ACTE PREMIER


 L 'action se passe chez le constructeur SOLNESS. Chez SOLNESS. Un cabinet de travail simplement meublé. A gauche, une porte à deux battants donnant sur le vestibule. À droite, une porte conduisant à l'appartement des SOLNESS. Au fond, une porte ouverte sur la salle de dessin. Au premier plan, à gauche, un haut pupitre chargé de livres, de papiers et de tout ce qu'il faut pour écrire. Plus au fond, un poêle. Dans le coin de droite, un sofa, une table et des chaises ; sur la table, une carafe et des verres. Au premier plan, à droite, une table plus petite, un fauteuil et une chaise à bascule. Une lampe de travail allumée, posée sur la grande table de la salle de dessin, une autre sur la table du coin, une troisième sur le pupitre. Dans la salle de dessin, KNUT BROVIK et son fils RAGNAR dessinent et calculent. Debout au pupitre, KAJA FOSLI écrit dans le grand-livre. KNUT BROVIK est un vieillard maigre, à la barbe et aux cheveux blancs. Il est vêtu d'une redingote noire, convenable quoique un peu usée, et porte des lunettes. Sa cravate est d'un blanc légèrement jauni. RAGNAR BROVIK est un homme blond d'une trentaine d'années, bien mis, un peu voûté. KAJA FOSLI est une frêle jeune fille de vingt et quelques années, mise avec soin, mais d'apparence maladive. Ses yeux sont protégés par une visière verte. Tous trois travaillent quelque temps en silence. 

BROVIK (se lève subitement, comme saisi d'angoisse, et s'avance en haletant jusqu'à la porte du cabinet de travail.)
Non ! cela ne durera pas longtemps !

KAJA (s'approchant de lui)
Tu te sens donc bien mal ce soir, mon oncle ? BROVIK. — Oh ! je sens que cela empire de jour en jour. RAGNAR se lève et s'approche de son père. — Tu ferais mieux de rentrer, père, et de tâcher de dormir.

BROVIK (avec irritation)
Me mettre au lit, peut-être ? Tu veux donc que j'en finisse ?

KAJA
Eh bien ! essaye de faire un bout de promenade.

RAGNAR
Oui, c'est cela. Je t'accompagnerai.

BROVIK (vivement)
Je ne sortirai pas avant qu'il soit rentré. Il faut que je m'explique ce soir même… (Avec une sourde colère)
avec lui… avec le patron !

KAJA (anxieusement)
Oh ! non, mon oncle ! Attends encore, je t'en prie !

RAGNAR
Oui, père, tu ferais mieux d'attendre.

BROVIK (respirant avec peine)
Ah ! ah ! c'est que je n'ai pas le temps d'attendre.

KAJA (l'oreille tendue)
Chut ! J'entends son pas dans l'escalier.
(Ils se remettent tous trois au travail. Un silence. HALVARD SOLNESS entre par la porte du vestibule. C'est un homme d'un certain âge, vigoureux et d'allure robuste, aux cheveux courts et crépus, à la moustache noire et aux sourcils noirs et épais. Il est vêtu d'un veston vert sombre, à col droit et à plastron, coiffé d'un chapeau gris en feutre mou, et porte des cartons sous le bras.)

SOLNESS (au moment d'entrer, indique du doigt la salle de dessin et demande à voix basse)
Ils sont partis ?

KAJA (doucement, avec un mouvement de tête)
Non.
(Elle enlève sa visière. SOLNESS s'avance, ôte son chapeau, qu'il jette sur une chaise, dépose les cartons sur la table devant le sofa et s'approche du pupitre. KAJA continue à écrire, mais on voit qu'elle est inquiète et nerveuse.)

SOLNESS (haut)
Qu'écrivez-vous donc là, mademoiselle Fosli ?

KAJA (tressaillant)
Oh ! tout simplement…

SOLNESS
Voyons un peu, mademoiselle. (Il sepenche vers elle, fait semblant de regarder dans le grand-livre et murmure.)
Kaja !…

KAJA (bas, continuant à écrire)
Quoi ?

SOLNESS
Pourquoi ôtez-vous votre visière chaque fois que j'entre ?

KAJA (sans changer de ton)
Parce que cela me rend laide.

SOLNESS (souriant)
Et vous ne voulez pas paraître laide, Kaja?

KAJA (tournant à demi la tête vers lui)
Pour rien au monde. Du moins à vos yeux.

SOLNESS (passant légèrement la main sur les cheveux de KAJA)
Pauvre, pauvre petite Kaja…

KAJA (baissant la tête)
Chut ! On peut vous entendre.
(SOLNESS fait quelques pas vers la droite, puis il se retourne, s'avance jusqu'à la porte de la salle de dessin et s'arrête.)

SOLNESS
Il n'est venu personne en mon absence ?

RAGNAR (se levant)
Si. Le jeune couple qui veut faire construire une villa à Lovstrand.

SOLNESS (d'un ton maussade)
Ah ! ces deux-là ? Ils peuvent attendre. Je n'ai pas encore fait mon plan.

RAGNAR (avec hésitation, s'approchant de SOLNESS)
Ils tiennent beaucoup à ce que cela ne dure pas trop longtemps.

SOLNESS (sans changer de ton)
Oui, oui, c'est toujours la même chanson.

BROVIK (levant la tête)
Il leur tarde tant d'être installés, disent-ils.

SOLNESS
C'est bien, c'est bien, l'air est connu. Après quoi, ils se contentent… d'un simple pied-à-terre. Il ne s'agit plus d'un vrai foyer. Ah ! non, merci ! Qu'ils s'adressent à un autre. Ditesleur cela quand ils reviendront.

BROVIK (soulevant ses lunettes et jetant à SOLNESS un regard interrogateur)
À un autre ? Comment ? vous laisseriez échapper cette commande ?

SOLNESS (avec impatience)
Oui, oui, oui, le diable m'emporte ! Puisque c'est ainsi… Plutôt cela que de construire n'importe quoi. (Avec éclat.)
Est-ce que je les connais, ces gens ?

BROVIK
Ce sont des gens sérieux. Ragnar, lui, les connaît. Il les fréquente même. Des gens très sérieux.

SOLNESS
Bah ! sérieux… sérieux. D'ailleurs, ce n'est pas de cela que je parle. Mon Dieu ! Est-ce que vous ne me comprenez plus, vous aussi ? (Avec violence.)
Je ne veux pas avoir affaire à ces étrangers. Qu'ils s'adressent à qui ils veulent ! Cela m'est égal ! BROV1K, se levant. — C'est sérieux, ce que vous dites ?

SOLNESS (d'un ton maussade)
Ma foi, oui ; c'est dit.
(Il fait quelques pas dans la pièce. BROVIK échange un regard avec RAGNAR qui fait un geste comme pour le dissuader ; puis il passe dans l'autre pièce.)

BROVIK
Puis-je causer un instant avec vous ?

SOLNESS
Parfaitement, si vous voulez.

BROVIK (à KAJA)
Va dans l'autre pièce, toi.

