ACTE DEUXIÈME


 Un petit salon agréablement meublé chez SOLNESS. Dans le fond, une porte donnant sur une véranda, derrière laquelle s'étend un jardin. À droite, dans un coin, une grande fenêtre, devant laquelle est placée une jardinière pleine de fleurs. À gauche, dans un autre coin, une petite porte dérobée. D'autres portes sur les côtés. Au premier plan, à droite, une console avec une glace. Fleurs et plantes. Au premier plan, à gauche, un sofa, une table et des chaises. Plus au fond, une armoire à livres. Devant le coin de droite, une petite table et deux ou trois chaises. C'est le matin. SOLNESS est assis devant la petite table, sur laquelle est posé le carton contenant les dessins de RAGNAR BROVIK. Il les regarde et en examine quelques-uns plus attentivement. Mme SOLNESS, un petit arrosoir à la main, va et vient sans bruit, arrosant les fleurs. Elle est vêtue de noir comme au premier acte. Son chapeau, son manteau et son ombrelle sont posés sur une chaise près de la glace. SOLNESS, à plusieurs reprises, lève la tête et la suit des yeux à la dérobée. Ils gardent tous deux le silence. KAJA FOSLI entre doucement par la porte de gauche. 

SOLNESS (tourne la tête et parle d'un ton indifférent.)
Ah ! c'est vous.


KAJA
Je voulais seulement vous dire que je suis là.

SOLNESS
C'est bien, c'est bien. Et Ragnar ? Pas encore arrivé ?

KAJA
Non. Il s'est arrêté un instant pour attendre le docteur. Il devait venir ensuite demander si…

SOLNESS
Comment va le vieux, aujourd'hui ?

KAJA
Mal. Il vous prie de l'excuser, s'il est obligé de garder le lit.

SOLNESS
Très bien. Qu'il se soigne. Et vous, allez à votre travail.

KAJA
Oui. (Elle s'arrête au moment de sortir.)
Peut-être voudriez-vous parler à Ragnar, quand il arrivera ?

SOLNESS
Non… Je n'ai rien de particulier à lui dire.
(KAJA sort par la porte de gauche. SOLNESS se remet à regarder les dessins.)

MADAME SOLNESS (tout en continuant à soigner les fleurs)
Qui sait s'il ne mourra pas, lui aussi…

SOLNESS (la regardant)
Lui aussi ?… Et qui encore ?

MADAME SOLNESS (sans répondre)
Ah ! oui. Le vieux Brovik… Encore un qui mourra bientôt. Tu verras cela, Halvard.

SOLNESS
Chère Aline… ne devrais-tu pas faire un tour de promenade ? MADAME

SOLNESS
Oui, je devrais sortir.
(Elle continue à arroser les fleurs.)

SOLNESS (penché sur les dessins)
Elle dort encore ?

MADAME SOLNESS (le regardant)
Est-ce à Mlle Wangel que tu penses ?

SOLNESS (l'air indifférent)
Oui, je me suis souvenu d'elle.

MADAME SOLNESS
Il y a longtemps que Mlle Wangel est levée.

SOLNESS
Vraiment ? elle est levée ?

MADAME SOLNESS
Quand je suis entrée chez elle, elle mettait de l'ordre dans ses vêtements.
(Elle va se placer devant la glace et commence lentement à mettre son chapeau.)

SOLNESS (après un court silence)
Nous avons donc fini par utiliser une des chambres d'enfant, Aline ?

MADAME SOLNESS
Oui, c'est vrai.

SOLNESS
Cela vaut mieux, je crois, que de les voir vides toutes les trois.

MADAME SOLNESS
Oh ! ce vide est si effrayant ! Tu as bien raison. SOLNESS ferme le carton, se lève et s'approche de sa femme. — Tu vas voir, Aline, que, dorénavant, tout ira mieux. La vie sera bien plus agréable, plus facile… surtout pour toi.

MADAME SOLNESS (le regardant)
Dorénavant ?…

SOLNESS
Oui, crois-moi, Aline…

MADAME SOLNESS
Dis-tu cela… parce qu'elle est venue ?

SOLNESS (se contenant)
Non, je pense, bien entendu… à notre installation dans la nouvelle maison.

MADAME SOLNESS (prenant son manteau)
Vraiment, Halvard ?… Tu crois que cela ira mieux là-bas ?

SOLNESS
Je n'en doute pas… ni toi non plus, n'est-ce pas ?

MADAME SOLNESS
Cette nouvelle maison ne me dit absolument rien.

SOLNESS (avec découragement)
Il m'est bien pénible de t'entendre parler ainsi. Car, si je l'ai bâtie, c'est surtout pour toi.
(Il veut l'aider à mettre son manteau. Mme SOLNESS ne le laisse pas faire.)

MADAME SOLNESS
Oh ! tu fais tant de choses pour moi !

SOLNESS (assez vivement)
Non, Aline, non, tu ne dois pas parler ainsi ! Je ne peux le souffrir
!

MADAME SOLNESS
C'est bien, Halvard, je me tairai.

SOLNESS
Et moi, je n'en démordrai pas. Tu verras que tout ira bien pour toi dans cette nouvelle maison.

MADAME SOLNESS
Oh ! mon Dieu… pour moi !…

SOLNESS (s'animant)
Oui, oui, te dis-je ! Tu trouveras là tant de choses qui te rappelleront ton ancien foyer…

MADAME SOLNESS
Le foyer de mon père, de ma mère… Tout ce qui a brûlé.

SOLNESS (d'une voix sourde)
Oui, oui, pauvre Aline. Cela a été un coup bien rude pour toi.

MADAME SOLNESS (avec une explosion de douleur)
Tu peux bâtir tout ce que tu voudras, Halvard… jamais tu ne me rendras un vrai foyer !

SOLNESS (traversant la pièce)
Eh bien, alors ! n'en parlons plus !

MADAME SOLNESS
Nous n'avons vraiment pas l'habitude d'en parler. Tu repousses toujours ces souvenirs.

SOLNESS (s'arrêtant brusquement et la regardant)
Moi ? Et pourquoi le ferais-je ? Pourquoi ?

MADAME SOLNESS
Oh ! je te comprends bien, Halvard ! Tu tiens tant à m'épargner, et à m'excuser aussi. Tu fais… tout ce que tu peux.

SOLNESS (ouvrant de grandi yeux)
Toi ! Est-ce bien de toi que tu parles, Aline ?

MADAME SOLNESS
Oui, c'est bien de moi.

SOLNESS (à demi-voix, et malgré lui)
Il ne manquait plus que cela.

MADAME SOLNESS
Car la vieille maison… mon Dieu ! ce qui est arrivé est arrivé… Puisque ce malheur devait venir.

SOLNESS
Oui, tu as raison. On n'empêche pas… le malheur de venir.

MADAME SOLNESS
Mais les suites de l'incendie… ces affreuses suites !… Oh ! c'est cela ! c'est cela !

SOLNESS (avec violence)
Tu ne dois pas y penser, Aline !

MADAME SOLNESS
Si, si, il faut que j'y pense. Et il faut que j'en parle, à la fin. Je n'y tiens plus. Dire que jamais je n'aurai le droit de me le pardonner !… SOLNESS s'écrie. — De te le pardonner !…

MADAME SOLNESS
Oui, car j'avais des devoirs des deux côtés. Envers toi et envers les petits. J'aurais dû me raidir. Ne pas me laisser dominer par la peur ni par la douleur d'avoir perdu mon foyer. (Se tordant les mains.)
Ah ! si j'avais pu, Halvard !

