée par un murmure élégant d’étoffes, effectue une entrée théâtrale, accable Marthe de baisers, de paroles, de dentelles traînantes, de regards lazuli, glissant entre des paupières armées de cils brillants comme des lances, — puis s’abat sur moi. J’ai honte de me sentir si peu expansive, et je lui offre un fauteuil. Marthe la larde déjà de questions :
— Calliope, quel est le ponte fortuné que vous remorquez ici cette année ?
— What is it ponte ? ah ! oui… Pas dé ponte, jé suis toute seule.
Elle répète souvent les phrases qu’on vient de dire, avec un air câlin de s’écouter et de traduire. Est-ce coquetterie, ou ruse pour se donner le temps de choisir sa réponse ?
Je me souviens que cet hiver elle mêlait le grec, l’italien, l’anglais et le français, avec une ingénuité trop complète pour être sincère. Son « babélisme » ainsi que dit Claudine, qu’elle amuse à la folie, son charabia soigneusement cultivé retient l’attention comme un charme de plus.
— Seule ? Racontez ça à d’autres !
— Si ! Il faut soigner deux mois par anno, pour rester belle.
— Ça lui réussit jusqu’à présent, pas, Annie ?
— Oh ! oui. Vous n’avez jamais été plus jolie, Calliope. Les eaux d’Arriège vous font du bien, n’est-ce pas ?
— Les eaux ? Je prends never,… jamais…
— Alors, pourquoi…
— Parce que l’altitude est excellent ici, et que je rencontre gens que je connais, et que je peux faire toilettes économiques.
— Femme admirable ! Pourtant, le soufre, c’est bon pour peau ?
— Non ! c’est kakon, movais pour peau. Je soigne peau avec recette spéciale, turque.
— Dites vite, je pantèle, et je suis sûre qu’Annie n’a plus un fil de sec.
Calliope, qui a laissé tous ses « articles » dans l’île de Chypre, écarte doctoralement des mains scintillantes :
— Vous prenez… vieux boutons de gloves, en nacre, vous mettez dans un avgothiki… coquetier…, et vous pressez citron tout entier dessus… Le lendemain, elle est en pâte…
— Qui, elle ? Madame Loubet ?
— Non. Les boutons et le citron. Et vous étalez sur figure, et vous êtes plus blanc, plus blanc, que…
— Ne cherchez pas. Je vous remercie infiniment, Calliope…
— Je peux ancora donner recette pour détacher lainages…
— Non, assez, bon Dieu, assez ! Pas tout le même jour !… Depuis quand êtes-vous à Arriège ?
— Depuis… un, due, three… sept jours… Je suis si heurèse de vous voir ! Je veux plus vous quitter. Quand vous avez appelé tout à coup par la wind… fenêtre, j’ai eu spavento et j’ai laissé drop mon ombrelle !…
Je suis désarmée. Devant ce polyglottisme déchaîné, Alain lui-même ne tiendrait pas son sérieux. Si cette légère créature peut me rendre courtes les longues heures de ma « saison » je la verrai tant qu’elle voudra, — à Arriège.
Quel besoin avait Marthe de me traîner autour de ce kiosque à musique ! J’en rapporte une étreignante migraine, et l’empreinte, presque physique, sur ma peau, de tous ces regards sur nous. Ces gens-là, baigneurs et buveurs d’Arriège, nous ont épluchées, dévorées, avec des yeux de cannibales. J’appréhende maladivement les potins, les espionnages et les délations de ces désœuvrés minés d’ennui. Heureusement, bien peu de visages connus, excepté la petite Langendonck. Les Renaud-Claudine arrivent dans trois jours, ils ont retenu leur appartement.
Triste chambre que celle-ci ! L’électricité crue tombe du plafond sur mon lit vide et mort… Je me sens seule, seule, au point de pleurer, au point d’avoir retenu Léonie pour me décoiffer, afin de garder auprès de moi une présence familière… Viens, mon Toby-noir, petit chien chaud et silencieux qui adore jusqu’à mon ombre, reste à mes pieds, tout fiévreux du long voyage, agité de cauchemars ingénus… Peut-être rêves-tu qu’on nous sépare encore ?…
Ne crains pas, Toby, le maître sévère, il dort à présent sur l’eau sans couleur ; car les heures de son coucher sont ordonnées comme toutes celles de sa vie… Il a remonté son chronomètre, il a couché son grand corps blanc, froid du tub glacial. Songe-t-il à Annie ? Est-ce qu’il soupirera la nuit, est-ce qu’il s’éveillera dans le noir, le noir profond, que ses pupilles dilatées peupleront de lunules d’or et de roses processionnantes ? S’il appelait, à cette minute même, son Annie docile, s’il cherchait son odeur de rose et d’œillet blanc, avec le sourire martyrisé de l’Alain de mon rêve, de l’Alain que je n’ai vu et possédé qu’en songe ? Mais non. Je le sentirais à travers l’air et la distance…
Couchons-nous, mon petit chien noir. Marthe joue au baccara.
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