ACTE TROISIÈME



Une grande véranda, attenante à la maison de SOLNESS. À gauche, on aperçoit un coin de la maison et une porte donnant sur la véranda. À droite, une balustrade. Au fond, un escalier conduisant de la véranda au jardin qu'elle domine. De grands arbres de haute futaie étendent leurs branches au-dessus de la véranda vers la maison. Au fond, à gauche, on aperçoit le rez-dechaussée de la nouvelle villa. La tour est entourée d'un échafaudage dont on voit le bas. Au fond du jardin une vieille palissade. De l'autre côté, une rue bordée de maisons basses et délabrées. Horizon du soir, voilé de nuages dorés par le soleil couchant. Sur la véranda, un banc de jardin longe le mur de la maison. Devant le banc, une longue table. De l'autre côté de la table, un fauteuil et quelques tabourets en osier. Mme SOLNESS, enveloppée d'un grand châle en crêpe blanc, est assise dans le fauteuil. Elle a une attitude de repos. Ses regards sont dirigés vers le côté droit du jardin. Au bout de quelques instants, HILDE WANGEL, venant du jardin, monte l'escalier. Elle est en chapeau, et vêtue comme au deuxième acte. Elle porte à son corsage un petit bouquet de fleurs des champs.

MADAME SOLNESS (tournant légèrement la tête)
Vous avez parcouru le jardin, mademoiselle Wangel ?

HILDE
Oui, je m'y suis promenée.

MADAME SOLNESS
Vous avez trouvé des fleurs, à ce que je vois ?

HILDE
Oui. Il y en a tant et plus sous les buissons.

MADAME SOLNESS
Y en a-t-il encore ?… Il faut que je vous dise que je n'y vais presque jamais.

HILDE (s'approchant d'elle)
Comment ? J'y courrais tous les jours, à votre place.

MADAME SOLNESS (avec un pâle sourire)
Je ne cours guère, moi. Depuis longtemps.

HILDE
Mais, enfin, vous y descendez bien quelquefois ? Il y fait si bon.

MADAME SOLNESS
Je ne m'y sens plus chez moi. J'ai presque peur d'y aller.

HILDE
D'aller dans votre jardin ?

MADAME SOLNESS
Il me semble qu'il ne m'appartient plus.

HILDE
Pourquoi dites-vous cela ?

MADAME SOLNESS
Non, non, ce n'est plus mon jardin. Ce n'est plus le même que du temps de mon père et de ma mère. Ah ! mademoiselle Wangel, on l'a tellement mutilé, ce jardin. Ce ne sont plus que des morceaux. On y a construit des maisons pour des étrangers, pour des gens que je ne connais pas… et qui peuvent me voir de leurs fenêtres.

HILDE (avec un beau sourire)
Dites donc, madame Solness…

MADAME SOLNESS
Quoi ?

HILDE
Me permettez-vous de rester un instant près de vous ?

MADAME SOLNESS
Très volontiers, si cela vous fait plaisir.
(HILDE approche un tabouret du fauteuil et s'assied.)

HILDE
Ah ! on est bien là, pour se chauffer, comme un chat au soleil.

MADAME SOLNESS (posant doucement la main sur la nuque de HILDE)
C'est bien gentil à vous de rester près de moi. Je croyais que vous alliez chez mon mari. HILDE. — Pour quoi faire ?

MADAME SOLNESS
Pour l'aider.

HILDE
Grand merci. D'ailleurs, il est là-bas, avec les ouvriers ! Je l'ai vu, mais il avait l'air si rogue, que je ne me suis pas risquée à l'aborder.

MADAME SOLNESS
Oh ! il est, au fond, si doux, si tendre de nature !

HILDE
Lui ?

MADAME SOLNESS
Vous ne le connaissez pas encore, mademoiselle Wangel.

HILDE (avec un regard affectueux)
Êtes-vous contente d'aller demeurer dans la nouvelle maison ?

MADAME SOLNESS
Je devrais l'être, puisque c'est le désir de Halvard.

HILDE
Oh ! ce n'est pas ainsi que je l'entends.

MADAME SOLNESS
Si, si, mademoiselle Wangel. C'est mon strict devoir que de me plier à sa volonté. Mais l'obéissance est souvent bien difficile.

HILDE
Oh ! oui, elle doit l'être.

MADAME SOLNESS
Je peux vous le dire. Quand on ne vaut pas mieux que moi…

HILDE
Quand on a traversé autant d'épreuves que vous…

MADAME SOLNESS
Comment le savez-vous ?

HILDE
Votre mari me l'a dit.

MADAME SOLNESS
Il s'ouvre si rarement à moi… Oui, mademoiselle Wangel, j'ai traversé bien des épreuves dans ma vie, allez !…

HILDE (la regardant avec affection, et hochant lentement la tête)
Pauvre madame Solness ! D'abord cet incendie…

MADAME SOLNESS (avec un soupir)
Oui, tout ce qui m'appartenait a brûlé.

HILDE
Et ce n'est pas encore là ce qu'il y a de plus triste.

MADAME SOLNESS (avec un regard interrogateur)
Ce n'est pas là ce qu'il y a de plus triste ?

HILDE
Non, ce n'est pas tout.

MADAME SOLNESS
Qu'y aurait-il encore ?

HILDE (baissant la voix)
Vous avez perdu deux petits enfants.

MADAME SOLNESS
Ah ! oui, mais c'est tout différent. C'était un arrêt de la Providence. On doit s'y soumettre… en rendant grâces au ciel.

HILDE
Et vous le faites ?

MADAME SOLNESS
Pas toujours, malheureusement. Je sais bien que c'est mon devoir, mais cela m'est impossible.

HILDE
Je le crois sans peine.