KAJA (inquiète)
Oh ! mais, mon oncle…

BROVIK
Fais ce que je te dis, mon enfant, et ferme la porte derrière toi.
(KAJA passe à contrecœur dans la salle de dessin, jette à SOLNESS un regard anxieux et suppliant et ferme la porte derrière elle.)

BROVIK (d'une voix légèrement contenue)
Je ne veux pas que ces pauvres enfants sachent où j'en suis.

SOLNESS
C'est vrai ! Vous avez mauvaise mine ces jours-ci.

BROVIK
Je suis un homme fini. Mes forces diminuent de jour en jour. SOLNESS. — Asseyez-vous.

BROVIK
Merci… Si vous permettez…

SOLNESS (faisant un geste pour lui avancer le fauteuil)
Allons, prenez place. Eh bien ?…

BROVIK (s'asseyant péniblement)
Ah ! c'est à Ragnar que je pense… C'est lui qui me fait le plus de peine. Que deviendra-t-il, mon Dieu ?

SOLNESS
Votre fils ? Je le garderai chez moi, naturellement, aussi longtemps qu'il le voudra lui-même.

BROVIK
Justement, il ne veut pas de cela. Il trouve que c'est de moins en moins possible.

SOLNESS
Je crois cependant qu'il est bien rétribué. Mais, s'il voulait davantage, je ne serais pas opposé à…

BROVIK
Non, non. Il ne s'agit pas de cela. (Avec impatience.)
Mais il voudrait enfin travailler pour son compte… lui aussi.

SOLNESS (sans le regarder)
Croyez-vous que Ragnar ait assez de talent pour cela?

BROVIK
Non, et c'est là ce qu'il y a de terrible : je commence à douter de mon garçon. Car jamais vous ne m'avez dit sur son compte un mot qui… qui ressemble à un encouragement. Et pourtant il me semble que c'est impossible. Il faut qu'il ait du talent!

SOLNESS
Hem ! c'est qu'il n'a jamais rien étudié à fond, excepté le dessin.

BROVIK (le regardant avec une sourde haine, dit d'une voix rauque)
Vous non plus, vous ne saviez pas grand-chose du métier, à l'époque où vous étiez employé chez moi. Vous n'en avez pas moins fait votre chemin, vous. (Il respire péniblement.)
Vous vous êtes élevé et vous nous avez écrasés tous, moi… et bien d'autres.

SOLNESS
Eh ! voyez-vous, j'ai eu de la chance.

BROVIK
Vous avez raison… de la chance en tout. Mais vous ne pouvez pas avoir le cœur de me laisser mourir… sans avoir vu ce que vaut Ragnar. Et puis, je voudrais tant les voir mariés… avant de m'en aller.

SOLNESS (brusquement)
Est-ce là son idée, à elle ?

BROVIK
Non, ce n'est pas tant l'idée de Kaja que… Enfin, Ragnar en parle tout le temps.(Suppliant.)
Il faut… il faut que vous lui trouviez quelque travail indépendant. Il faut que je voie quelque ouvrage de lui, de mon pauvre garçon, il le faut, entendez-vous !

SOLNESS (agacé)
Je ne peux lui faire descendre des commandes de la lune, que diable !

BROVIK
Justement il pourrait avoir une belle commande en ce moment, un grand travail.

SOLNESS (tressaillant)
Lui ?

BROVIK
Oui, si vous y consentez.

SOLNESS
Quel travail ?

BROVIK (avec un peu d'hésitation)
Il pourrait construire cette villa à Lovstrand.

SOLNESS
Cette villa ? Mais c'est moi qui dois la bâtir.

BROVIK
Oh ! vous n'y tenez pas.

SOLNESS (bondissant)
Je n'y tiens pas ? Moi ! Qui ose le prétendre ?

BROVIK
Vous venez de le dire vous-même.

SOLNESS
Bah ! n'écoutez donc pas tout ce que je dis comme cela. Vous dites que Ragnar pourrait construire cette villa ?

BROVIK
Oui. Il connaît la famille. Et puis il a fait… oh ! simplement pour s'amuser… il a fait les dessins, le devis, enfin tout le plan…

SOLNESS
Et ses dessins, ils en sont contents, les gens qui veulent faire bâtir ? BROVIK. — Oui. Si vous vouliez seulement les examiner et les approuver…

SOLNESS
Ils confieraient la commande à Ragnar ?

BROVIK
Son idée leur a extrêmement plu. C'est quelque chose de tout nouveau, ont-ils dit.

SOLNESS
Vraiment ! quelque chose de tout nouveau ? Ce n'est pas du vieux comme ce que je bâtis, moi ?

BROVIK
Ils trouvent que c'est autre chose, voilà tout.

SOLNESS (avec amertume)
Ainsi, c'est chez Ragnar qu'ils sont venus… pendant que j'étais absent !

BROVIK
Ils sont venus vous voir et vous demander si vous consentiez à vous désister.

SOLNESS (bondissant)
Me désister ? Moi ?

BROVIK
Dans le cas où les dessins de Ragnar vous paraîtraient…

SOLNESS
Moi ? Céder la place à votre fils ?

BROVIK
Non, mais lui céder l'affaire. C'est ainsi qu'ils l'entendent.

SOLNESS
Cela revient au même. (Avec un rire amer.)
Ah ! c'est ainsi ! Halvard Solness… commencerait à céder la place ! Faire place aux jeunes, aux tout jeunes même ! On veut qu'il fasse place ! Place ! place !

BROVIK
Mon Dieu ! il y a de la place pour plus d'un…

SOLNESS
Eh ! il n'y en a pas tant que cela. Mais ce n'est pas là la question. Sachez que je ne reculerai jamais, jamais, devant personne, jamais de mon plein gré ! Jamais au monde, vous dis-je !

BROVIK (se levant avec difficulté)
Ainsi je devrai m'en aller sans emporter avec moi aucune certitude, aucune joie, aucune confiance en Ragnar ? Je n'aurai pas vu un seul ouvrage de lui ? Vous voudriez cela ?

SOLNESS (se détournant à demi, et d'une voix sourde)
Hem ! Laissez là ces questions.

BROVIK
Non, il me faut une réponse. Voulez-vous que je quitte ce monde après avoir tout perdu ? SOLNESS paraît en proie à une lutte intérieure et s'exprime enfin d'une voix sourde, mais ferme. Vous le quitterez comme vous pourrez et comme il vous plaira. BROVIK. — C'est bien.(Il fait quelques pas dans la pièce.)
SOLNESS le suit et dit d'un ton presque désespéré. — C'est que, voyez-vous, je ne puis agir autrement ! Je suis ainsi fait ! Je ne puis changer ma nature !

BROVIK
Non, non, j'entends bien, vous ne pouvez pas… (Il chancelle et s'arrête devant la table placée près du sofa.)
Puis-je prendre un verre d'eau ?

SOLNESS
Certainement.
(Il remplit un verre qu'il lui tend.)

BROVIK
Merci.
(Il boit, puis pose le verre. SOLNESS va ouvrir la porte de la salle de dessin.)

SOLNESS
Ragnar ! venez reconduire votre père chez lui.
(RAGNAR se lève vivement et entre dans le cabinet de travail, ainsi que KAJA.)

RAGNAR
Qu'avez-vous, père ?