SOLNESS (bas, secoué d'un frisson, et s'approchant d'elle)
Aline… il faut me promettre de ne plus jamais te laisser aller à ces pensées. Promets-le-moi, dis ! MADAME SOLNESS. — Oh ! Dieu… Promettre… promettre ! On peut tout promettre…

SOLNESS (serrant les poings et traversant la pièce)
Oh ! c'est à ne pas y tenir ! Jamais de soleil ! Jamais le plus petit rayon dans ce foyer !

MADAME SOLNESS
Mais ce n'est pas un foyer, Halvard.

SOLNESS
Ah ! non, tu peux bien le dire. (D'une voix sourde.)
Et Dieu sait si tu n'as pas raison, et si cela ira mieux dans la nouvelle demeure…

MADAME SOLNESS
Cela n'ira jamais mieux. Ce sera toujours le même vide, le même désert, là comme ici.

SOLNESS (avec violence)
Mais alors, pourquoi l'avoir bâtie, cette maison ? Peux-tu me le dire ?

MADAME SOLNESS
Non, réponds toi-même.

SOLNESS (lui jetant un regard méfiant)
Que veux-tu dire, Aline?

MADAME SOLNESS
Ce que je veux dire ?

SOLNESS
Oui, que diable !… Tu as une façon de parler pleine de sous-entendus…

MADAME SOLNESS
Non, je t'assure que…

SOLNESS (s'approchant d'elle)
Allons donc ! On sait ce qu'on sait. J'ai de bons yeux et de bonnes oreilles, Aline. Tu peux t'y fier !

MADAME SOLNESS
Mais qu'y a-t-il donc, mon Dieu ?

SOLNESS (se plaçant devant elle)
Avoue que tu trouves quelque chose de sournois, d'insidieux dans chacune de mes paroles, même les plus innocentes.

MADAME SOLNESS
Moi ?

SOLNESS (riant)
Ha, ha, ha ! Cela se comprend, Aline. Quand on doit vivre avec un homme malade…

MADAME SOLNESS (saisie d'angoisse)
Malade ?… Tu es malade, Halvard ? SOLNESS avec éclat. — Un demi-fou, quoi !… un homme qui n'a plus sa tête à lui. Eh oui ! MADAME SOLNESS cherche le dossier du fauteuil pour s'y appuyer, puis s'assied. — Halvard… Pour l'amour de Dieu !…

SOLNESS
Mais vous vous trompez l'un et l'autre, le docteur et toi. Je n'en suis pas où vous croyez.
(Il va et vient dans la pièce. Mme SOLNESS le suit anxieusement des yeux. Puis il s'approche d'elle.)

SOLNESS (tranquillement)
Au fond, je n'ai absolument rien.

MADAME SOLNESS
Non, n'est-ce pas ? Mais alors d'où te viennent ces idées ?

SOLNESS
D'où elles me viennent ? C'est que, de temps en temps, je me sens écrasé par le poids de cette terrible dette.

MADAME SOLNESS
Une dette ? Mais tu ne dois rien à personne, Halvard.

SOLNESS (ému, baissant la voix)
Si, je suis en dette, terriblement en dette, envers toi… toi… toi, Aline.

MADAME SOLNESS (se levant lentement)
Qu'est-ce que cela signifie ? Je préfère que tu me le dises tout de suite.

SOLNESS
Mais il n'y a rien ! Je ne t'ai jamais fait aucun mal. En tout cas, pas exprès, pas consciemment… et pourtant… je sens comme une dette qui m'écrase. MADAME SOLNESS. — Une dette envers moi ?

SOLNESS
Surtout envers toi.

MADAME SOLNESS
C'est donc vrai, Halvard… tu es… tu es malade…

SOLNESS (péniblement)
C'est possible, ou du moins cela y ressemble. (Il regarde la porte de droite qui s'ouvre.)
Ah ! voici un rayon de lumière.
(HILDE WANGEL entre. Elle a légèrement modifié son costume et relâché sa jupe.)

HILDE
Bonjour, maître Solness !

SOLNESS (avec un signe de tête)
Avez-vous bien dormi ?

HILDE
Admirablement. Comme dans un berceau. Ah !… je me suis étirée dans mon lit comme… comme une princesse.

SOLNESS (avec un demi-sourire)
Bien à votre aise, n'est-ce pas ?

HILDE
Oh ! oui.

SOLNESS
Et vous avez probablement fait un rêve ?

HILDE
Oui, bien sûr. Mais un cauchemar.

SOLNESS
Vraiment ?

HILDE
Oui. J'ai rêvé que je tombais d'une falaise sans fin. Ne rêvez-vous jamais rien de pareil, vous ?

SOLNESS
Si… de temps en temps.

HILDE
C'est si excitant… tomber, tomber toujours…

SOLNESS
Il me semble plutôt que cela glace.

HILDE
Repliez-vous vos jambes quand cela vous arrive ?

SOLNESS
Oui, autant que je peux.

HILDE
Moi aussi.

MADAME SOLNESS (prenant son ombrelle)
Maintenant, Halvard, il faut que j'aille en ville.(À HILDE.)
Je tâcherai de vous procurer quelques petites choses dont vous avez besoin.

HILDE (faisant un mouvement pour se jeter à son cou)
Oh ! chère, adorable madame Solness ! Vous êtes vraiment, vraiment bien gentille. Que vous êtes donc gentille !…

MADAME SOLNESS (se reculant et se dégageant)
Pas du tout. Je ne fais que mon devoir. Voilà pourquoi j'y trouve tant de plaisir.

HILDE (contrariée, avec une moue)
Il me semble, du reste, que je peux parfaitement sortir dans la rue… maintenant que je suis tout à fait présentable… Vous ne trouvez pas ?

MADAME SOLNESS
Franchement, je crois qu'on se retournerait de temps en temps.

HILDE (avec gaminerie)
Oh ! encore ? Cela m'amuserait !

SOLNESS (réprimant un mouvement d'humeur)
Oui, mais on croirait peut-être que, vous aussi, vous êtes folle.

HILDE
Folle ? Y a-t-il donc tant de fous dans cette ville ?

SOLNESS (indiquant son front)
En voici toujours un devant vous.

HILDE
Vous ?… maître Solness.

MADAME SOLNESS
Voyons… mon cher Halvard… voyons.

SOLNESS
Vous ne l'avez pas encore remarqué ?

HILDE
Non, vraiment. (Se ravisant, avec un demi-sourire.)
Cependant, si ! Peut-être bien, tout de même.

SOLNESS
Tu entends, Aline ?

MADAME SOLNESS
Et qu'avez-vous donc remarqué, mademoiselle Wangel ?

HILDE
Je ne le dirai pas.

SOLNESS
Si, dites-le.

HILDE
Non, non… Je ne suis pas si folle que cela.

MADAME SOLNESS
Quand vous resterez seuls, Mlle Wangel et toi, elle te le dira, Halvard.

SOLNESS
Vraiment ?… Tu crois ?…

MADAME SOLNESS
Oui, oui… Tu la connais depuis si longtemps, depuis son enfance, m'as-tu dit.
(Elle sort par la porte de gauche.)

HILDE (après un court silence)
Elle ne peut pas me souffrir, votre femme ?

SOLNESS
Auriez-vous remarqué quelque chose ?

HILDE
Ne vous en êtes-vous pas aperçu vous-même ?

SOLNESS (évitant de répondre)
Aline est devenue si sauvage depuis quelques années !…

HILDE
Vraiment ?

SOLNESS
Mais, si vous la connaissiez mieux… elle est si gentille… si bonne, au fond…

HILDE (avec impatience)
Si c'est vrai, pourquoi a-t-elle donc parlé de devoir, comme elle l'a fait tout à l'heure ?

SOLNESS
De devoir ?

HILDE
Quand elle a dit qu'elle allait m'acheter quelque chose. C'était son devoir, a-t-elle ajouté. Ah ! je ne peux supporter ce vilain mot, ce mot odieux !

SOLNESS
Pourquoi donc ?