MADAME SOLNESS
Combien de fois me suis-je dit, cependant, que ce fut là un juste châtiment…

HILDE
Pourquoi ?

MADAME SOLNESS
Parce que je n'ai pas assez bien supporté mon malheur.

HILDE
Mais je ne vois pas…

MADAME SOLNESS
Si, si, mademoiselle Wangel… Ne me parlez plus de ces deux petits enfants. Nous ne devons penser qu'à leur bonheur. Ils sont si heureux… si heureux, maintenant. Non, ce qui déchire le cœur dans la vie, ce sont les petites pertes, la perte de ce qui paraît insignifiant aux autres. HILDE la regarde avec une chaude sympathie. — Chère madame Solness… parlez-moi de cela.

MADAME SOLNESS
Je le répète, des riens. Mon Dieu, tous ces vieux portraits accrochés aux murs, et les vieilles robes de soie. Elles étaient dans la famille depuis des temps immémoriaux. Et les vieilles dentelles faites par mère et grand-mère… Tout cela a brûlé ! Pensez donc… jusqu'aux bijoux ! (Avec un profond soupir.)
Et toutes les poupées.

HILDE
Les poupées ?

MADAME SOLNESS (avec des larmes dans la voix)
J'avais neuf ravissantes poupées.

HILDE
Elles ont toutes brûlé ?

MADAME SOLNESS
Toutes. Oh ! cela m'a fait tant, tant de peine.

HILDE
Vraiment ! Vous aviez conservé toutes ces poupées ? depuis votre enfance?

MADAME SOLNESS
Je ne les ai pas conservées. Les poupées et moi, nous avons continué à vivre ensemble.

HILDE
Même quand vous êtes devenue grande ?

MADAME SOLNESS
Oui, longtemps après.

HILDE
Quand vous vous êtes mariée ?

MADAME SOLNESS
Oui, certainement. Quand il ne me voyait pas, je… Mais elles ont toutes brûlé, les pauvrettes ! Personne n'a songé à les sauver… Oh ! c'est si triste d'y penser. Il ne faut pas rire de moi, mademoiselle Wangel.

HILDE
Je ne ris pas du tout.

MADAME SOLNESS
Car elles avaient une espèce de vie. Je les portais sous mon cœur, comme de petits enfants à naître.
(Le Dr HERDAL, son chapeau à la main, arrive, sortant de la maison, et aperçoit Mme SOLNESS et HILDE.)

LE DOCTEUR HERDAL
Vous allez prendre froid, madame.

MADAME SOLNESS
La journée m'a paru si belle et si chaude.

LE DOCTEUR HERDAL
Oui, oui. Mais que se passe-t-il ici ? J'ai reçu un billet de vous…

MADAME SOLNESS (se levant)
Oui, j'ai à vous parler.

LE DOCTEUR HERDAL
C'est bien. Rentrons, en ce cas. (À HILDE.)
Toujours en tenue de campagne, mademoiselle ?

HILDE (gaiement, en se levant)
Eh ! oui, en tenue ! Mais aujourd'hui je ne suis pas d'humeur à me casser le cou. Vous et moi, docteur, nous resterons en bas, à regarder tranquillement le spectacle.

LE DOCTEUR HERDAL
Quel spectacle ?

MADAME SOLNESS (effrayée, dit à mi-voix à HILDE)
Chut, chut !… Pour l'amour de Dieu ! Le voici qui vient ! Essayez de lui ôter cette folie de la tête. Soyons amies, mademoiselle Wangel. Nous le pouvons, n'est-ce pas ?

HILDE (se jetant violemment à son cou)
Oh ! oui, nous le pouvons….

MADAME SOLNESS (se dégageant doucement)
Là, là, là ! Le voici, docteur. Allons causer un peu.

LE DOCTEUR HERDAL
C'est de lui qu'il s'agit ?

MADAME SOLNESS
Oui. Venez.
(Elle entre dans la maison, suivie du médecin. Au bout d'un instant arrive SOLNESS, venant du jardin. Il monte l'escalier. La figure de HILDE prend une expression sérieuse.)

SOLNESS (jetant un coup d'œil sur la porte de la maison, qu'on referme prudemment)
Avez-vous remarqué, Hilde, qu'elle s'en va sitôt que je viens ?

HILDE
J'ai remarqué que, chaque fois que vous venez, elle se sent obligée de partir.

SOLNESS
C'est possible, mais je n'y peux rien. (La regardant attentivement.)
Avez-vous froid, Hilde ? On le croirait.

HILDE
Je sors d'un sépulcre.

SOLNESS
Que voulez-vous dire ?

HILDE
Que j'ai pris froid, monsieur Solness.

SOLNESS (lentement)
Je crois vous comprendre.

HILDE
Que venez-vous faire ici ?

SOLNESS
Je vous ai aperçue de loin.

HILDE
En ce cas, vous l'avez vue… elle aussi.

SOLNESS
Je savais qu'elle s'en irait dès que j'arriverais.

HILDE
Cela vous fait-il beaucoup de peine, qu'elle s'écarte ainsi de votre chemin?

SOLNESS
C'est plutôt une sorte de soulagement.

HILDE
De ne pas l'avoir toujours devant les yeux ?…

SOLNESS
Oui.

HILDE
Accablée par son chagrin et par le souvenir de ses enfants ?…

SOLNESS
Oui… C'est vrai.
(HILDE va et vient sur la véranda, les mains derrière le dos, puis s'arrête devant la balustrade, et se tourne vers le jardin.)

SOLNESS (après un instant de silence)
Avez-vous longtemps causé avec elle ? (Hilde reste immobile et ne répond pas.)
Je demande si vous avez causé longtemps ? (HILDE continue à garder le silence.)
De quoi vous a-t-elle parlé, Hilde ? (HILDE ne répond pas.)
Pauvre Aline !… Des enfants, sans doute ?… (HILDE est secouée d'un frisson nerveux, puis elle hoche vivement la tête, à plusieurs reprises, en signe d'affirmation.)
Jamais elle ne surmontera son chagrin… Jamais !… (S'approchant de HILDE.)
Vous voici de nouveau pétrifiée, comme hier soir.