BROVIK
Donne-moi le bras et partons.

RAGNAR
Oui. Mets ton manteau, Kaja.

SOLNESS
Mlle Fosli vous suivra dans un petit instant. Il y a une lettre à écrire.

BROVIK (jetant un regard à SOLNESS)
Bonne nuit, dormez bien… si vous pouvez.

SOLNESS
Bonne nuit.
(BROVIK et RAGNAR sortent par le vestibule. KAJA s'approche du pupitre. SOLNESS se tient près du fauteuil, baissant la tête.)

KAJA (d'une voix mal assurée, )
Il y a une lettre ?…

SOLNESS (d'un ton bref)
Non. Il n'y en a pas. (Il la regarde durement.)
Kaja !

KAJA (d'une voix basse et anxieuse)
Plaît-il ?

SOLNESS (faisant du doigt un signe impératif)
Venez ici ! Tout de suite !

KAJA (hésitant)
Oui…

SOLNESS (même jeu)
Plus près.

KAJA (obéissant)
Que me voulez-vous ?

SOLNESS (la regardant un instant)
Est-ce à vous que je dois cela ?

KAJA
Non, non, comment pouvez-vous le croire ?

SOLNESS
Il paraît cependant que vous voulez vous marier.

KAJA (doucement)
Ragnar et moi sommes fiancés depuis quatre… cinq ans… et…

SOLNESS
Et vous trouvez qu'il faut que cela finisse, n'est-ce pas ?

KAJA
Ragnar et l'oncle disent qu'il le faut. Que me reste-t-il à faire ?

SOLNESS (d'un ton plus doux)
Ecoutez, Kaja ; avouez qu'au fond vous l'aimez bien un peu, votre Ragnar.

KAJA
Je l'aimais beaucoup, Ragnar… avant de venir chez vous.

SOLNESS
Et maintenant ? Plus du tout ?

KAJA (avec passion, tendant vers lui ses mains jointes)
Oh ! vous savez bien que je n'aime plus qu'un être au monde. Jamais je n'en aimerai un autre, jamais. SOLNESS. — Oui, vous le dites, mais cela ne vous empêche pas de me quitter, de me laisser ici à me débattre seul au milieu de tout cela.

KAJA
Mais ne pourrais-je donc pas rester près de vous, même si Ragnar… ?

SOLNESS (avec un geste de dénégation)
Non, non, non, c'est tout à fait impossible. Si Ragnar me quitte et va travailler pour son propre compte, il aura besoin de vous pour son entreprise.

KAJA (se tordant les mains)
Oh ! je crois que je ne pourrai pas me séparer de vous! Cela me semble tout à fait, tout à fait impossible.

SOLNESS
En ce cas, tâchez de détourner Ragnar de ces sottes lubies. Epousez-le tant que vous voulez… (Se reprenant.)
Je veux dire… persuadez-lui de conserver la bonne place qu'il a chez moi. En ce cas, chère Kaja, je pourrai vous garder, vous aussi.

KAJA
Oh ! oui. Quel bonheur si cela pouvait s'arranger ainsi !

SOLNESS (lui prenant la tête entre les deux mains, dit doucement)
C'est que je ne puis me passer de vous, Kaja. Il faut que je vous aie toujours près de moi.

KAJA (dans une exaltation nerveuse)
Oh ! mon Dieu !… Oh ! mon Dieu !

SOLNESS (lui baisant les cheveux)
Kaja !… Kaja !…

KAJA (s'affaissant devant lui)
Que vous êtes bon pour moi ! Que vous êtes donc bon !

SOLNESS (violemment)
Levez-vous, levez-vous donc, de par le… Il me semble entendre quelqu'un.
(Il l'aide à se relever. Elle se dirige en chancelant vers le pupitre. Mme SOLNESS entre par la porte de droite. C'est une femme maigre, qui semble rongée par le chagrin et chez qui subsistent des traces de beauté. Des boucles blondes tombent sur ses épaules. Elle est vêtue avec élégance, tout de noir. Elle parle assez lentement, d'une voix plaintive.)

MADAME SOLNESS (de la porte)
Harvard !

SOLNESS (se retournant)
Ah ! c'est toi, ma chère !

MADAME SOLNESS (regardant KAJA)
Il me semble que je viens mal à propos. SOLNESS. Pas du tout. Mlle Fosli a simplement une petite lettre à écrire. MADAME SOLNESS. — Oui, je vois bien.

SOLNESS
Tu as quelque chose à me dire, Aline ?

MADAME SOLNESS
Rien, si ce n'est que le docteur Herdal est dans le petit salon. Peut-être voudrais-tu le voir ?

SOLNESS (la regardant avec méfiance)
Hein ?… Il tient donc vraiment à me voir, le docteur, hein ?

MADAME SOLNESS
Non, il n'y tient pas absolument… Il est venu chez moi et il voudrait en profiter pour te saluer.

SOLNESS (avec un calme sourire)
Très bien. En ce cas, tu le prieras d'attendre un peu.

MADAME SOLNESS
Tu viendras un peu plus tard, n'est-ce pas ?

SOLNESS
Peut-être. Plus tard, mon amie, plus tard… Dans un instant.

MADAME SOLNESS (jetant un nouveau regard vers KAJA)
N'oublie pas de venir, au moins, Halvard.
(Elle se retire et ferme la porte derrière elle.)

KAJA (bas)
Oh ! mon Dieu, mon Dieu… Mme Solness pense du mal de moi, bien sûr.

SOLNESS
Oh ! pas du tout. Du moins, pas plus que d'habitude. Cependant, Kaja, il vaut mieux que vous partiez maintenant.

KAJA
Oui, oui, il faut que je parte.

SOLNESS (sévèrement)
Et vous m'arrangerez cette autre affaire, entendez-vous ? KAJA. — Oh ! si cela dépendait de moi, je…

SOLNESS
Je veux que l'affaire s'arrange, vous dis-je ! Et pas plus tard que demain !

KAJA (anxieusement)
S'il n'y a pas d'autre moyen, je consens à rompre avec lui.

SOLNESS (bondissant)
Rompre ! Ah çà ! vous êtes folle ! Vous voulez rompre ?

KAJA (au désespoir)
Oui, j'aime mieux cela. Il faut… Il faut que je reste chez vous. Je ne puis vous quitter ! C'est impossible, impossible !

SOLNESS (n'y tenant plus)
Et Ragnar, donc, de par le diable ! Mais c'est à Ragnar que je…

KAJA (le regardant avec épouvante)
C'est donc pour Ragnar avant tout que… que vous… ?

SOLNESS (se reprenant)
Mais non, bien sûr ! Vous ne comprenez donc rien. (D'une voix douce et caressante.)
C'est vous que je veux garder. C'est vous avant tout, Kaja. Mais c'est justement pour cela que vous devez décider Ragnar à ne pas quitter sa place. Allons, allons, rentrez, maintenant.

KAJA
Oui, oui, bonne nuit.

SOLNESS
Bonne nuit. (La retenant.)
Écoutez ! Les dessins de Ragnar sont là, n'est-ce pas ?

KAJA
Oui, je n'ai pas vu qu'il les ait emportés.