HILDE
Il est si froid, si aigu, si piquant. Devoir, devoir, devoir ! On dirait des coups d'épingle, ne trouvez-vous pas ?

SOLNESS
Hem !… je n'y ai pas bien réfléchi.

HILDE
Je vous le dis, moi ! Et, si elle était aussi bonne… que vous l'affirmez… pourquoi parlerait-elle ainsi ?

SOLNESS
Mais, bon Dieu, qu'aurait-elle pu dire d'autre ?

HILDE
Elle aurait pu me dire qu'elle faisait cela par affection pour moi. Quelque chose de gentil, d'affectueux, de cordial !

SOLNESS (la regardant)
C'est ainsi que vous aimez qu'on vous parle ?

HILDE
Oui, c'est ainsi. (Elle fait le tour de la pièce, s'arrête devant la bibliothèque et regarde les volumes.)
Vous avez beaucoup de livres, dites donc.

SOLNESS
Oui, j'en ai une petite collection.

HILDE
Les lisez-vous, tous ces livres ?

SOLNESS
J'ai essayé de le faire, dans le temps. Et vous, lisez-vous beaucoup ? HILDE. — Ah non ! Plus jamais, jamais ! J'aurais beau lire, le sens m'échapperait toujours.

SOLNESS
C'est justement ce qui m'arrive.
(HILDE recommence à marcher ; puis elle s'arrête devant la petite table, ouvre le carton et regarde les dessins.)

HILDE
C'est vous qui avez dessiné tout cela ?

SOLNESS
Non, c'est un jeune homme qui travaille dans mon atelier.

HILDE
Un jeune homme que vous avez formé ?

SOLNESS
Eh oui ! Il a sans doute appris quelque chose chez moi.

HILDE (s'asseyant)
Il doit être bien habile, hein ? (Regardant un dessin.)
Est-ce vrai, dites ?

SOLNESS
Oh ! pas tant que cela. Assez pour m'être utile…

HILDE
Si ! Il doit être excessivement habile.

SOLNESS
Sont-ce ces dessins qui vous le font croire ?

HILDE
Quoi ? Ce barbouillage ? Non ! mais, puisqu'il a étudié chez vous…

SOLNESS
Ah ! c'est cela !… Beaucoup ont étudié chez moi… sans en être devenus plus forts pour autant.

HILDE (le regardant et secouant la tête)
Eh bien, vraiment ! que je meure si je vous croyais si bête !

SOLNESS
Si bête ? vous me croyez donc bête ?

HILDE
Oui, en vérité. Pour perdre votre temps à instruire tous ces étourneaux…

SOLNESS (ébahi)
Comment ? Qu'y a-t-il là de si extraordinaire ? HILDE se lève et parle, moitié plaisantant, moitié sérieusement. — Allons donc, maître Solness ! À quoi bon ? Vous seul devriez avoir le droit de bâtir. Voilà !

SOLNESS (malgré lui)
Hilde !…

HILDE
Eh bien ?

SOLNESS
D'où vous viennent ces idées ?

HILDE
Les croyez-vous donc si folles ?

SOLNESS
Non, ce n'est pas cela. Mais il faut que je vous dise quelque chose.

HILDE
Quoi ?

SOLNESS
Je suis là, tout le temps… à retourner silencieusement dans ma tête… la pensée que vous venez d'exprimer.

HILDE
Il me semble que c'est tout naturel.

SOLNESS (la regardant avec une certaine inquiétude)
Et vous l'avez tout de suite remarquée, ma préoccupation ?

HILDE
Pas du tout.

SOLNESS
Mais… quand vous disiez que vous me trouviez… dérangé sur un point?

HILDE
Oh ! je pensais à tout autre chose.

SOLNESS
À quoi ?

HILDE
Qu'est-ce que cela peut vous faire ?

SOLNESS (arpentant la pièce)
Rien… rien… Peu importe !… (Il s'arrête devant la fenêtre du coin.)
Venez ici, que je vous montre quelque chose.

HILDE (s'approchant de lui)
Quoi donc ?

SOLNESS
Vous voyez… là, dans le jardin ?…

HILDE
Eh bien ?

SOLNESS (indiquant du doigt)
Là, derrière toutes ces pierres ?…

HILDE
La nouvelle maison ?

SOLNESS
Oui, celle qu'on construit et qui est presque achevée.

HILDE
Elle a une très haute tour, à ce qu'il me semble.

SOLNESS
L'échafaudage est encore debout.

HILDE
C'est cela, votre nouvelle maison ?

SOLNESS
Oui.

HILDE
Celle où vous comptez vous transporter bientôt ?

SOLNESS
Oui.

HILDE (le regardant)
Y aura-t-il des chambres d'enfant, là aussi ?

SOLNESS
Trois, comme ici.

HILDE
Et pas d'enfants ?

SOLNESS
Il n'y en aura jamais.

HILDE (avec un demi-sourire)
Eh bien ? n'est-ce pas comme je vous le disais ?

SOLNESS
Quoi ?

HILDE
Que vous êtes tout de même… un peu… fou ?…

SOLNESS
C'est donc là ce qui vous a frappée ?

HILDE
Oui, ce sont toutes ces chambres d'enfant où je suis logée.

SOLNESS (baissant la voix)
Nous avons eu des enfants… Aline et moi.

HILDE (le regardant, saisie)
Vous avez eu ?…

SOLNESS
Deux petits garçons du même âge.

HILDE
Des jumeaux ?…

SOLNESS
Oui, des jumeaux. Il y a près de douze ans…

HILDE (avec ménagement)
Et ils sont tous les deux… ? Ils ne sont plus, les petits jumeaux ?…

SOLNESS (avec une émotion contenue)
Nous ne les avons gardés qu'une vingtaine de jours. Pas même autant. (Rayonnant.)
Oh ! Hilde, que vous avez bien fait de venir ! Quel bonheur pour moi ! J'ai enfin à qui parler !

HILDE
Ne pouvez-vous donc pas lui parler… à elle ?

SOLNESS
Pas de cela. Pas comme je le voudrais… comme j'ai besoin d'en parler.(Soupirant.)
Ni de cela ni de tant d'autres choses !

HILDE (d'une voix contenue)
Est-ce là tout ce que vous pensiez en disant que vous aviez besoin de moi ?

SOLNESS
Cela avant tout. Hier, du moins. Car aujourd'hui je ne suis plus sûr…(S'interrompant.)
Venez, Hilde, asseyons-nous. Mettez-vous sur le sofa, de façon à avoir le jardin devant vous.
(HILDE s'assied dans un coin du sofa.)

SOLNESS (approchant une chaise)
Êtes-vous disposée à écouter ce que je vais vous dire ?

HILDE
Oh ! je suis prête à vous écouter.

SOLNESS (s'asseyant)
En ce cas, je vous dirai tout.

HILDE
Voilà. Je suis assise. J'ai le jardin et vous devant les yeux. Voyons, parlez! Vite !

SOLNESS (indiquant du doigt le jardin, par la fenêtre du coin)
Là-bas, sur la hauteur, là où vous voyez la nouvelle maison.

HILDE
Eh bien ?

SOLNESS
C'est là qu'Aline et moi avons passé les premières années de notre mariage. Il y avait là une vieille maison ayant appartenu à sa mère. Nous en avions hérité, ainsi que de tout ce grand jardin.

HILDE
Avait-elle une tour, cette maison ?

SOLNESS
Non. C'était, à l'extérieur, une grande, sombre et vilaine bâtisse en bois. Mais, à l'intérieur, tout y était cossu et confortable.

HILDE
Cette vieille baraque, vous l'avez abattue ?

SOLNESS
Non. Elle a brûlé.

HILDE
Entièrement ?

SOLNESS
Oui.

HILDE
Cela a-t-il été un grand malheur pour vous ?