HILDE (se retournant, fixe sur lui un regard droit et sérieux)
Je veux partir.

SOLNESS (d'un ton bref)
Partir !…

HILDE
Oui.

SOLNESS
Je vous le défends.

HILDE
Que voulez-vous que je fasse ici, maintenant ?

SOLNESS
Que vous soyez près de moi, Hilde ; c'est tout.

HILDE (le toisant du regard)
Merci bien. Les choses n'en resteraient pas là.

SOLNESS (malgré lui)
Tant mieux !…

HILDE (violemment)
Je ne puis faire de mal à une personne que je connais : je ne prendrai rien de ce qui lui appartient.

SOLNESS
Qui vous parle de cela ?

HILDE (continuant)
À une étrangère, c'est bien différent. Quelqu'un que je n'aurais jamais vu. Mais à une personne qui m'accueille sous son toit !… Ah ! non, non ! fi!

SOLNESS
Mais je n'ai jamais dit le contraire !

HILDE
Allons donc ! Vous savez bien comment cela finirait. Voilà pourquoi je pars.

SOLNESS
Et que deviendrai-je, moi, quand vous serez partie ? Que ferai-je de mon existence ? Oui, qu'en ferai-je, après ?

HILDE (avec l'expression énigmatique que son regard prend de temps en temps)
Oh ! vous !… N'avez-vous pas vos devoirs envers elle ? Vivez pour ces devoirs.

SOLNESS
Trop tard ! Ces puissances… ces… ces…

HILDE
Ces diables…

SOLNESS
Oui, ces diables ! Et le troll qui est en moi. Ils ont pris tout le sang de ses veines.(Avec un rire désespéré.)
Pour que je sois heureux, moi ! Oui, oui ! (D'une voix oppressée.)
Et la voici morte, morte à cause de moi. Et moi, je suis enchaîné vivant à une morte. (Saisi d'angoisse.)
Moi, moi, qui ne peux vivre sans joie ! HILDE va s'asseoir sur le banc, s'accoude à la table, appuie sa tête sur ses mains et regarde un instant SOLNESS. — Qu'allez-vous construire maintenant ?

SOLNESS (secouant la tête)
Je ne ferai plus grand-chose, désormais.

HILDE
Ce ne sera pas une de ces demeures où père, mère et enfants peuvent vivre calmes et heureux ?

SOLNESS
Qui sait si désormais on voudra de ces demeures.

HILDE
Pauvre maître Solness ! Et vous qui, pendant ces dix années, n'avez vécu que pour cela !

SOLNESS
Oui, Hilde, c'est bien vrai.

HILDE (avec éclat)
Oh ! que tout cela me semble insensé, absurde !

SOLNESS
Quoi ?

HILDE
Qu'on n'ose pas tendre la main pour saisir son bonheur ! Pour vivre ! Seulement parce qu'il y a sur votre chemin une personne qu'on connaît !

SOLNESS
Et qu'on n'a pas le droit d'oublier.

HILDE
Qui sait, si, au fond, on n'en aurait pas le droit ? Mais enfin… Ah ! si l'on pouvait s'endormir pour échapper à tout cela !(Elle pose les bras sur la table, appuie la joue gauche sur ses mains et ferme les yeux.)
SOLNESS tourne le fauteuil et s'assied à la table. — Avez-vous connu le calme et le bonheur… là-bas, chez votre père, Hilde ?

HILDE (qui ne bouge pas et semble à moitié endormie)
J'étais en cage.

SOLNESS
Et vous ne voulez pas y retourner ?

HILDE (sans changer de ton)
L'oiseau des bois ne veut jamais être en cage.

SOLNESS
Il préfère fendre librement l'air.

HILDE (toujours du même ton)
L'oiseau de proie aime à fendre l'air.

SOLNESS (la suivant du regard)
Si l'on était hardi comme les Vikings…

HILDE (sans bouger, ouvre les yeux et reprend sa voix ordinaire)
Que faudrait-il encore, dites ?

SOLNESS
Une conscience robuste.
(HILDE se redresse et s'anime. Ses yeux ont repris leur joyeux éclat.)

HILDE (hochant la tête et regardant SOLNESS)
Je sais bien, moi, ce que vous construirez maintenant !

SOLNESS
En ce cas, Hilde, vous en savez plus que moi.

HILDE
Oui, oui, les constructeurs sont si bêtes !

SOLNESS
Eh bien, dites ! que croyez-vous que ce sera ?

HILDE (hochant la tête)
Le château.

SOLNESS
Quel château ?

HILDE
Le mien, naturellement.

SOLNESS
Vous voulez un château, maintenant ?

HILDE
Ne me devez-vous pas un royaume ?

SOLNESS
Eh bien ?

HILDE
À qui possède un royaume, il faut un château, n'est-ce pas ?

SOLNESS (s'animant de plus en plus)
Oui, oui ! C'est la coutume.

HILDE
Eh bien ! vite ! Construisez-le !

SOLNESS (riant)
Comme cela ?… Sur l'heure ?

HILDE
Oui ! Les dix ans sont révolus, et je ne veux plus attendre. Allons, allons, vite mon château !

SOLNESS
Il ne fait pas bon vous devoir quelque chose, Hilde.

HILDE
Il fallait y réfléchir avant. Maintenant il est trop tard. Allons… (Frappant la table du doigt)
en avant le château ! Il est à moi ! Je le veux, là, tout de suite !