SOLNESS
Trouvez-les-moi, en ce cas. Je voudrais tout de même les regarder un peu.

KAJA (joyeusement)
Oh ! oui, faites cela !

SOLNESS
Pour vous, chère Kaja. Allons, trouvez-les-moi bien vite, entendez-vous !
(KAJA passe dans la salle de dessin, fouille anxieusement dans le tiroir de la table, y trouve un carton et l'apporte.)

KAJA
Voici tous les dessins.

SOLNESS
C'est bien. Posez-les sur la table.

KAJA (déposant le carton)
Bonsoir. (D'une voix suppliante.)
Et pensez à moi avec bienveillance.

SOLNESS
Oh ! je le fais toujours. Bonsoir, chère petite Kaja. (Regardant la porte de droite.)
Allez, allez !
(Mme SOLNESS et le Dr HERDAL entrent par la porte de droite. Le docteur est un homme d'un certain âge, replet, au visage rond, satisfait, glabre, à la chevelure blonde, clairsemée. Il porte des lunettes à la monture d'or.)

MADAME SOLNESS (à la porte)
Écoute, Halvard. Le docteur veut s'en aller. SOLNESS. — Allons, entrez.

MADAME SOLNESS (à KAJA qui éteint la lampe du pupitre)
Vous avez fini votre lettre, mademoiselle ?

KAJA (troublée)
Ma lettre ?…

SOLNESS
Oui, il n'y avait que quelques mots à écrire.

MADAME SOLNESS
Bien peu, à ce que je vois.

SOLNESS
Vous pouvez partir, mademoiselle Fosli. Et venez de bonne heure demain.

KAJA
Oui, monsieur. Bonsoir, madame.
(Elle sort par la porte du vestibule.)

MADAME SOLNESS
Tu dois être content, Halvard, d'avoir trouvé cette demoiselle ?

SOLNESS
Certainement. Elle s'entend à tout.

MADAME SOLNESS
—On le voit.

LE DOCTEUR HERDAL
Elle sait aussi tenir les livres ?

SOLNESS
Elle a acquis un peu de pratique dans l'espace de ces deux années. Et puis elle est gentille et pleine de bonne volonté.

MADAME SOLNESS
Oui, cela doit être bien agréable.

SOLNESS
Sans doute. Surtout quand on n'est pas gâté sous ce rapport.

MADAME SOLNESS (avec un doux reproche)
Est-ce à toi de dire cela, Halvard ? SOLNESS. Oh ! non ! non ! chère Aline. Je te demande pardon.

MADAME SOLNESS
Il n'y a pas de quoi. C'est dit, docteur ; vous reviendrez tantôt prendre le thé avec nous.

LE DOCTEUR HERDAL
Dès que j'aurai fait cette visite, je reviendrai.

MADAME SOLNESS
Merci.
(Elle sort par la porte de droite.)

SOLNESS
Vous êtes pressé, docteur ?

LE DOCTEUR HERDAL
Du tout.

SOLNESS
En ce cas, puis-je vous parler un instant ?

LE DOCTEUR HERDAL
J'en serai enchanté !

SOLNESS
Asseyons-nous donc.
(Il indique au docteur la chaise à bascule, et s'assied dans le fauteuil.)

SOLNESS (avec un regard scrutateur)
Dites-moi… N'avez-vous rien remarqué chez Aline ?

LE DOCTEUR HERDAL
Tout à l'heure ?

SOLNESS
Oui. Quand elle était là devant moi… n'avez-vous rien remarqué ?

LE DOCTEUR HERDAL (souriant)
Pardieu ! Il n'était pas difficile de voir que… votre femme… hem !…

SOLNESS
Allons !

LE DOCTEUR HERDAL
Que votre femme regarde de travers cette demoiselle Fosli.

SOLNESS
Rien d'autre ? Je l'avais remarqué moi-même.

LE DOCTEUR HERDAL
Il n'y a là, après tout, rien de bien étonnant.

SOLNESS
Que voulez-vous dire ? <

LE DOCTEUR HERDAL
Il n'est pas étonnant qu'elle n'aime pas voir sans cesse une autre femme à vos côtés.

SOLNESS
Non, non, vous avez peut-être raison et Aline aussi. Mais à cela… il n'y a rien à faire.

LE DOCTEUR HERDAL
Ne pourriez-vous pas prendre un commis ?

SOLNESS
Le premier galopin venu ? Merci, cela ne ferait pas mon affaire.

LE DOCTEUR HERDAL
Mais si votre femme… Faible comme elle est… ne peut pas supporter cela ?

SOLNESS
Ma foi, tant pis… Kaja Fosli doit rester ici… il le faut… Je ne peux la remplacer par personne.

LE DOCTEUR HERDAL
Par personne ?

SOLNESS (d'un ton bref)
Non, par personne.

LE DOCTEUR HERDAL (approchant son siège de celui de SOLNESS)
Écoutez-moi, mon cher monsieur Solness, me permettez-vous de vous poser une question d'ami ?

SOLNESS
Parlez.

LE DOCTEUR HERDAL
Les femmes, voyez-vous… ont un vrai flair dans certaines matières…

SOLNESS
Oui, vous avez raison, mais… ?

LE DOCTEUR HERDAL
Écoutez-moi. L'aversion que votre femme éprouve pour cette Kaja Fosli… ?

SOLNESS
Eh bien ?

LE DOCTEUR HERDAL
Cette aversion insurmontable serait-elle tout à fait… tout à fait sans motif? SOLNESS le regarde et se lève de son siège. — Ah ! nous y voilà donc !

LE DOCTEUR HERDAL
Ne m'en veuillez pas pour cette question, mais n'y en aurait-il vraiment aucun ?

SOLNESS (d'un ton bref et décidé)
Non.

LE DOCTEUR HERDAL
Ainsi, pas le moindre motif ?

SOLNESS
Il n'y en a pas d'autre que le caractère soupçonneux de ma femme.

LE DOCTEUR HERDAL
Je sais que vous avez connu plus d'une femme dans votre vie.

SOLNESS
Oui, j'en ai connu assez.

LE DOCTEUR HERDAL
Et vous avez trouvé goût à plusieurs d'entre elles.

SOLNESS
Eh ! oui, je n'en disconviens pas.

LE DOCTEUR HERDAL
Voyons… n'y aurait-il rien de pareil dans… le cas présent ? Je parle de Mlle Fosli.

SOLNESS
Non, rien du tout… de mon côté.

LE DOCTEUR HERDAL
Et du sien ?

SOLNESS
Je crois, docteur, que vous n'avez aucun droit à me poser cette question.

LE DOCTEUR HERDAL
Nous parlions du flair de votre femme.

SOLNESS
Soit ! Et, quant à cela… (Baissant la voix.)
Aline a assez bon flair, comme vous dites.

LE DOCTEUR HERDAL
Eh bien ! que vous disais-je ?

SOLNESS (se rasseyant)
Ecoutez-moi, docteur Herdal… je vais vous conter une histoire étrange. Voulez-vous ?

LE DOCTEUR HERDAL
J'aime bien les histoires étranges.