SOLNESS
C'est selon. Comme constructeur, je suis parti de là pour faire mon chemin.

HILDE
Mais alors ?

SOLNESS
C'est arrivé quelques jours après la naissance de nos deux petits garçons…

HILDE
Des petits jumeaux…

SOLNESS
Ils étaient si frais, si vigoureux en venant au monde. Et ils grandissaient à vue d'œil, c'était un vrai plaisir.

HILDE
Les petits enfants grandissent si vite, les premiers jours.

SOLNESS
C'était le plus beau spectacle du monde que de voir Aline couchée entre les deux petits. Mais voici qu'une nuit le feu a pris.

HILDE (tout émue)
Qu'arriva-t-il ? Dites ? Y eut-il quelqu'un de brûlé ?

SOLNESS
Non, tout le monde a été heureusement sauvé.

HILDE
Mais alors ?…

SOLNESS
La peur avait terriblement ébranlé Aline. L'alarme… la fuite précipitée… et cela par une nuit glacée… Car il fallut les emporter comme ils étaient, tous les trois, Aline et les petits.

HILDE
Et ils n'ont pu supporter cela ?…

SOLNESS
Si, mais Aline fut atteinte d'une fièvre qui gâta son lait. Elle voulut absolument les nourrir quand même. C'était son devoir, disait-elle. Alors, les deux pauvres petits… (Se tordant les mains.)
Oh !…

HILDE
Ils n'y ont pas résisté ?

SOLNESS
Non. Ils n'y ont pas résisté. C'est cela qui les a emportés.

HILDE
Cela aura été pour vous une terrible épreuve ?

SOLNESS
Oui, j'en ai bien souffert, mais Aline encore plus, oh ! mille fois. (Serrant les poings avec une sourde rage.)
Oh !… Et dire que de pareilles choses peuvent se passer dans ce monde ! (D'une voix ferme et brève.)
Du jour où je les ai perdus, je n'ai plus bâti d'églises qu'à contrecœur.

HILDE
En ce cas, cela vous a sans doute répugné de construire le clocher de notre église ?

SOLNESS
En effet. Et je me souviens de ma joie, le jour où je l'ai achevé.

HILDE
Je m'en souviens aussi.

SOLNESS
Et maintenant… je n'en bâtis jamais… plus jamais ! Ni églises ni clochers.

HILDE (hochant la tète)
Rien que des maisons, pour servir de demeures aux hommes ?

SOLNESS
Des foyers, Hilde.

HILDE
Oui, mais des foyers surmontés de hautes tours et de flèches.

SOLNESS
De préférence, oui. (D'un ton plus léger.)
Oui, voyez-vous… c'est comme je vous l'ai dit… Cet incendie, j'en ai tiré grand profit. Comme constructeur, s'entend.

HILDE
Pourquoi ne vous intitulez-vous pas architecte, comme les autres ?

SOLNESS
Je n'ai pas assez étudié pour cela. Presque tout ce que je sais, je l'ai appris tout seul.

HILDE
Cela ne vous a pas empêché d'arriver.

SOLNESS
Grâce à l'incendie, oui. J'ai converti presque tout le jardin en terrain à bâtir, et j'en ai fait des lots, où j'ai construit des villas à ma fantaisie. Depuis, tout a marché comme sur des roulettes.

HILDE (le scrutant du regard)
Vous devez être un homme bien heureux, vous, quand on y songe.

SOLNESS (dont le front s'est rembruni)
Heureux ! Vous dites cela, vous aussi, comme les autres !

HILDE
Oui, il me semble qu'on peut le dire. Si vous cessiez seulement de penser à ces deux petits enfants…

SOLNESS (lentement)
Ces deux petits enfants… Il n'est pas facile de les oublier.

HILDE (avec hésitation)
Vous obsèdent-ils à ce point… après tant, tant d'années ?

SOLNESS (sans répondre, la regardant fixement)
Un homme heureux, avez-vous dit…

HILDE
Comment ? ne l'êtes-vous pas… à part cela ?

SOLNESS (continuant à la regarder)
Quand je vous parlais de cet incendie… hem!…

HILDE
Eh bien ?

SOLNESS
Ne vous est-il pas venu une idée, une idée qui vous aura spécialement frappée ?

HILDE (réfléchissant en vain)
Non. De quoi pourrait-il s'agir ?

SOLNESS (sourdement, mais en appuyant sur les mots)
C est à cet incendie que je dois d'avoir pu donner des foyers aux hommes, de leur avoir construit des demeures claires, où l'on est bien, où il fait bon vivre, où père, mère et enfants passent leur existence dans la joyeuse certitude qu'on est vraiment heureux d'être de ce monde, et surtout de s'appartenir les uns aux autres… dans les petites choses comme dans les grandes.

HILDE (vivement)
Alors, n'est-ce donc pas un grand bonheur pour vous, que d'avoir construit d'aussi doux foyers ?

SOLNESS
Songez, Hilde, à ce que je l'ai payé, ce bonheur, à l'effroyable prix que cela m'a coûté !

HILDE
Vous est-il donc impossible de vaincre ce souvenir ?

SOLNESS
Oui, cela m'est impossible. Pour arriver à donner ces foyers aux autres, il m'a fallu renoncer… renoncer pour toujours à en posséder un moi-même. Je parle d'un foyer où il y ait des enfants… où le père et la mère puissent vivre heureux.

HILDE (avec ménagement)
Y avez-vous vraiment renoncé ? Et pour toujours, dites-vous ?

SOLNESS (hochant lentement la tête)
Oui, tel a été le prix de ce qu'on appelle mon bonheur.(Il respire péniblement.)
Ce bonheur, Hilde… ce bonheur, je n'ai pu l'obtenir à moins.

HILDE
Mais dans l'avenir ?…

SOLNESS
Jamais. Non. Jamais. Toujours à cause de cet incendie et de la maladie d'Aline, qui en a été la suite.

HILDE (le regardant d'une façon singulière)
Mais alors pourquoi toutes ces chambres d'enfant ?

SOLNESS (gravement)
N'avez-vous jamais remarqué, Hilde, qu'il y a dans l'impossible quelque chose… qui sollicite et attire ?

HILDE (réfléchissant)
Dans l'impossible. (Avec animation.)
Je crois bien ! Vous connaissez cela, vous aussi ?

SOLNESS
Oui, je connais cela.

HILDE
Il y a donc un peu de troll en vous aussi ?

SOLNESS
De troll ? Que voulez-vous dire ?

HILDE
Je ne trouve pas d'autre mot.

SOLNESS (se levant)
Non, non, c'est peut-être juste. (Avec violence.)
Mais ne devient-on pas troll à la longue… quand on a comme moi cette chance constante en tout ! en tout !

HILDE
Que voulez-vous dire ?

SOLNESS
Ecoutez-moi bien, Hilde : tout ce que j'ai réussi à faire, à bâtir, à créer, à rendre beau, solide et doux à habiter… et noble cependant… (Serrant les poings.)
Oh ! n'est-ce pas terrible à penser ?

HILDE
Quoi donc ?

SOLNESS
Tout cela, j'ai dû l'acheter, le payer, pas avec de l'argent, mais avec du bonheur humain. Non seulement avec mon propre bonheur, mais aussi avec le bonheur d'autrui. Oui, oui, Hilde, c'est ainsi ! Voilà le prix que m'a coûté ma situation d'artiste… et ce n'est pas tout. Tous les jours de la vie, je vois comment on paie pour moi, encore et toujours !

HILDE (se levant et le regardant fixement)
C'est à elle que vous pensez en disant cela.

SOLNESS
Oui. C'est surtout à Aline que je pense. Car Aline avait aussi sa vocation, tout comme moi. (Avec un tremblement dans la voix.)
Mais il a fallu que cette vocation fût abîmée, brisée, et détruite… pour que j'arrive, moi… à une espèce de triomphe. Car il faut que vous sachiez qu'Aline aussi était architecte, à sa manière.