SOLNESS (d'un ton plus sérieux, les bras sur la table et avançant la tête vers HILDE)
Comment vous l'êtes-vous représenté, ce château, Hilde ?
(Le regard de HILDE se voile peu à peu, comme si elle rentrait en elle-même.)

HILDE (lentement)
Mon château doit être bâti sur une grande hauteur, sur une très grande hauteur. La vue doit s'étendre librement de tous les côtés. Je veux voir loin, très loin.

SOLNESS
Et il doit être flanqué d'une haute tour ?

HILDE
D'une hauteur effrayante. Et, tout au sommet, il me faut un balcon. Et, sur ce balcon, je veux être debout…

SOLNESS (portant involontairement les mains à son front)
Debout ! à cette hauteur vertigineuse ?…

HILDE
Oui ! je veux être là et regarder de haut tout ceux qui bâtissent les églises et tous ceux qui bâtissent des demeures pour les frères, les mères, les enfants. Et vous, il faudra que vous soyez près de moi et que vous les regardiez aussi.

SOLNESS (d'une voix contenue)
Sera-t-il permis au constructeur de monter jusque chez la princesse ?

HILDE
Si le constructeur le veut.

SOLNESS (plus bas)
En ce cas, je crois que le constructeur viendra.

HILDE (hochant la tête)
Oui… le constructeur viendra.

SOLNESS
Mais après cela il cessera de bâtir… ce pauvre constructeur.

HILDE (vivement)
Oh non ! Nous bâtirons ensemble ce qu'il y a de plus délicieux au monde.

SOLNESS (entraîné)
Hilde !… Dites-moi ce que c'est. HILDE le regarde en souriant, secoue légèrement la tête, avance les lèvres, et parle comme à un enfant. — Ces constructeurs sont des gens bien… bien bêtes !

SOLNESS
Oui, c'est entendu. Mais, dites-moi, qu'allons-nous construire ensemble, qui est le plus délicieux au monde ?

HILDE (après un moment de silence, parle avec une expression vague dans les yeux)
Des châteaux en Espagne.

SOLNESS
Des châteaux en Espagne ?

HILDE (hochant la tête)
Oui, des châteaux en Espagne ! Savez-vous ce que c'est ?

SOLNESS
Vous l'avez dit. C'est ce qu'il y a de plus délicieux au monde.

HILDE (se levant brusquement et faisant de la main un geste dédaigneux)
Oui, vraiment ! Ils sont si accessibles, les châteaux en Espagne… Et si faciles à bâtir… (Le regardant d'un air méprisant.)
Surtout pour les architectes dont la conscience est sujette au vertige.

SOLNESS (se levant)
Désormais, Hilde, nous bâtirons ensemble.

HILDE (avec un petit sourire de doute)
Un vrai château en Espagne ?

SOLNESS
Oui, mais bâti sur de fortes assises.
(RAGNAR BROVIK arrive, sortant de la maison. Il tient une grande couronne de feuillage ornée de fleurs et de rubans de soie.)

HILDE (avec un cri de joie)
La couronne ! Oh ! ce sera beau !

SOLNESS (étonné)
C'est vous, Ragnar, qui apportez la couronne ?

RAGNAR
J'avais promis cela au contremaître.

SOLNESS (d'un ton soulagé)
Je vois que votre père va mieux.

RAGNAR
Non.

SOLNESS
Cela ne lui a-t-il pas fait du bien de voir ce que j'ai écrit ?

RAGNAR
C'est venu trop tard.

SOLNESS
Trop tard !

RAGNAR
Quand elle a apporté le carton à dessins, il était sans connaissance. Il a eu une attaque.

SOLNESS
Mais rentrez donc chez vous ! Allez soigner votre père.

RAGNAR
Il n'a plus besoin de moi.

SOLNESS
C'est égal ! vous devriez tenir à rester près de lui.

RAGNAR
Elle est là pour le veiller.

SOLNESS (avec un peu d'hésitation)
Qui cela ? Kaja ?

RAGNAR (fixant sur lui un regard sombre)
Oui, oui… Kaja.

SOLNESS
Rentrez chez vous, Ragnar, restez avec eux. Et donnez-moi la couronne.

RAGNAR (réprimant un sourire moqueur)
Ce n'est pas vous qui… ?

SOLNESS
C'est moi qui la porterai… (Il prend la couronne des mains de RAGNAR.)
Et maintenant, rentrez. Nous n'avons pas besoin de vous aujourd'hui.

RAGNAR
Je sais que vous n'avez plus besoin de moi. Mais, aujourd'hui, je resterai.

SOLNESS
Restez donc, puisque vous y tenez tant.

HILDE (devant la balustrade)
C'est d'ici que je vous regarderai.

SOLNESS
Moi !…

HILDE
Ce sera terriblement excitant.

SOLNESS (d'une voix contenue)
Nous en reparlerons, Hilde.(Il descend, tenant la couronne, et disparaît dans le jardin,)
HILDE le suit des yeux, puis elle se tourne vers RAGNAR. — Vous auriez pu remercier, me semble-t-il.

RAGNAR
Le remercier ?… Lui ?…

HILDE
Eh ! oui. C'est ce que vous auriez dû faire.

RAGNAR
C'est plutôt vous que j'aurais dû remercier.

HILDE
Comment cela ?

RAGNAR (sans répondre)
Mais prenez garde, mademoiselle ! Vous ne le connaissez pas encore.

HILDE (avec feu)
Oh ! je le connais mieux que personne !

RAGNAR (avec un sourire amer)
Le remercier ! Lui, qui m'a tenu dans l'ombre pendant des années ! Lui, qui a fait que mon père doute de moi… qui m'a fait douter de moi-même… Et tout cela parce que… !

HILDE (qui semble deviner sa pensée)
Parce que ?… Dites vite !