SOLNESS
Vous vous souvenez peut-être que j'ai pris à mon service Knut Brovik et son fils, dans un moment où le vieux était complètement coulé ?

LE DOCTEUR HERDAL
Oui, j'ai entendu parler de cela.

SOLNESS
Il faut dire que ce sont au fond des hommes compétents l'un et l'autre, très doués chacun à sa façon. Mais voilà que le fils a l'idée de se fiancer. Et naturellement, une fois marié, il se mettrait à bâtir pour son propre compte. Ils ont tous la même chose en tête, les jeunes.

LE DOCTEUR HERDAL (riant)
Oui, ils ont la mauvaise habitude de vouloir se marier.

SOLNESS
Mais cela ne ferait pas mon affaire. Ragnar m'est utile ; son père aussi. Il a un talent du diable pour calculer la résistance, le cubage, et pour toute cette sacrée besogne, voyezvous.

LE DOCTEUR HERDAL
Oui, oui, cela aussi fait partie du métier.

SOLNESS
Eh oui ! Or Ragnar tenait absolument à travailler pour son compte. Impossible de s'y opposer.

LE DOCTEUR HERDAL
Et cependant il est toujours chez vous.

SOLNESS
Oui, vous allez voir. Un jour Kaja Fosli est venue les trouver pour une affaire quelconque. Elle n'était encore jamais venue ici. En les voyant éperdus l'un devant l'autre, une idée m'est venue : si je pouvais la décider à travailler chez moi, je pourrais peut-être garder Ragnar.

LE DOCTEUR HERDAL
C'était assez bien imaginé.

SOLNESS
Oui, mais, ce jour-là, il n'y a pas eu un mot d'échangé à ce sujet. Je n'ai fait que la regarder bien en face… avec la ferme intention de l'avoir ici, près de moi. Puis je lui ai dit quelques paroles aimables… sur le premier sujet venu. Après quoi, elle est repartie.

LE DOCTEUR HERDAL
Et après ?

SOLNESS
Mais voilà que, le lendemain, vers le soir, après le départ du vieux Brovik et de Ragnar, elle revint chez moi et se comporta tout comme si nous nous étions mis d'accord.

LE DOCTEUR HERDAL
D'accord ? sur quoi ?

SOLNESS
Mais sur tout ce que j'avais pensé, rien que pensé, sans en dire un seul mot.

LE DOCTEUR HERDAL
C'est vraiment bien étrange.

SOLNESS
N'est-ce pas ? Elle m'a simplement demandé quelles seraient ses occupations, si elle devait commencer son service dès le lendemain matin, et d'autres choses du même genre.

LE DOCTEUR HERDAL
Ne pensez-vous pas qu'elle a fait cela pour rester auprès de celui qu'elle aime ?

SOLNESS
C'est ce que j'ai commencé par croire ; mais non, ce n'était pas cela. Elle semble s'être détachée de lui, en entrant chez moi.

LE DOCTEUR HERDAL
Vous voulez dire qu'elle s'est attachée à vous ?

SOLNESS
Absolument. Quand je me tiens derrière elle et que je la regarde, j'ai remarqué qu'elle le sent. Elle a des frissons, des tressaillements sitôt que je l'approche. Que dites-vous de cela ?

LE DOCTEUR HERDAL
Hem !… Ce n'est pas si difficile à expliquer.

SOLNESS
Et ce que je viens de vous raconter ? Sa conviction d'avoir entendu de ma bouche ce que je m'étais contenté de penser et de vouloir… en silence, à part moi, dans mon for intérieur. Qu'en dites-vous ? Pouvez-vous m'expliquer cela, docteur ?

LE DOCTEUR HERDAL
Ce n'est pas évident.

SOLNESS
J'en étais sûr d'avance. Aussi n'ai-je jamais voulu en parler avant aujourd'hui… Mais tout cela, voyez-vous, m'embarrasse diablement à la longue : je suis là, du matin au soir, feignant de… Et cela me donne des torts envers elle, la pauvre fille. (Avec violence.)
Mais je ne puis faire autrement. Si elle s'en va, je perds Ragnar.

LE DOCTEUR HERDAL
Et vous n'avez pas expliqué tout cela à votre femme.

SOLNESS
Non.

LE DOCTEUR HERDAL
Pourquoi ne pas l'avoir fait ?

SOLNESS (le regardant fixement, d'une voix étouffée)
Parce que… parce que, en laissant Aline être injuste avec moi, il me semble que je m'impose une sorte de torture bienfaisante.

LE DOCTEUR HERDAL (secouant la tète)
Je ne comprends pas un traître mot à ce que vous dites.

SOLNESS
Tenez… c'est comme une espèce d'acompte qui réduirait, ne serait-ce que de quelques sous, une énorme, une terrible dette…

LE DOCTEUR HERDAL
Envers votre femme ?

SOLNESS
Oui. Et cela soulage toujours un peu. On peut respirer un instant, vous comprenez ?

LE DOCTEUR HERDAL
Non. Dieu me damne, si je comprends un mot…

SOLNESS (brusquement, en se levant)
Allons, c'est bon… nous n'en parlerons plus. (Il gagne le fond, revient sur ses pas et s'arrête près de la table. Regardant le docteur et souriant avec malice.)
Dites donc, docteur ! Vous croyez m'avoir tiré les vers du nez, cette fois ?

LE DOCTEUR HERDAL (avec un peu d'humeur)
Tiré les vers du nez ? Je continue à ne pas saisir, maître Solness.

SOLNESS
Eh ! avouez-le donc ! Je l'ai assez remarqué, vous savez.

LE DOCTEUR HERDAL
Qu'avez-vous remarqué ?

SOLNESS (lentement, baissant la voix)
Que vous venez ici pour m'observer sans en avoir l'air.

LE DOCTEUR HERDAL
Moi ? Et pourquoi ferais-je cela, grand Dieu ! SOLNESS. — Parce que vous me croyez… (Explosant.)
Eh ! par tous les diables ! vous croyez ce que croit Aline.

LE DOCTEUR HERDAL
Et que croit-elle donc, elle ?

SOLNESS (se maîtrisant de nouveau)
Elle commence à croire que je suis… comment dire… que je suis… malade.

LE DOCTEUR HERDAL
Vous, malade ? Jamais elle ne m'en a dit un mot. Voyons, qu'avezvous donc, mon ami ?

SOLNESS (se penchant sur le dossier du siège où est assis le docteur, lui parle à l'oreille)
Aline croit que je suis fou. Voilà ce qu'elle croit.

LE DOCTEUR HERDAL (se levant)
Voyons ! mon cher monsieur Solness. SOLNESS. — Que Dieu me vienne en aide… C'est ainsi. Et elle vous l'a persuadé, à vous aussi. Et moi, docteur, je peux vous assurer que je… que je vous ai bien observé, allez. On ne m'a pas si facilement, sachez-le.

LE DOCTEUR HERDAL (le regardant avec étonnement)
Jamais, maître Solness… jamais pareille idée ne m'a traversé l'esprit.

SOLNESS (avec un sourire de doute)
Vraiment ? Jamais ?

LE DOCTEUR HERDAL
Non, jamais ! Ni à votre femme non plus, assurément. J'en ferais le serment.