HILDE
Elle ? architecte ?…

SOLNESS (secouant la tête)
Il ne s'agissait pas, bien entendu, de bâtir, comme moi, des maisons et des tours.

HILDE
De quoi s'agissait-il donc ?

SOLNESS (avec émotion)
De construire de petites âmes d'enfants, Hilde, des âmes d'enfants fortes, nobles et belles. Des âmes d'enfants qui deviendraient des âmes d'hommes, droites et fières. Tels étaient les talents d'Aline… Et tout cela est à terre. Cela ne sert plus, cela ne peut plus servir. Jamais… à rien. Comme les décombres d'une maison brûlée.

HILDE
Oui, mais même si cela était ainsi…

SOLNESS
Il en est ainsi. Je le sais ! je le sais !

HILDE
Fort bien ; mais tout cela n'est pas de votre faute.

SOLNESS (la regardant fixement et hochant lentement la tête)
Ah ! c'est là, voyez-vous, c'est là la terrible question, le doute qui me travaille la nuit et le jour.

HILDE
Ce que vous venez de dire ?

SOLNESS
Oui, supposez un instant que je sois fautif… d'une façon ou d'une autre.

HILDE
Vous !… Fautif de l'incendie ?…

SOLNESS
De tout ce qui est arrivé. Et peut-être… innocent tout de même.

HILDE (le regardant d'un œil soucieux)
Oh ! maître Solness ! Pour parler ainsi… il faut cependant que vous soyez malade !

SOLNESS
Hem !… je crois que, sous ce rapport, je ne me remettrai jamais.
(RAGNAR BROVIK ouvre avec précaution la petite porte du coin de gauche. HILDE arpente la pièce.)

RAGNAR (apercevant HILDE)
Oh !… excusez-moi, monsieur Solness…
(Il veut se retirer.)

SOLNESS
Non, non, attendez un peu. Il vaut mieux en finir.

RAGNAR
Oh !… je le voudrais bien !

SOLNESS
Votre père ne va donc pas mieux, à ce que j'entends dire ?

RAGNAR
Mon père baisse d'instant en instant. Et cela m'engage à vous supplier avec d'autant plus d'insistance, d'écrire sur une de ces feuilles quelques bonnes paroles!… quelque chose que je puisse montrer à mon père avant qu'il…

SOLNESS
Je ne veux plus que vous me parliez de vos dessins !

RAGNAR
Les avez-vous regardés ?

SOLNESS
Oui… je les ai regardés.

RAGNAR
Et ils ne valent rien ? Et je ne vaux rien non plus ?

SOLNESS (évitant de répondre)
Ecoutez, Ragnar, restez chez moi. Vous poserez vous-même vos conditions. Vous épouserez Kaja. Vous n'aurez pas de soucis. Peut-être même serez-vous heureux. Mais renoncez à travailler pour votre propre compte.

RAGNAR
Oui, oui, je retournerai chez moi porter votre réponse à mon père. Je le lui ai promis… Faut-il vraiment que je dise cela à mon père, avant qu'il meure ?

SOLNESS (avec agitation)
Eh ! dites-lui… dites-lui ce que vous voudrez. Vous feriez mieux de ne rien lui dire du tout ! (Avec éclat.)
Je ne puis agir autrement, Ragnar !

RAGNAR
En ce cas, puis-je emporter les dessins ?

SOLNESS
Oui, emportez-les ! Ils sont là, sur la table.

RAGNAR (se dirigeant vers la table)
Merci.

HILDE (mettant la main sur le carton à dessins)
Non, non, laissez-les là.

SOLNESS
Pourquoi ?

HILDE
Je veux les voir.

SOLNESS
Mais vous les avez déjà… (À RAGNAR.)
Allons ! laissez-les là. RAGNAR. — Volontiers.

SOLNESS
Et retournez vite auprès de votre père.

RAGNAR
Puisque vous me le permettez…

SOLNESS (avec une sorte de désespoir)
Il ne faut pas me demander l'impossible, Ragnar ! Vous entendez, Ragnar… il ne le faut pas !

RAGNAR
Non, excusez-moi.
(Il salue et se retire par la porte du coin. HILDE va s'asseoir sur une chaise près de la glace.)

HILDE (regardant SOLNESS d'un air fâché)
C'est bien mal, ce que vous venez de faire.

SOLNESS
Ah ! vous le croyez aussi ?

HILDE
Oui, c'est bien vilain. C'est dur, c'est méchant, et c'est cruel.

SOLNESS
Oh ! vous ne voyez pas où j'en suis.

HILDE
C'est égal… Non, vous ne devriez pas agir ainsi.

SOLNESS
Tout à l'heure, vous disiez vous-même que j'étais le seul qui ait le droit de bâtir.

HILDE
Je puis dire cela, mais pas vous.

SOLNESS
Ce serait surtout à moi de le dire. Songez au prix que ma situation m'a coûté.

HILDE
Oui et non. Elle vous a coûté ce que vous appelez la joie du foyer… et ainsi de suite.

SOLNESS
Sans compter la paix de l'âme.

HILDE (se levant)
La paix de l'âme ! (D'un ton pénétré.)
Oui, oui, vous avez raison… Pauvre monsieur Solness ! C'est vrai ! Vous vous figurez que…

SOLNESS (riant doucement)
Rasseyez-vous donc, Hilde. Vous allez entendre quelque chose de drôle. HILDE s'assied, étonnée et attentive. — Quoi donc ?

SOLNESS
Au premier abord, cela a l'air d'une petite plaisanterie. Figurez-vous qu'il s'agit tout simplement d'une fente dans un tuyau de cheminée.

HILDE
Et voilà tout ?

SOLNESS
Pour commencer, oui.
(Il approche une chaise de celle de HILDE et s'assied.)

HILDE (avec impatience, en tambourinant sur ses genoux)
Vous dites : une fente dans un tuyau de cheminée ?…

SOLNESS
Je l'avais remarquée longtemps, très longtemps avant l'incendie. Chaque fois que je montais au grenier, j'allais voir si elle n'avait pas disparu.

HILDE
Et vous la retrouviez toujours ?

SOLNESS
Oui, car j'étais seul à la connaître.

HILDE
Vous n'aviez prévenu personne ?

SOLNESS
Non.

HILDE
Et vous n'avez pas songé à faire réparer la cheminée ?

SOLNESS
Si… j'y ai bien songé… mais c'est tout. Chaque fois que je voulais m'en occuper, c'était comme si quelque chose me retenait de force. Pas aujourd'hui, pensais-je. Demain. Et il n'y eut jamais rien de fait.

HILDE
Mais pourquoi cette négligence ?

SOLNESS
Parce que j'avais une idée. (Lentement, contenant sa voix.)
Par cette fissure, la fortune pouvait m'arriver.

HILDE (regardant fixement devant elle)
Oh ! que cela devait être excitant !

SOLNESS
Inévitable, presque. Tout à fait inévitable. Je trouvais cela si simple, si naturel. Je voulais que cela arrive en hiver… un peu avant midi. Nous serions dehors avec Aline. Nous ferions une sortie en traîneau ensemble. À la maison, les gens auraient fait un bon feu.

HILDE
Oui, car la journée serait très froide…

SOLNESS
Une forte gelée, oui. Ils auraient fait un bon feu pour le retour d'Aline.

HILDE
qui est naturellement frileuse.

SOLNESS
Oui, elle est frileuse. Et ce serait en rentrant que nous verrions une fumée…

HILDE
Une fumée seulement ?

SOLNESS
D'abord. Mais à peine aurions-nous atteint la porte du jardin, que toute la baraque serait en flammes… Voilà comment je voulais que cela survînt.

