Claudine s’en va
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Chapitre XXV

Colette

Chapitre XXV

Claudine m’a trompée. Je suis injuste : elle s’est trompée. La « cure de campagne » n’est pas une panacée, et puis on guérit malaisément le malade qui n’a pas la foi.

Aux premières pages de ce journal (Toby, que je te prenne encore, l’œil saillant et l’oreille fière, à le traîner par un coin, comme le cadavre d’un ennemi !) aux premières pages de ce journal sans fin ni commencement, perverti et timide, hésitant et révolté, et tout pareil à moi-même, je lis ces mots : « le fardeau de vivre seule… » Annie ignorante ! Que pèse-t-il, ce fardeau-là, auprès de la chaîne que j’ai, quatre ans et sans repos, portée, et qu’il faudrait reprendre pour la vie ? Mais je ne veux pas la reprendre. Ce n’est pas que la liberté même se révèle si tentante, et je n’en veux pour preuve que ma fièvre à changer de place, l’amère sensibilité qui mire ma solitude à toutes ces solitudes du ciel, des champs, des âpres rochers gris, dont les coupures fraîches sont rouges… Mais choisir son mal… d’aucuns feraient de cela leur idéal de bonheur…

Hélas, oui ! À peine arrivée, je veux repartir. Casamène est à moi, pourtant. Mais j’y ai trop vécu à côté d’Alain. Dans le bosquet romantique, sous le couvert de la « petite forêt » — un taillis modeste que j’avais baptisé de ce nom démesuré — au fond du hangar sombre, où des outils empâtés de rouille font songer à quelque chambre des tortures nurembergeoise, dans tous les recoins de ce domaine démodé, je retrouverais sans peine les marques et les dégradations de nos jeux d’autrefois. Près du ravin, un marronnier porte encore sur son écorce, en ceinture pleine d’ampoules, la trace cruelle d’un fil de fer dont l’enserra Alain, il y a… il y a peut-être douze ans. Là, mon sévère compagnon fut Œil-de-Serpent, chef d’une tribu de Peaux-Rouges, et moi sa petite squaw domestiquée, attentive au feu de pommes de pin. Il s’amusait très fort, presque toujours sérieux et grondeur, d’une raideur qui faisait partie du jeu.

Il n’a jamais aimé Casamène. Mon futile grand’père décora ces quelques hectares d’un peu plus de pittoresque qu’il n’était nécessaire : un ravin, bien entendu sauvage, deux collines, une combe, une grotte, un point de vue, une grande allée pour la perspective, des arbustes exotiques, une voie empierrée pour les voitures, tortueuse assez pour que l’on croie parcourir des kilomètres sur ses terres… Tout cela, disait Alain, d’un ridicule achevé. C’est bien possible. J’y vois surtout. à présent, une poignante tristesse de jardin abandonné, et sous ce soleil blanc comme un soleil d’octobre, une fertilité funèbre de cimetière…

« Les arbres apaisants… ! » Ah ! Claudine, je sangloterais si je ne me sentais si effarée, si pétrifiée de solitude. Les pauvres arbres, ceux-ci, ne connaissent la paix, ni ne la donnent. Beau chêne tordu, géant aux pieds enchaînés, depuis combien d’années tends-tu vers le ciel tes branchages tremblants comme des mains ? Quel effort vers la liberté t’a versé sous le vent, puis redressé en coudes pénibles ? Tout autour de loi, tes enfants nains et difformes implorent déjà, liés par la terre, bafoués du vent cruel qui fatigue leur croissance…

D’autres créatures prisonnières, comme ce bouleau argenté, se résignent. Ce fin mélèze aussi, mais il pleure et défaille, noyé sous ses cheveux de soie, et j’entends, de ma fenêtre, son chant aigu sous les rafales… Oh ! tristesse des plantes immobiles et tourmentées, se peut-il qu’en vous une âme pliante et incertaine ait jamais puisé la paix et l’oubli !… Ce n’est pas là, Claudine, c’est en vous seule que brillait la force, le bondissement des bêtes heureuses, la joie qui aveugle et colore à la fois !

Il pleut, et tout en est pire. J’allume tôt la lampe, et je m’enferme, à peine rassurée par les lourds volets pleins, par le bavardage à pleine voix de Léonie avec la petite de la jardinière. Le feu craque, — il faut du feu déjà — les boiseries aussi. Quand la flamme se tait, le silence bourdonnant emplit mes oreilles. Les pattes onglées d’un rat courent distinctement entre les lames des plafonds, et Toby, mon unique petit gardien noir, lève une tête féroce vers cet ennemi inaccessible… Pour Dieu, Toby, n’aboie pas ! Si tu aboies, le silence fracassé va tomber en éclats sur ma tête, comme les plâtras d’une maison trop ancienne…

Je n’ose plus me coucher. Je prolonge ma veillée devant le feu mourant, jusqu’au bout de la lampe, j’écoute les frôlements veloutés, l’haleine du vent qui pousse les feuilles sur le gravier, tous les pas des bêtes menues que je ne connais pas. Je touche, pour me donner courage, la lame large d’un couteau de chasse, et le froid de l’acier, au lieu de me rassurer, m’effraie davantage.

Quelle sotte peur ! Les meubles amis ne me connaissent-ils plus ? Si, mais ils savent que je les quitterai, ils ne m’abritent pas. Vieux piano aux moulures cannelées, je t’ai fatigué de mes gammes. « Plus de nerf, ma petite Annie, plus de nerf ! » Déjà ! Ce portrait de polytechnicien à taille de guêpe, d’après un daguerréotype, c’est mon grand-père. Il creusa des puits au sommet de la montagne, entreprit une culture de truffes, tenta d’éclairer le fond de la mer « à l’aide d’huile de baleine brûlant en vases transparents hermétiquement clos » (!) ; bref il ruina sa femme et sa fille, l’âme légère et sans remords, adoré des siens. La jolie taille que la sienne, si l’image est sincère ! Une femme d’aujourd’hui pourrait l’envier. Un beau front chimérique, des yeux curieux d’enfant, de petites mains gantées de blanc… C’est tout ce que je sais de lui.

Au-dessus du piano, au mur, une mauvaise photographie de mon père ; je ne l’ai connu que vieux et aveugle. Un homme distingué en favoris blancs — comment suis-je la fille d’un être aussi… quelconque ?

De ma mère, rien. Pas un portrait, pas une lettre. Grand’mère Lajarrisse refusait de me parler d’elle et me recommandait seulement : « Prie pour elle, mon enfant. Demande à Dieu miséricorde pour tous les disparus, les exilés, pour les morts… » Il est bien temps, vraiment, d’aller m’inquiéter de ma mère ! Qu’elle reste, pour moi, ce que je l’imaginai toujours ; une jolie créature triste, qui est partie ? ou qui s’est tuée ? J’en ai plus de pitié que de souci.


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