SOLNESS
Je ne vous le conseillerais pas. Car, jusqu'à un certain point, voyez-vous, elle pourrait… elle pourrait avoir ses raisons pour le croire !

LE DOCTEUR HERDAL
Ah ! non. Je vous dirai à la fin…

SOLNESS (faisant un geste pour l'interrompre)
C'est bien, cher docteur… N'en parlons plus. Il vaut mieux que chacun garde son idée. (Changeant de ton, avec calme et gaieté.)
Mais alors, docteur… dites donc… ?

LE DOCTEUR HERDAL
Quoi ?

SOLNESS
Puisque vous ne me croyez pas… Comment dirais-je… malade… dérangé… enfin fou… ou quelque chose d'approchant…

LE DOCTEUR HERDAL
Eh bien ?

SOLNESS
Eh bien ! vous devez vous imaginer que je suis un homme bien heureux, dites ?

LE DOCTEUR HERDAL
M'imaginer seulement ?

SOLNESS
Non, non, pardieu ! Comment ? Solness, le constructeur Halvard Solness… Excusez du peu !

LE DOCTEUR HERDAL
En effet, je dois dire que vous avez été, à mon avis, singulièrement favorisé par la fortune.

SOLNESS (réprimant un sourire amer)
C'est vrai ; je n'ai pas le droit de me plaindre.

LE DOCTEUR HERDAL
D'abord l'incendie de ce vieux nid de chouettes. Ce fut une vraie chance pour vous.

SOLNESS (gravement)
N'oubliez pas que, pour Aline, ce fut la destruction du foyer de sa famille.

LE DOCTEUR HERDAL
Oui, elle en a éprouvé un profond chagrin, elle. SOLNESS. — Elle n'en est pas encore remise. Ces douze ans n'y ont rien fait.

LE DOCTEUR HERDAL
Le coup le plus dur, c'est ce qui est venu après.

SOLNESS
Les deux coups réunis l'ont abattue.

LE DOCTEUR HERDAL
Mais vous, vous-même, votre triomphe date de là. Du pauvre garçon de la campagne que vous étiez au début, vous voici le premier parmi vos confrères. Vraiment, maître Solness, la fortune vous a été propice.

SOLNESS (avec un regard farouche)
C'est justement là ce qui me tourmente.

LE DOCTEUR HERDAL
Ce qui vous tourmente ! D'avoir eu de la chance ? SOLNESS. — Cela ne me laisse pas un instant de repos… pas un. Car il faut bien qu'un jour il y ait un retour des choses.

LE DOCTEUR HERDAL
Balivernes ! Comment arriverait-il ?

SOLNESS (fermement)
Par la jeunesse.

LE DOCTEUR HERDAL
Bah ! la jeunesse ! Vous n'êtes pas encore une ruine, que je sache. Ah ! non. Vous êtes plus solidement établi ici que vous ne l'avez jamais été.

SOLNESS
Il y aura un retour des choses, j'en ai le pressentiment. Je le sens approcher. D'abord tel ou tel autre me demandera de lui céder la place. Et tous se précipiteront derrière lui en criant : Place, place, place ! Vous allez voir, docteur, vous allez voir ! Un jour, la jeunesse viendra frapper à ma porte.

LE DOCTEUR HERDAL (souriant)
Eh bien, après ? Quoi ?

SOLNESS
Quoi ?… Alors, c'en sera fait du constructeur Solness.
(On frappe à la porte de gauche.)

SOLNESS (tressaillant)
Qu'est-ce que c'est ! Vous avez entendu ?

LE DOCTEUR HERDAL
On frappe à la porte.

SOLNESS (élevant la voix)
Entrez !
(HILDE WANGEL entre par la porte du vestibule. Elle est de taille moyenne, svelte et bien faite. Son visage est légèrement bruni par le soleil. Elle porte une tenue de randonnée, jupe un peu)(relevée, col et chapeau marins, sac au dos, et un bâton à la main.)
HILDE WANGEL, se dirigeant vers SOLNESS, les yeux brillants de joie. — Bonsoir!

SOLNESS (la regardant étonné)
Bonsoir.

HILDE (souriant)
Je crois que vous ne me reconnaissez pas.

SOLNESS
Non… je dois avouer que…

LE DOCTEUR HERDAL
Mais moi, mademoiselle, je vous reconnais.

HILDE (gaiement)
Comment ! c'est vous qui…

LE DOCTEUR HERDAL
Mais oui, c'est moi. (À SOLNESS.)
Nous nous sommes rencontrés cet été là-haut, dans un chalet. (À HILDE.)
Et ces autres dames ? Que sont-elles devenues ?

HILDE
Oh ! elles ont continué leur chemin vers l'ouest.

LE DOCTEUR HERDAL
Elles auront été choquées du tapage que nous avons fait ce soir-là.

HILDE
Je crois que oui.

LE DOCTEUR HERDAL (la menaçant du doigt)
Avouez que vous avez été un peu coquette avec nous.

HILDE
C'est plus amusant que de tricoter des bas en compagnie de vieilles dames.

LE DOCTEUR HERDAL (souriant)
Vous avez parfaitement raison.

SOLNESS
Vous êtes arrivée ce soir ?

HILDE
Je viens d'arriver.

LE DOCTEUR HERDAL
Vous êtes seule, mademoiselle Wangel ?

HILDE
Eh oui !

SOLNESS
Wangel ? Vous vous appelez Wangel ?

HILDE (le regardant avec un étonnement enjoué)
Mais oui, avec votre permission.

SOLNESS
Votre père n'est-il pas médecin de district à Lysanger ?

HILDE (même jeu)
Que serait-il, sinon ?

SOLNESS
En ce cas, nous nous sommes rencontrés là-haut, l'été où j'ai ajouté une tour à votre vieille église.

HILDE (d'un ton plus sérieux)
Oui, ce fut cet été-là.

SOLNESS
Eh ! il s'est écoulé du temps depuis lors.

HILDE (le regardant fixement)
Juste dix ans.

SOLNESS
Vous étiez enfant, je suppose.

HILDE (négligemment)
Oh ! j'avais douze ou treize ans tout de même.

LE DOCTEUR HERDAL
C'est la première fois que vous venez ici, mademoiselle Wangel ?

HILDE
Certainement.

SOLNESS
Et vous n'y connaissez personne, sans doute ?

HILDE
Personne d'autre que vous. C'est vrai, je connais aussi votre femme.

SOLNESS
Vraiment ? Vous connaissez ma femme ?

HILDE
Oh ! très peu. Nous avons été quelques jours ensemble à l'établissement où elle faisait sa cure.

SOLNESS
Ah ! oui, là-haut.

HILDE
Elle m'a engagée à venir la voir si je passais par ici. (Souriant.)
Elle n'avait pas besoin, d'ailleurs, de m'y inviter.

SOLNESS
Cela m'étonne, qu'elle ne m'en ait jamais parlé.
(HILDE pose son bâton près du poêle. Puis elle détache son sac et le pose sur le sofa, ainsi que son plaid. HERDAL essaie de l'aider. SOLNESS la regarde faire, sans bouger.)