HILDE
Mon Dieu ! pourquoi n'est-ce pas arrivé ainsi !

SOLNESS
Oui, Hilde, pourquoi ?

HILDE
Mais êtes-vous bien sûr que c'est cette petite fente dans la cheminée qui a causé l'incendie ?

SOLNESS
Au contraire : je suis certain qu'elle n'y a été pour rien.

HILDE
Comment cela ?

SOLNESS
Il est parfaitement établi que le feu a éclaté dans une garde-robe, située à l'extrémité opposée de la maison.

HILDE
Mais alors que me chantez-vous là, avec votre cheminée ?

SOLNESS
Me permettez-vous d'aller jusqu'au bout, Hilde ?

HILDE
Allez, pourvu que vous disiez des choses raisonnables.

SOLNESS
J'essaierai.
(Il rapproche encore sa chaise de celle de HILDE.)

HILDE
Voyons, dites tout.

SOLNESS (d'un ton confidentiel)
Ne croyez-vous pas comme moi, Hilde, qu'il y a certains élus, certains hommes à part qui ont reçu la grâce, la faculté, le pouvoir de souhaiter une chose, de la désirer, de la vouloir… avec tant d'âpreté… si impitoyablement… qu'à la fin ils l'obtiennent. Le croyez-vous ?

HILDE (avec une singulière expression dans les yeux)
S'il en est ainsi, on verra, un jour… si je suis du nombre de ces élus.

SOLNESS
Ces puissants effets, on ne les obtient pas seul. Oh ! non… Pour y arriver, il faut avoir des aides, des serviteurs. Ceux-ci ne se présentent pas d'eux-mêmes. Il faut les appeler avec persistance pour qu'ils arrivent. Les appeler en pensée, vous comprenez.

HILDE
Qu'est-ce donc que ces aides, que ces serviteurs ?

SOLNESS
Nous en parlerons une autre fois. Pour le moment, ne nous occupons que de cet incendie.

HILDE
Ne croyez-vous pas que, si vous ne l'aviez pas désiré, il aurait éclaté tout de même ?

SOLNESS
Si la maison avait appartenu au vieux Knut Brovik, jamais elle n'aurait brûlé si à propos. C'est certain. Car il ne sait pas appeler à son secours les aides, ni les serviteurs, lui. (Il se lève très agité.)
Vous voyez bien, Hilde, que c'est tout de même ma faute si la vie des deux petits a été sacrifiée. Et puis, n'est-ce pas à moi qu'Aline doit de n'être pas ce qu'elle aurait pu, ce qu'elle aurait dû devenir… et ce qu'elle aurait voulu être.

HILDE
Mais puisque ce sont ces aides et ces serviteurs qui…

SOLNESS
Qui les a appelés, ces aides, ces serviteurs ? Moi ! C'est à ma volonté qu'ils sont venus se soumettre. (Avec une exaltation croissante.)
Voilà ce qu'on appelle avoir de la chance. Eh bien ! je vais vous dire ce qu'on ressent quand on la possède, cette chance. C'est comme si on avait là, sur la poitrine, une plaie vive. Et les aides, les serviteurs, vont coupant des morceaux de peau à d'autres hommes pour les greffer sur cette plaie. Mais la plaie ne guérit pas. Jamais… jamais ! Ah ! si vous saviez comme elle peut cuire et faire mal par moments.

HILDE (le regardant attentivement)
Vous êtes malade, maître Solness, très malade.

SOLNESS
Dites "fou". C'est ce que vous pensez.

HILDE
Non, je ne crois pas que vous ayez l'esprit dérangé.

SOLNESS
Qu'ai-je donc ? Voyons, dites !

HILDE
Qui sait si vous n'êtes pas venu au monde avec une conscience déficiente ?

SOLNESS
Une conscience déficiente ? Qu'est-ce encore que cette diablerie ?

HILDE
Je veux dire que vous avez la conscience extrêmement délicate, d'une complexion trop fine. Elle ne supporte rien. Elle est incapable de soulever le moindre fardeau.

SOLNESS (d'un ton maussade)
Hem !… Et comment doit-elle donc être faite, d'après vous, la conscience ? Pouvez-vous me le dire ?

HILDE
Votre conscience à vous, je la voudrais, comment dirai-je ?… robuste.

SOLNESS
Robuste ? Et vous ? Avez-vous la conscience robuste, dites ?

HILDE
Il me semble que oui. Je ne me suis jamais aperçue du contraire. SOLNESS. — Elle n'a pas eu trop d'épreuves à subir, j'imagine.

HILDE (dont la bouche se crispe et tremble un peu)
Oh ! Cela n'a pas été si simple d'abandonner mon père que j'aime de toutes mes forces.

SOLNESS
Allons donc ! Pour un ou deux mois…

HILDE
Je ne reviendrai probablement jamais à la maison.

SOLNESS
Jamais ? Quelle a donc été la cause de votre départ ?

HILDE (d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant)
Et les dix ans révolus ? Vous les oubliez de nouveau ?

SOLNESS
Quelles sornettes ! Il y avait donc à la maison quelque chose qui ne vous convenait pas ? Dites.

HILDE (très sérieusement)
Non. Ce qui m'en a chassée est en moi. Je me suis sentie éperonnée et poussée jusqu'ici. C'était si attrayant, d'ailleurs.

SOLNESS (vivement)
Voyez-vous, Hilde, voyez-vous ! il y a du troll en vous tout comme en moi. C'est ce troll en nous qui fait agir les puissances du dehors. Et il faut s'y prêter. Qu'on le veuille ou non.

HILDE
Je crois presque que vous avez raison.

SOLNESS (allant et venant dans la pièce)
Oh ! Hilde, il y a de par le monde une telle quantité de diables que nous ne voyons pas !…

HILDE
De diables aussi !

SOLNESS (s'arrêtant)
Oui, de diables, les uns bons, les autres méchants. Diables aux cheveux blonds, diables aux cheveux noirs. Si seulement on savait toujours de quels diables on dépend ! (Recommençant à marcher.)
Bah ! il serait alors facile de s'arranger !

HILDE (le suivant des yeux)
Ou si l'on avait une conscience saine et forte ! De façon à oser faire tout ce qu'on veut.

SOLNESS (s'arrêtant devant la console)
Je crois que, sous ce rapport, la plupart des gens sont aussi infirmes que moi.

HILDE
C'est bien possible.

SOLNESS (s'appuyant à la console)
Dans les sagas… Avez-vous jamais lu les vieilles sagas ?

HILDE
Oh ! oui… Du temps où je lisais.

SOLNESS
Dans les sagas il est question de ces Vikings qui faisaient voile vers les pays lointains, où ils allaient piller, incendier, tuer les hommes…

HILDE
Et enlever les femmes…

SOLNESS
Qu'ils gardaient captives…

HILDE
Sur leurs bateaux, et qu'ils conduisaient chez eux…

SOLNESS
Se comportant envers elles comme de vrais trolls.

HILDE (fixant devant elle un regard à demi voilé)
Il me semble que cela devait être bien excitant !

SOLNESS (avec un petit rire guttural)
D'enlever des femmes ? n'est-ce pas ?

HILDE
D'être enlevée…

SOLNESS (la regardant un instant)
Ah ! très bien.

HILDE (comme pour changer de discussion)
Mais où vouliez-vous en venir avec vos Vikings ?

SOLNESS
C'était là des gaillards à conscience robuste ! Quand ils rentraient chez eux, ils pouvaient manger et boire. Et ils étaient, avec cela, gais comme des enfants. Et les femmes, donc ! Souvent elles ne voulaient plus les quitter. Comprenez-vous cela, Hilde ?

HILDE
Ces femmes ? Ah ! comme je les comprends !…

SOLNESS
Tiens, tiens ! Peut-être auriez-vous fait comme elles ?