RAGNAR
Parce qu'il voulait la garder près de lui.

HILDE (avec un geste de défi)
La demoiselle du pupitre ?

RAGNAR
Oui.

HILDE (le menaçant du poing)
C'est faux ! Vous mentez !

RAGNAR
Je ne l'ai pas cru, jusqu'à ce qu'elle me le dise… aujourd'hui même.

HILDE (hors d'elle)
Qu'a-t-elle dit ? Je veux le savoir ! Vite, vite !

RAGNAR
Elle m'a dit qu'il lui avait fait perdre la tête, qu'il s'était emparé de toutes ses pensées, que jamais elle ne pourrait s'éloigner de lui, qu'elle resterait toujours attachée à lui…

HILDE (avec un éclair dans les yeux)
Elle n'en a pas le droit !

RAGNAR (la scrutant du regard)
Qui le lui défend ?

HILDE (brusquement)
Lui, entre autres !

RAGNAR
Non, non… je comprends tout. Désormais, elle lui serait à charge. HILDE. — Vous ne comprenez rien !… Je vais vous dire, moi, pourquoi il tenait à elle.

RAGNAR
Oui, dites. Pourquoi ?

HILDE
Pour vous retenir, vous.

RAGNAR
Il vous l'a dit ?

HILDE
Non, mais c'est vrai ! Il faut que ce soit vrai ! (Avec emportement.)
Je veux… je veux que ce soit vrai !

RAGNAR
Et c'est justement quand vous êtes arrivée… qu'il l'a lâchée.

HILDE
C'est vous… vous qu'il a lâché! Croyez-vous qu'il se soucie de je ne sais quelle demoiselle ?

RAGNAR (réfléchissant)
Aurait-il eu peur de moi tout ce temps ?

HILDE
Peur ?… Lui ? Vous êtes vraiment bien outrecuidant.

RAGNAR
Oh ! il se sera douté depuis longtemps que, moi aussi, j'étais bon à quelque chose. Quant à la peur, il n'y est pas inaccessible.

HILDE
Lui ! Allons donc !

RAGNAR
Oui, c'est comme je vous le dis. Ce grand constructeur… qui ne craint pas de détruire le bonheur des autres, d'agir comme il l'a fait envers mon père et envers moi… a peur de monter sur un simple échafaudage. Oh ! quant à cela, il ne l'oserait jamais !

HILDE
Oh ! vous auriez dû le voir à la hauteur où je l'ai vu, moi ! C'était à donner le vertige !

RAGNAR
Vous avez vu cela ?

HILDE
Oui, je l'ai vu, libre et fier, se tenir debout au sommet d'un clocher et y suspendre la couronne !

RAGNAR
Je sais qu'il a osé le faire une fois dans sa vie. Une seule fois. Il en a été souvent question entre nous autres, jeunes. Mais aucune force humaine ne le ferait recommencer.

HILDE
Vous verrez cela, dès aujourd'hui !

RAGNAR (d'un ton moqueur)
Ah ! oui, nous le verrons !

HILDE
Certainement.

RAGNAR
Jamais au monde.

HILDE (avec emportement)
Je veux le voir ! Je le veux et cela sera !

RAGNAR
Il n'osera pas. Il a peur… le grand constructeur.
(Mme SOLNESS arrive, venant de la maison.)

MADAME SOLNESS (cherchant des yeux son mari)
Il n'est pas ici ? Où est-il ?

RAGNAR
M. Solness est avec les ouvriers.

HILDE
Il a pris la couronne avec lui.

MADAME SOLNESS (avec terreur)
La couronne ! Oh ! Mon Dieu… mon Dieu ! Allez le trouver, Brovik ! Essayez de le ramener !

RAGNAR
Dois-je lui dire que vous désirez lui parler, madame ?

MADAME SOLNESS
Oui, mon ami… Ou plutôt non, ne le lui dites pas ! Dites-lui que quelqu'un l'attend… et qu'il vienne tout de suite.

RAGNAR
C'est bien, madame, j'y vais.
(Il descend l'escalier, et disparaît dans le jardin.)

MADAME SOLNESS
Oh ! mademoiselle Wangel, vous ne pouvez vous figurer l'angoisse qu'il me cause.

HILDE
Qu'y a-t-il donc là de si effrayant ?

MADAME SOLNESS
Oh ! vous le comprenez bien. Pensez donc ! S'il s'est vraiment mis en tête de monter sur les échafaudages !

HILDE (vivement)
Croyez-vous qu'il le fasse ?

MADAME SOLNESS
Oh ! on ne sait jamais ce dont il est capable !

HILDE
Vous le croyez donc… comment dire ?

MADAME SOLNESS
Je ne sais plus que croire, après tout ce que le docteur vient de m'apprendre et tout ce qu'il m'a dit lui-même.
(Le Dr HERDAL se montre sur le pas de la porte.)

LE DOCTEUR HERDAL
Vient-il ?

MADAME SOLNESS
Je l'espère. En tout cas, on est allé le chercher.

LE DOCTEUR HERDAL (venant plus près)
Quant à vous, madame, il faut rentrer.

MADAME SOLNESS
Non, non, je veux rester ici et attendre Halvard.

LE DOCTEUR HERDAL
Mais il y a quelques dames au salon.

MADAME SOLNESS
Ah ! mon Dieu ! Dans un tel moment.

LE DOCTEUR HERDAL
Elles voudraient voir la fête, disent-elles.

MADAME SOLNESS
Oui, oui, il faut que j'aille les accueillir, c'est mon devoir.

HILDE
Ne pourriez-vous pas les renvoyer ?

MADAME SOLNESS
Non, c'est impossible. Elles sont là. C'est mon devoir de les recevoir. Mais vous, attendez-le ici.

LE DOCTEUR HERDAL
Et tâchez de le distraire le plus longtemps possible.