HILDE (s'approchant de SOLNESS)
Très bien. Maintenant, j'aimerais bien que vous m'hébergiez pour la nuit.

SOLNESS
Cela pourra très bien s'arranger.

HILDE
C'est que je n'ai pas d'autre tenue que celle que je porte. À part des sous-vêtements dans mon sac, qui ont besoin d'être lavés, car ils sont très sales.

SOLNESS
Allons, allons. On vous arrangera cela. Il faut seulement que je dise à ma femme…

LE DOCTEUR HERDAL
Pendant ce temps, j'irai voir mon malade.

SOLNESS
Oui, allez et revenez.

LE DOCTEUR HERDAL (gaiement, en jetant un regard à HILDE)
Vous pouvez y compter.(Souriant.)
Vous avez deviné juste, tout de même, monsieur Solness.

SOLNESS
Comment cela ?

HERDAL
La jeunesse est venue frapper à votre porte.

SOLNESS (s'animant)
Oui ; ce n'est pas ainsi que je l'entendais.

HERDAL
Non, non, c'est vrai.
(Il sort par la porte du vestibule. SOLNESS ouvre celle de droite.)

SOLNESS (le dos tourné)
Aline ! viens, je t'en prie. Il y a ici une demoiselle Wangel que tu connais.

MADAME SOLNESS (paraissant à la porte)
Qui cela ? (Apercevant HILDE.)
Ah! c'est vous, mademoiselle ! (Elle s'approche de HILDE et lui tend la main.)
Vous voici donc dans notre ville ?

SOLNESS
Mlle Wangel vient d'arriver et elle demande à passer la nuit chez nous.

MADAME SOLNESS
Chez nous ? J'en serai charmée.

SOLNESS
Tu comprends… pour avoir le temps de mettre ses vêtements en ordre.

MADAME SOLNESS (à HILDE)
Je tâcherai de vous aider de mon mieux. C'est le moins que je puisse faire. On apportera sans doute votre malle ?

HILDE
Je n'ai pas de malle.

MADAME SOLNESS
Enfin, cela s'arrangera, j'espère. Mais attendez-moi un peu chez mon mari. Je tâcherai de vous préparer une bonne chambre.

SOLNESS
Ne pourrions-nous pas lui donner une des chambres d'enfant ? Elles sont toutes prêtes.

MADAME SOLNESS
Oh ! oui. Il y a là plus de place qu'il n'en faut. (À HILDE.)
Asseyezvous et reposez-vous un peu.
(Elle sort par la droite. HILDE, les mains croisées derrière le dos, se promene dans la pièce, regardant tantôt un objet, tantôt un autre. SOLNESS, les mains également croisées derrière le dos, la regarde faire, debout près de la table.)

HILDE (s'arrêtant et le fixant du regard)
Vous avez plusieurs chambres d'enfant, vous ?

SOLNESS
Il y a trois chambres d'enfant dans la maison.

HILDE
Tant que cela ? Vous avez toute une quantité d'enfants ?

SOLNESS
Non, nous n'avons pas d'enfants. Mais vous nous en tiendrez lieu un moment.

HILDE
Oui, cette nuit. Vous ne m'entendrez pas crier. J'essaierai de dormir comme une souche.

SOLNESS
Vous êtes bien fatiguée, je pense.

HILDE
Pas du tout ! mais cela n'empêche pas… C'est si bon de rêver, couchée dans son lit.

SOLNESS
Vous rêvez donc, de temps en temps, la nuit ?

HILDE
Bien sûr ! Presque toujours.

SOLNESS
Et à quoi rêvez-vous, en général ?

HILDE
Je ne vous dirai pas cela ce soir. Une autre fois… peut-être.
(Elle se remet à parcourir la pièce, s'arrête devant le pupitre, feuillette négligemment les livres et regarde les papiers.)

SOLNESS (s'approchant d'elle)
Vous cherchez quelque chose ?

HILDE
Non, je regarde. (Se tournant vers lui.)
On n'en a pas le droit, peut-être ? SOLNESS. Si, faites toujours.

HILDE
C'est vous qui écrivez dans ce grand registre ?

SOLNESS
Non, c'est la secrétaire.

HILDE
Une femme ?

SOLNESS (souriant)
Apparemment.

HILDE
Une femme qui est, comme ça, à votre service ?

SOLNESS
Oui.

HILDE
Elle est mariée, cette femme ?

SOLNESS
Non, c'est une jeune fille.

HILDE
Ah ! très bien.

SOLNESS
Mais elle va probablement se marier bientôt.

HILDE
Je l'en félicite.

SOLNESS
Mais on ne peut pas m'en féliciter, moi. Car cela me privera de son aide !

HILDE
Vous ne pouvez trouver personne qui la vaille ?

SOLNESS
Voudriez-vous prendre sa place et tenir mes livres ?

HILDE (le toisant)
Vous le croyez vraiment !… Merci, n'y comptez pas.
(Elle recommence sa promenade et finit par s'asseoir sur la chaise à bascule. SOLNESS reprend sa place près de la table.)

HILDE (comme si elle continuait la phrase)
Car j'ai bien autre chose à faire. (Elle le regarde en souriant.)
N'êtes-vous pas du même avis ?

SOLNESS
Naturellement. D'abord vous devez faire le tour des magasins pour vous mettre à la dernière mode.

HILDE (gaiement)
Non, il vaut mieux que je m'en abstienne.

SOLNESS
Pourquoi ?

HILDE
C'est que, voyez-vous, j'ai dépensé mon dernier sou.

SOLNESS (souriant)
Ainsi, pas plus d'argent que de malle !

HILDE
Non. Mais, zut !… je m'en moque à présent.

SOLNESS
Savez-vous que vous me plaisez ainsi.

HILDE
Seulement ainsi ?

SOLNESS
De toutes les façons. (Il s'assied dans le fauteuil.)
Votre père vit-il encore ?

HILDE
Oui, mon père est vivant.

SOLNESS
Et vous venez probablement étudier ici ?

HILDE
Non, je n'y ai jamais songé.

SOLNESS
Mais vous comptez y demeurer quelque temps, je pense ?

HILDE
Cela dépend.
(Elle se balance quelques instants, en regardant SOLNESS tantôt sérieusement, tantôt en réprimant un sourire. Puis elle ôte son chapeau et le pose sur la table.)

HILDE
Maître Solness ?

SOLNESS
Quoi ?

HILDE
Vous êtes bien oublieux, n'est-ce pas ?

SOLNESS
Oublieux ? Pas que je sache.

HILDE
Alors vous ne voulez pas que nous causions de ce qui s'est passé là-haut ?

SOLNESS (un instant interloqué)
Là-haut ? À Lysanger ? (Avec indifférence.)
Il n'y a rien à en dire, me semble-t-il.

HILDE (avec un regard de reproche)
Voyons ! pourquoi dites-vous cela ?

SOLNESS
Eh bien ! Parlez-m'en vous-même.

HILDE
Quand le clocher a été achevé, il y a eu grande fête chez nous.

SOLNESS
Oui, c'est un jour que je n'oublierai jamais.

HILDE (souriant)
Vraiment ? C'est gentil à vous !