HILDE
Et pourquoi pas ?

SOLNESS
Vous auriez consenti à vivre avec une de ces brutes ?

HILDE
Si je m'étais mise à l'aimer, cette brute…

SOLNESS
Pourriez-vous aimer un homme de cette espèce ?

HILDE
Mon Dieu ! on ne choisit pas qui l'on veut en amour.

SOLNESS (la regardant d'un air concentré)
Oh ! non, cela dépend du troll qui est en nous.

HILDE (avec un demi-sourire)
Et de tous ces diables que vous connaissez si bien… diables aux cheveux blonds, diables aux cheveux noirs.

SOLNESS (d'un ton doux et pénétré)
S'il en est ainsi, Hilde, je souhaite que les diables fassent un bon choix pour vous.

HILDE
Leur choix est fait. Définitivement.

SOLNESS (fixant sur elle un regard profond)
Hilde… Vous êtes comme un oiseau des bois.

HILDE
Non. Je ne me cache pas dans la broussaille.

SOLNESS
C'est vrai. Il y aurait plutôt en vous quelque chose d'un oiseau de proie.

HILDE
Oui… peut-être. (Avec une énergie sauvage.)
Et pourquoi pas ! Pourquoi ne chercherais-je pas une proie, moi aussi ? Pourquoi ne saisirais-je pas le butin qui me plaît ? Si je pouvais seulement le prendre dans mes serres… Ah ! si je pouvais l'enlever !

SOLNESS
Hilde… savez-vous ce que vous êtes ?

HILDE
Oui, oui, un oiseau étrange ?

SOLNESS
Non. Vous êtes un jour naissant. Quand je vous regarde, je crois voir un lever de soleil.

HILDE
Dites-moi, maître Solness… êtes-vous bien sûr de ne m'avoir jamais appelée… en pensée ?

SOLNESS (lentement, à mi-voix)
Je suis presque sûr de l'avoir fait.

HILDE
Que me vouliez-vous ?

SOLNESS
Vous êtes la jeunesse, Hilde.

HILDE (souriant)
Cette jeunesse dont vous aviez si peur ?

SOLNESS (hochant légèrement la tête)
Et à laquelle j'aspire tant, au fond.
(HILDE se lève, s'approche de la petite table et prend le carton à dessins de RAGNAR BROVIK.)

HILDE (tendant le carton à SOLNESS)
Voici donc ces dessins…

SOLNESS (d'un ton bref et déclamatoire)
Laissez là ces barbouillages.

HILDE
Et les quelques mots que vous deviez écrire…

SOLNESS
Écrire ?… Jamais de la vie !

HILDE
Puisque le vieux père est à la mort ! Ne pourriez-vous pas leur faire cette joie, à son fils et à lui ? Et puis, ces dessins pourront peut-être lui servir.

SOLNESS
Je crois bien. Il bâtirait d'après ce plan. C'est une occasion qu'il s'est réservée là… ce monsieur !

HILDE
Eh ! mon Dieu !… s'il en est ainsi… ne pourriez-vous pas commettre un tout petit mensonge ?

SOLNESS
Un mensonge? (Avec fureur.)
Hilde… allez-vous-en avec ces maudits dessins !

HILDE (tirant légèrement le carton à elle)
Là, là, là… vous n'allez pas me mordre, au moins… Vous parlez de trolls. Je crois vraiment que vous agissez comme si vous en étiez un. (Regardant autour d'elle.)
Où avez-vous une plume et de l'encre ?

SOLNESS
Il n'y en a pas ici.

HILDE (se dirigeant vers la porte)
Mais j'en trouverai là, chez cette demoiselle.

SOLNESS
Restez, Hilde !… Je devrais mentir, dites-vous. Oh ! oui. Je pourrais le faire à cause de son vieux père que j'ai démoli dans le temps… jeté par-dessus bord.

HILDE
Comme les autres ?

SOLNESS
Il me fallait de la place. Mais, quant à ce Ragnar… je ne veux pas qu'il s'élève. Pour rien au monde !

HILDE
Pauvre garçon ! Il est peu probable qu'il le fasse. Puisqu'il n'est bon à rien…

SOLNESS (s'approchant d'elle, dit à voix basse)
Si Ragnar Brovik arrive, il me jettera par terre. Il me démolira… comme j'ai démoli son père.

HILDE
Il vous démolira ! Il vaut donc quelque chose ?

SOLNESS
Ah ! oui, vous pouvez y compter ! Il est la jeunesse, celle qui est toute prête à frapper à ma porte… à en finir avec le grand constructeur Solness.

HILDE (tranquillement, fixant sur lui un regard de reproche)
Et pourtant vous ne vouliez pas lui ouvrir. Fi donc !

SOLNESS
J'ai payé ma victoire de mon sang !… Et puis, j'ai peur de perdre mes aides et mes serviteurs.

HILDE
Hé ! vous travaillerez seul. Il n'y a pas d'autre moyen.

SOLNESS
Ce serait en vain, Hilde. Il y aura quand même un retour des choses. Un peu plus tôt, un peu plus tard… L'expiation, voyez-vous, ne se laisse pas conjurer.

HILDE (saisie d'angoisse, se bouchant les oreilles)
Ne parlez pas ainsi ! Vous voulez donc me tuer !… m'enlever ce qui m'est plus cher que la vie ?…

SOLNESS
Qu'est-ce donc ?

HILDE
Le bonheur de vous voir grand, de vous voir une couronne en main. Bien haut, au sommet d'une tour d'église. (Se calmant.)
Allons, vite un crayon ! Vous avez, au moins, un crayon sur vous ?…

SOLNESS (fouillant dans sa poche)
En voici un.

HILDE (posant le carton à dessins sur la table devant le sofa)
C'est bien. Maintenant, asseyons-nous. (SOLNESS s'assied devant la table.)

HILDE (derrière lui, se penchant par dessus le dossier de sa chaise.)
Et puis, écrivons. Gentiment, de tout notre cœur. Pour ce vilain Roar… n'est-ce pas ainsi qu'il s'appelle ? SOLNESS écrit quelques lignes, tourne la tête et regarde HILDE. — Dites-moi, Hilde…

HILDE
Quoi ?

SOLNESS
Pendant les dix années que vous m'avez attendu…

HILDE
Eh bien ?

SOLNESS
Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit ? Je vous aurais répondu.

HILDE (vivement)
Non, non, non. C'est justement ce que je ne voulais pas.

SOLNESS
Pourquoi ?

HILDE
Cela aurait pu tout gâter… Mais il s'agit maintenant d'écrire un mot sur ces dessins.

SOLNESS
Oui… oui…

HILDE (se penchant au-dessus de lui et le regardant écrire)
Comme c'est gentil et plein de cœur. Oh ! que je le hais, ce Roald… que je le hais !

SOLNESS (écrivant)
N'avez-vous jamais aimé personne, Hilde ? Là, vraiment aimé ?

HILDE (durement)
Qu'est-ce que vous dites ?

SOLNESS
Je demande si vous n'avez jamais aimé personne.

HILDE
Quelqu'un d'autre, voulez-vous dire ?

SOLNESS (la regardant)
Oui, quelqu'un d'autre. Jamais, dites ? pendant ces dix ans ?… Jamais ?

HILDE
Oh ! si, de temps en temps. Quand j'étais bien furieuse contre vous, de ce que vous ne veniez pas.

SOLNESS
Ainsi, vous vous êtes intéressée à d'autres ?

HILDE
Un tout petit peu. Durant une quinzaine de jours. Mon Dieu, vous savez bien comment ces choses se passent.

SOLNESS
Ecoutez, Hilde : pourquoi êtes-vous venue ?

HILDE
Ne perdons pas notre temps à bavarder. Le pauvre vieux pourrait mourir, en attendant.