MADAME SOLNESS
Oui, chère mademoiselle Wangel, retenez-le de toutes vos forces.

HILDE
Ne vaut-il pas mieux que vous le fassiez vous-même ?

MADAME SOLNESS
Mon Dieu ! oui, ce serait mon devoir. Mais quand on a des devoirs de tous les côtés.

LE DOCTEUR HERDAL (regardant du côté du jardin)
Le voici !

MADAME SOLNESS
Et dire que je suis obligée de rentrer !…

LE DOCTEUR HERDAL (à HILDE)
Ne lui dites pas que je suis ici.

HILDE
Soyez tranquille ! Je trouverai un autre sujet de conversation.

MADAME SOLNESS
Et retenez-le des deux mains, je vous en prie. Personne ne pourrait le faire aussi bien que vous.
(Mme SOLNESS et le Dr HERDAL entrent dans la maison, HILDE reste sur la véranda. SOLNESS, venant du jardin, monte l'escalier.)

SOLNESS
Il y a ici quelqu'un qui me demande, m'a-t-on dit?

HILDE
Oui, monsieur Solness : c'est moi.

SOLNESS
Ah ! c'est vous, Hilde. J'avais peur que ce ne soient Aline et le docteur.

HILDE
Vous avez facilement peur, vous.

SOLNESS
Vous croyez ?

HILDE
Oui, on dit que vous avez peur d'escalader les échafaudages.

SOLNESS
Cela, c'est une autre affaire.

HILDE
C'est donc vrai ?

SOLNESS
Oui, c'est vrai.

HILDE
Vous avez peur de tomber et de vous tuer ?

SOLNESS
Non.

HILDE
Que craignez-vous donc ?

SOLNESS
Je crains l'expiation, Hilde.

HILDE
L'expiation ? (Elle secoue la tête.)
Je ne comprends pas.

SOLNESS
Asseyez-vous, je vais vous raconter quelque chose.

HILDE
Oui, oui, faites vite !
(Elle s'assied sur un tabouret, près de la balustrade, et fixe sur SOLNESS un regard attentif.)

SOLNESS (jetant son chapeau sur la table)
Je vous ai dit que j'avais commencé par bâtir des églises.

HILDE (hochant la tète)
Je le sais.

SOLNESS
J'étais d'une famille pieuse de la campagne et rien ne me paraissait plus grand que de construire des églises.

HILDE
Oui, oui.

SOLNESS
Et j'ose dire que toutes ces pauvres petites églises, je les ai bâties avec tant de zèle, de ferveur, de piété, que… que…

HILDE
Que ?… Allons, achevez !

SOLNESS
Que je croyais vraiment L'avoir contenté.

HILDE
Qui cela ?

SOLNESS
Celui à qui les églises étaient offertes. Celui dont elles devaient célébrer la gloire.

HILDE
Ah ! très bien ! Mais comment savez-vous qu'il… n'était pas content de vous ?

SOLNESS (d'un ton sarcastique)
Lui ? Content de moi ? Comment pouvez-vous le croire, Hilde ? Lui, qui a déchaîné en moi ce troll ! Lui, qui a envoyé, pour me servir jour et nuit… tous ces… tous ces…

HILDE
Tous ces diables…

SOLNESS
Oui, ces diables de toute espèce. Ah ! non, j'ai bien senti qu'il n'était pas content de moi. (D'un ton mystérieux.)
C'est pour cela, voyez-vous, qu'il a livré la vieille maison aux flammes.

HILDE
Vraiment ? c'est pour cela ?

SOLNESS
Ne comprenez-vous donc pas ? C'était pour m'aider à devenir un vrai maître… afin que mes églises Lui fassent plus d'honneur. Au commencement, je ne comprenais pas, mais, tout à coup, mes yeux se sont ouverts.

HILDE
À quelle époque ?

SOLNESS
Pendant que je bâtissais le clocher de Lysanger.

HILDE
J'en étais sûre.

SOLNESS
Là-bas, voyez-vous, dans ces parages lointains, j'ai longtemps et librement réfléchi, et j'ai fini par comprendre pourquoi Il m'avait pris mes enfants. C'était pour m'enlever tout autre attachement, tel que l'amour et le bonheur, comprenez-vous. De cette façon, ma vie se serait passée à Lui bâtir des églises. (Souriant.)
Mais il n'en fut rien !

HILDE
Qu'avez-vous fait ?

SOLNESS
J'ai commencé par m'étudier, par sonder ma conscience.

HILDE
Et après ?

SOLNESS
Après, j'ai fait l'impossible. Tout comme Lui.

HILDE
L'impossible ?…

SOLNESS
Jusque-là, je n'avais jamais pu atteindre librement les sommets. Ce jour-là, je l'ai fait.

HILDE (se levant d'un bond)
Oui, vous l'avez fait !

SOLNESS
Et, quand je fus tout en haut, au moment de suspendre la couronne, je Lui ai dit : Écoute-moi, Tout-Puissant ! Désormais, je veux être maître dans mon domaine, comme Tu l'es dans le tien. Je ne Te bâtirai plus d'églises ; je ne construirai que des demeures pour les hommes.

HILDE (dont le regard s'illumine)
Voilà le chant que j'entendis dans l'air.

SOLNESS
Mais tout cela a été de l'eau pour son moulin.

HILDE
Que voulez-vous dire ?

SOLNESS (la regardant d'un œil découragé)
Construire des demeures pour les hommes, Hilde… cela ne vaut pas deux sous.

HILDE
Vous croyez ?

SOLNESS
Oui, car je vois maintenant que les hommes n'ont que faire de leurs foyers. Leur bonheur n'est pas là. Que ferais-je moi-même d'un foyer, si j'en possédais un ? (Avec un rire triste et amer.)
Oui, aussi loin que je regarde en arrière, c'est tout ce que j'aperçois. Je n'ai rien bâti de solide, ni rien sacrifié pour construire quelque chose qui puisse durer. Rien, rien, rien.

HILDE
Et désormais, vous ne bâtirez plus ?

SOLNESS (s'animant)
Au contraire ! c'est maintenant que je vais commencer.

HILDE
Comment ? dites vite !

SOLNESS
Je veux bâtir un édifice pour y loger le bonheur humain… le seul où il puisse s'abriter.

HILDE (le regardant fixement)
Maître Solness… vous pensez à notre château en Espagne…

SOLNESS
Oui, je pense à notre château en Espagne…

HILDE
J'ai peur que le vertige ne vous prenne, avant que nous soyons à mi-chemin.

SOLNESS
Non, Hilde, pas si nous marchons la main dans la main, vous et moi.

HILDE (avec un sourd ressentiment)
Nous deux seulement ? Nous ne serons pas toute une troupe ?

SOLNESS
Qui donc nous accompagnerait ?

HILDE
Et la Kaja, la fille du pupitre ? La pauvre… Vous ne la prendriez pas avec vous ?

SOLNESS
Tiens, tiens, c'est donc de cela qu'Aline vous parlait tout à l'heure ?

HILDE
Est-ce vrai, ou non ?

SOLNESS (avec violence)
Je ne réponds pas à une pareille question ! Il faut que vous ayez en moi une foi pleine et entière.

HILDE
Pendant dix ans, j'ai cru en vous.

SOLNESS
Il faut me croire toujours.

HILDE
Je le ferai, si je vous vois monter sans crainte jusqu'au sommet !

SOLNESS (avec un pénible soupir)
Non, Hilde, pareille chose ne se répète pas tous les jours.

HILDE (avec passion)
Je le veux ! Je le veux ! (D'une voix suppliante.)
Encore une fois, une seule, dites ! Faites encore une fois l'impossible !

SOLNESS (immobile, fixant sur elle un regard profond)
Si je le fais, Hilde, je me dresserai làhaut et je Lui parlerai encore une fois.

HILDE (avec une émotion croissante)
Que Lui direz-vous ?

SOLNESS
Je Lui dirai : Écoute-moi, Seigneur tout-puissant ; juge-moi comme il Te plaira. Mais, dorénavant, je ne construirai qu'une chose… la plus douce qu'il y ait au monde…

HILDE (avec exaltation)
Oui… oui… oui !…

SOLNESS
en compagnie d'une princesse que j'aime…

HILDE
Oui, oui, dites-Lui cela !

SOLNESS
Maintenant, Lui dirai-je encore, je descendrai, je la prendrai dans mes bras et je la couvrirai de baisers…

HILDE
de mille baisers ! Dites-Lui cela !

SOLNESS
de mille et mille baisers ! Je le Lui dirai !

HILDE
Et puis ?

SOLNESS
J'agiterai mon chapeau… je descendrai… et je ferai comme je l'aurai dit.

HILDE (étendant les bras)
Ah ! c'est ainsi que vous m'êtes apparu quand j'entendais un chant dans l'air !

SOLNESS (baissant la tête et regardant HILDE)
Comment êtes-vous devenue ce que vous êtes, Hilde ?

HILDE
Comment m'avez-vous faite telle que je suis ?

SOLNESS (d'un ton bref et décidé)
La princesse aura son château.

HILDE (jubilant et battant des mains)
Oh ! maître !… Mon beau château !… Notre château en Espagne !

SOLNESS
Bâti sur de fortes assises.
(Dans la rue, une foule s'est assemblée. On l'entrevoit entre les arbres. Une musique d'instruments de cuivre retentit derrière la nouvelle maison, Mme SOLNESS, un col de fourrure sur les épaules, le Dr HERDAL, tenant le châle blanc quelle portait, puis quelques dames viennent se placer sur la véranda. En même temps, RAGNAR BROVIK apparaît, venant du)
(jardin.)

MADAME SOLNESS (à RAGNAR)
Il y a donc de la musique ?

RAGNAR
Oui. La fanfare des ouvriers. (À SOLNESS.)
Le contremaître vous fait dire qu'il est prêt à monter pour suspendre la couronne.

SOLNESS (prenant son chapeau)
C'est bien. Je vais les rejoindre.

MADAME SOLNESS (effrayée)
Que vas-tu faire là-bas, Halvard ?

SOLNESS (d'un ton bref)
Je dois être au milieu de mes hommes.

MADAME SOLNESS
Oui, mais tu resteras en bas, dis ?

SOLNESS
N'est-ce pas mon habitude ?…(Il descend l'escalier et disparaît dans le jardin.)
MADAME SOLNESS lui crie par-dessus la balustrade. — Je t en prie, dis à cet homme d'être prudent ! Promets-le-moi, Halvard !

LE DOCTEUR HERDAL (à Mme SOLNESS)
Vous voyez bien que j'avais raison. Il ne pense plus à ces folies.

MADAME SOLNESS
Oh ! quel soulagement ! Deux hommes sont tombés de nos échafaudages. Et tous deux sont morts sur place. (À HILDE.)
Merci, mademoiselle Wangel, de l'avoir retenu. Je n'aurais jamais eu gain de cause.

LE DOCTEUR HERDAL (gaiement)
Oui, oui, mademoiselle Wangel, vous vous entendez à retenir les hommes, quand vous le voulez bien !
(Mme SOLNESS et le Dr HERDAL s'approchent des dames qui sont groupées au haut de l'escalier, le regard dirigé vers le jardin. HILDE demeure au premier plan, devant la balustrade. RAGNAR s'approche d'elle.)

RAGNAR (à mi-voix, réprimant un sourire)
Vous voyez, mademoiselle, tous ces jeunes gens là-bas ?