SOLNESS
Répondez-moi, Hilde. Que me voulez-vous ?

HILDE
Je veux mon royaume.

SOLNESS
Hem !…
(Il jette un rapide coup d'œil du côté de la porte de gauche, et continue d'écrire. Mme SOLNESS entre au même instant, posant quelques paquets.)

MADAME SOLNESS
Je vous ai apporté quelques petites choses, mademoiselle Wangel. On nous livrera le plus gros plus tard.

HILDE
Oh ! que vous êtes donc gentille, tout de même !

MADAME SOLNESS
Je ne fais que mon devoir. Rien de plus.

SOLNESS (relisant ce qu'il a écrit)
Aline !

MADAME SOLNESS
Halvard ?

SOLNESS
As-tu vu si elle… si la secrétaire est là ?

MADAME SOLNESS
Oui, elle est là. Naturellement.

SOLNESS (remettant les dessins dans le carton)
Hem !…

MADAME SOLNESS
Elle était au pupitre, comme toujours… quand je traverse la pièce.

SOLNESS (se levant)
En ce cas, je vais lui remettre ceci et lui dire que…

HILDE (lui ôtant des mains le carton à dessins)
Oh ! non, laissez-moi cette joie ! (Elle s'approche de la porte, mais se retourne avant de l'ouvrir.)
Comment s'appelle-t-elle ?

SOLNESS
Mlle Fosli.

HILDE
Fi donc ! cela a l'air si froid. Je veux savoir son petit nom.

SOLNESS
Je crois… qu'elle s'appelle Kaja.

HILDE (ouvrant la porte et appelant)
Kaja !… Venez ici ! Dépêchez-vous !… M. Solness veut vous parler.
(KAJA apparaît à la porte.)

KAJA (regardant SOLNESS d'un air effrayé)
Me voici…

HILDE (lui tendant le carton)
Tenez, Kaja ! Vous pouvez emporter ceci. M. Solness a écrit ce qu'il fallait.

KAJA
Oh ! enfin !

SOLNESS
Donnez cela au vieux dès que possible.

KAJA
Je vais le faire tout de suite.

SOLNESS
Oui, oui. De cette façon, Ragnar pourra bâtir.

KAJA
Oh ! permettez-vous qu'il vienne vous remercier pour toute…

SOLNESS (durement)
Je ne veux pas de remerciements ! Dites-lui cela de ma part, s'il vous plaît.

KAJA
Oui, je…

SOLNESS
Et dites-lui aussi que dorénavant je n'ai plus besoin de ses services. Ni des vôtres.

KAJA (à voix basse et tremblante)
Ni des miens !…

SOLNESS
Vous avez maintenant d'autres soucis, d'autres occupations. Et tout est pour le mieux. Allons, emportez les plans et rentrez chez vous, mademoiselle Fosli. Vite ! entendez-vous !

KAJA (du même ton qu'avant)
Oui, maître Solness.
(Elle sort.)

MADAME SOLNESS
Dieu, qu'elle a l'air sournois !

SOLNESS
Elle ? Pauvre petite bécasse !

MADAME SOLNESS
Oh !… je vois ce que je vois, Halvard. Ainsi, tu les renvoies vraiment ?

SOLNESS
Oui.

MADAME SOLNESS
Elle aussi ?

SOLNESS
N'est-ce pas là ce que tu voulais ?

MADAME SOLNESS
Mais comment feras-tu sans elle ?… Ah ! oui, tu as quelqu'un en réserve, Halvard.

HILDE (gaiement)
S'il s'agit de moi, je ne suis vraiment pas bonne à mettre au pupitre.

SOLNESS
Allons, allons, Aline… tout s'arrangera. Ne pense plus qu'à hâter notre déménagement. Ce soir, on suspend la couronne… (Se tournant vers HILDE.)
tout en haut de la tour. Qu'en dites-vous, mademoiselle Hilde ?

HILDE (fixant sur lui un regard brillant)
Oh ! que ce sera beau de vous revoir à cette hauteur !

SOLNESS
Moi !…

MADAME SOLNESS
Oh ! Dieu ! mademoiselle Wangel, à quoi pensez-vous ? Mon mari !… Sujet, comme il l'est, au vertige !

HILDE
Au vertige ? Ah ! non, il ne l'est pas !

MADAME SOLNESS
Oh si !

HILDE
Mais je l'ai vu moi-même au sommet d'une tour !

MADAME SOLNESS
Oui, on m'en a parlé. Mais c'est impossible.

SOLNESS (avec violence)
Oui, oui ! c'est impossible ! N'empêche que j'y suis monté !

MADAME SOLNESS
Oh ! Halvard, ne dis donc pas cela. Toi, qui ne peux même pas te tenir sur le balcon du second étage. Tu as toujours été ainsi.

SOLNESS
Tu pourrais bien avoir une surprise ce soir.

MADAME SOLNESS (anxieusement)
Non, non, non ! Dieu m'en garde ! Tiens, je vais de ce pas écrire au docteur. Il saura bien te retenir.

SOLNESS
Voyons, Aline !…

MADAME SOLNESS
Oui, Halvard, car tu es malade ! Ce ne peut être que cela ! Oh ! mon Dieu… oh ! mon Dieu.
(Elle sort précipitamment par la droite.)

HILDE (regardant fixement SOLNESS)
Est-ce vrai, oui ou non ?

SOLNESS
Que je suis sujet au vertige ?

HILDE
Que mon constructeur à moi n'ose pas… ne puisse pas monter aussi haut qu'il bâtit ?

SOLNESS
C'est ainsi que vous comprenez les choses ?

HILDE
Oui.

SOLNESS
On dirait que pas un recoin en moi ne vous échappe.

HILDE (jetant un regard par la fenêtre du coin)
Là-haut. Tout en haut…

SOLNESS (s'approchant d'elle)
Là, dans une chambre, tout au haut de la tour, vous pourriez demeurer, Hilde. Vous y seriez logée comme une princesse.

HILDE (d'un ton incertain, moitié sérieux, moitié plaisant)
Oui. C'est ce que vous m'aviez promis.

SOLNESS
Vous l'ai-je vraiment promis ?

HILDE
Fi donc ! Vous m'avez dit que je deviendrais princesse, que vous me donneriez un royaume. Et puis vous avez… Oh !

SOLNESS (doucement)
Êtes-vous bien sûre que ce ne soit pas une espèce de rêve… une hallucination ?…

HILDE (d'un ton provocant)
Quoi ! ce n'est peut-être pas arrivé ?

SOLNESS
Je n'en sais plus rien moi-même. (Plus bas.)
Mais ce que je sais maintenant, c'est que…

HILDE
C'est que ?… Dites vite !

SOLNESS
C'est que j'aurais dû le faire.

HILDE (avec audace et éclat)
Oh ! non, vous n'avez pas le vertige !

SOLNESS
Ce soir nous suspendons la couronne… princesse Hilde !

HILDE (avec un pli amer à la bouche)
Oui, au-dessus de votre nouveau foyer.

SOLNESS
Au-dessus de la nouvelle maison… qui pour moi ne sera jamais un foyer.(Il sort par la porte donnant sur le jardin.)
HILDE fixe droit devant elle un regard voilé et se parle à demi-voix. On n 'entend que ces mots. Terriblement excitant !

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Quand nous nous réveillerons d'entre les morts

"Quand nous nous réveillerons d'entre les morts" ("Når vi døde vågner" en norvégien) est la dernière pièce écrite par Henrik Ibsen, publiée en 1899. Cette œuvre dramatique, qui se présente...

Peer Gynt

"Peer Gynt" est une pièce de théâtre écrite par Henrik Ibsen en 1867, qui se distingue dans son œuvre par son caractère épique et fantastique. Il s'agit d'un drame en...


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