HILDE
Oui.

RAGNAR
Ce sont les camarades venus pour voir le maître.

HILDE
Pourquoi veulent-ils le voir ?

RAGNAR
Parce qu'il a peur de monter sur sa propre maison, et qu'ils tiennent à le constater.

HILDE
Vraiment ! Les chers garçons !…

RAGNAR (avec sarcasme)
Il nous a tenus si longtemps en bas. Nous l'y verrons lui-même aujourd'hui.

HILDE
Non, vous ne l'y verrez pas.

RAGNAR
Tiens ! Et que verrons-nous donc ?

HILDE
Vous le verrez là-haut, au sommet !

RAGNAR (souriant)
Lui ? Ah !… par exemple !

HILDE
Il le veut et vous l'y verrez.

RAGNAR
Il le veut ! Je crois bien ! Mais il ne le peut pas. La tête lui tournera avant qu'il atteigne le sommet. Il lui faudra s'aider des pieds et des mains pour redescendre.

LE DOCTEUR HERDAL (indiquant du doigt la maison)
Tenez !… Voici le contremaître sur l'échelle.

MADAME SOLNESS
Il tient la couronne ! Oh ! Pourvu qu'il prenne garde !

RAGNAR (regardant, ébahi, s'écrie)
Mais c'est…

HILDE (explosant de joie)
C'est le constructeur lui-même !

MADAME SOLNESS (criant de terreur)
Oui, c'est Halvard ! Dieu tout-puissant… ! Halvard ! Halvard !

LE DOCTEUR HERDAL
Chut ! Ne criez pas son nom !

MADAME SOLNESS (hors d'elle-même)
Je veux le rejoindre, le forcer à descendre !

LE DOCTEUR HERDAL (la retenant)
Que personne ne bouge !

HILDE (immobile, suivant SOLNESS des yeux)
Il monte, il monte. Toujours plus haut. Toujours plus haut. Regardez ! regardez !

RAGNAR (pouvant à peine respirer)
Il faut qu'il redescende. Il ne peut pas continuer.

HILDE
Il monte, il monte. Il est presque au sommet.

MADAME SOLNESS
Ah ! je meurs d'angoisse ! Je n'y résisterai pas !

LE DOCTEUR HERDAL
Détournez les yeux.

HILDE
Le voici debout sur les dernières planches ! Tout en haut !

LE DOCTEUR HERDAL
Que personne ne bouge !… entendez-vous !

HILDE (extasiée et ravie)
Enfin !… enfin ! Je le revois, libre et grand !

RAGNAR (d'une voix atone)
Oh ! mais, c'est…

HILDE
Pendant dix ans, je l'ai vu ainsi. Comme il se tient ferme ! Oh ! que c'est excitant ! Regardez-le ! Le voici qui suspend la couronne !

RAGNAR
Ce que je vois me semble impossible.

HILDE
Eh oui ! c'est l'impossible ! (Son regard prend de nouveau une expression énigmatique.)
N'apercevez-vous pas quelqu'un d'autre, là-haut ?

RAGNAR
Non. Je ne vois personne.

HILDE
Si !… Il se dispute avec quelqu'un.

RAGNAR
Vous vous trompez.

HILDE
N'entendez-vous pas un chant dans l'air ?

RAGNAR
C'est le vent qui passe sur le sommet des arbres.

HILDE
J'entends un chant… un chant puissant. (Elle crie, en proie à une exaltation et à une joie sauvages.)
Voyez ! voyez ! Il lève son chapeau. Il envoie des saluts en bas ! Oh ! mais, saluez-le donc à votre tour ! Car l'œuvre est accomplie ! (Elle arrache au médecin le châle blanc de Mme SOLNESS, l'agite en l'air et crie, en regardant le sommet de la tour.)
Vive maître Solness !

LE DOCTEUR HERDAL
Taisez-vous ! taisez-vous ! au nom de Dieu !…
(Les dames, debout sur la véranda, agitent leurs mouchoirs. On entend des vivats poussés dans la rue. Soudain tout se tait, puis la foule pousse un cri de terreur. On entrevoit indistinctement entre les arbres la chute d'un corps humain, tombant au milieu de poutres et de planches.)

MADAME SOLNESS ET LES DAMES (en même temps)
Il tombe ! Il tombe !
(Mme SOLNESS chancelle et s'évanouit. Les dames la soutiennent, au milieu des cris et du tumulte. La foule qui se tenait dans la rue rompt la barrière et se précipite dans le jardin. Le Dr HERDAL court, comme les autres, vers l'échafaudage. Un court silence.)

HILDE (comme pétrifiée, continue à regarder vers le haut)
Mon maître !…

RAGNAR (tremblant et s'appuyant à la balustrade)
Il a dû s'écraser broyé… mort sur le coup !

UNE DAME (pendant qu'on emporte Mme SOLNESS)
Courez chercher le médecin…

RAGNAR
Je ne peux faire un pas…

UNE AUTRE DAME
Appelez, au moins !

RAGNAR (essayant d'appeler)
Que se passe-t-il ?… Vit-il encore ?

UNE VOIX (venant du jardin)
Maître Solness est mort.

AUTRES VOIX (plus rapprochées)
Sa tête a éclaté. Il est tombé sur les pierres.

HILDE (d'une voix calme, se tournant vers RAGNAR)
Je ne le vois plus là-haut ?…

RAGNAR
C'est épouvantable !… Ainsi la force lui a manqué.

HILDE (immobile, avec une expression d'égarement et de triomphe)
Mais il a atteint le sommet. Et j'ai entendu des sons de harpe dans l'air. (Agitant le châle et criant, avec une passion concentrée et sauvage.)
Mon… mon maître à moi !… (FIN)

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