SOLNESS
Gentil ?…

HILDE
Il y avait de la musique devant l'église, et des centaines, des centaines de gens. Nous autres, fillettes de l'école, nous étions vêtues de blanc et chacune de nous tenait un drapeau.

SOLNESS
Ah ! oui, ces drapeaux, je m'en souviens bien !

HILDE
Vous êtes monté sur l'échafaudage, jusqu'en haut, tout en haut. Et vous teniez une grande couronne de feuillage à la main. Et cette couronne, vous l'avez suspendue à la girouette.

SOLNESS (l'interrompant d'un ton bref)
C'était mon habitude, en ce temps-là, une vieille tradition.

HILDE
Cela faisait un tel effet de vous voir ainsi, d'en bas. "S'il allait tomber, lui, le constructeur !"

SOLNESS (comme pour détourner le cours de la conversation)
Oui, oui, oui, cela aurait bien pu arriver. Car une de ces diables de petites filles en blanc se démenait tant et criait si fort en me regardant…

HILDE (avec une joie exubérante)
"Vive maître Solness !" Oh ! oui.

SOLNESS
Et agitait si bien son drapeau que je… que j'en eus presque le vertige.

HILDE (gravement, baissant la voix)
Cette diable de petite fille… c'était moi.

SOLNESS (la regardant fixement)
J'en suis sûr, maintenant. C'était bien vous.

HILDE (s'animant de nouveau)
C'est qu'il y avait là quelque chose de si beau, de si émouvant ! Je ne croyais pas qu'il y eût un autre constructeur, dans le monde entier, qui pût bâtir un clocher aussi haut. Et de vous voir là, tout en haut ! en chair et en os ! Et de voir que vous n'aviez pas le moindre vertige ! C'est cela surtout… c'est cela… qui était vertigineux.

SOLNESS
Mais comment pouviez-vous être sûre que je…

HILDE (l'arrêtant du geste)
Eh bien ! par exemple ! Je le sentais intérieurement. Comment auriez-vous fait, autrement, pour chanter là-haut ?

SOLNESS (la regardant avec étonnement)
Pour chanter ? J'aurais chanté, moi ?

HILDE
Certainement.

SOLNESS (secouant la tête)
Je n'ai jamais chanté de ma vie.

HILDE
À ce moment-là, vous avez chanté, on entendait dans l'air des accords de harpe.

SOLNESS (pensif)
Tout cela est bien étrange.

HILDE (après un instant de silence, regarde SOLNESS et parle d'une voix contenue)
Mais c'est après cela… c'est après cela qu'est venu l'essentiel.

SOLNESS
L'essentiel ?

HILDE (les yeux pétillants)
Il est inutile que je vous le rappelle, n'est-ce pas ? SOLNESS. — Si, si, rappelez-le-moi un peu.

HILDE
Vous devez vous souvenir du grand dîner qu'on vous a donné au cercle ? SOLNESS. Je m'en souviens très bien. C'était le même soir, sans doute, puisque je suis parti le lendemain.

HILDE
Vous étiez invité à passer la soirée chez nous, après le cercle.

SOLNESS
Parfaitement, mademoiselle. C'est étonnant comme tous ces petits faits se sont gravés dans votre mémoire.

HILDE
Ces petits faits ! Vous êtes bon, vous ! C'est peut-être un petit fait aussi que je me sois trouvée seule dans le salon quand vous êtes entré ?

SOLNESS
Vous étiez donc seule ?

HILDE (sans répondre)
Cette fois-là vous ne m'avez pas appelée "diable de petite fille".

SOLNESS
Non, je me serais gardé de le faire.

HILDE
Vous m'avez dit que j'étais délicieuse dans ma robe blanche et que j'avais l'air d'une petite princesse.

SOLNESS
Cela devait être vrai, mademoiselle Wangel. Et puis, je me sentais, ce jour-là, si joyeux, si libre.

HILDE
Et vous avez ajouté que, lorsque je serais grande, je serais votre princesse.

SOLNESS (avec un demi-sourire)
Tiens, tiens, j'ai dit cela aussi ?

HILDE
Oui, vous l'avez dit. Et quand je vous ai demandé combien de temps je devais attendre, vous m'avez répondu que, dans dix ans, vous reviendriez, comme un troll, pour m'enlever, pour me conduire en Espagne, ou je ne sais où. Une fois là-bas, vous me promettiez de m'acheter un royaume.

SOLNESS (avec le même sourire qu'avant)
Oui, après un bon repas on est très généreux. Mais est-ce donc vrai que j'ai dit tout cela ?

HILDE (avec un rire silencieux)
Oui. Et vous avez même dit le nom de ce royaume.

SOLNESS
Vraiment ?

HILDE
Il devait s'appeler le Royaume d'Orangia.

SOLNESS
Un nom très appétissant, ma foi !

HILDE
Il m'a déplu. Vous aviez l'air de vous moquer de moi.

SOLNESS
Et ce n'était certes pas le cas.

HILDE
Non, on n'aurait pu le croire après ce que vous avez fait ensuite.

SOLNESS
Qu'ai-je donc pu faire, grand Dieu ?

HILDE
Il ne manquerait plus que vous l'eussiez oublié ! On se souvient de pareille chose, à ce qu'il me semble.

SOLNESS
Oui, oui, mettez-moi un peu sur la voie et il est probable que… Voyons?

HILDE (le regardant fixement)
Vous m'avez prise dans vos bras et vous m'avez embrassée, maître Solness.

SOLNESS (ouvrant la bouche et se levant)
Comment ? J'ai fait cela ?

HILDE
Vous l'avez fait ; parfaitement. Vous m'avez prise dans vos deux bras, penchée en arrière et embrassée je ne sais combien de fois.

SOLNESS
Voyons, chère mademoiselle Wangel !…

HILDE (se levant)
Vous n'allez pas nier cela, au moins ?

SOLNESS
Si, je le nie absolument !

HILDE (le regardant d'un air railleur)
C'est parfait.
(Elle lui tourne le dos, s'en va lentement jusqu'au poêle et reste là, immobile, les mains derrière le dos, sans se retourner. Un court silence.)

SOLNESS (la suivant avec hésitation)
Mademoiselle Wangel ? (HILDE se tait et ne bouge pas.)
Ne restez donc pas là, comme pétrifiée. Ce que vous venez de dire, il faut que vous l'ayez rêvé. (Posant la main sur le bras de HILDE )
Ecoutez-moi.
(HILDE fait du bras un mouvement d'impatience.)

SOLNESS (comme frappé d'une pensée)
Ou plutôt… Attendez donc !… Il y a là quelque chose de plus mystérieux. Vous allez voir !
(HILDE ne bouge pas.)

SOLNESS (sourdement, mais en appuyant sur les mots)
Il faut que j'aie pensé tout cela. Il faut que je l'aie voulu, que je l'aie désiré, que j'en aie eu envie. Et alors… Ne serait-ce pas ainsi que cela s'est passé ?
(HILDE continue à se taire.)

SOLNESS (avec impatience)
Eh bien, oui ! le diable m'emporte ! Je l'ai fait, voilà !

HILDE (tournant à demi la tête sans le regarder)
Vous avouez donc ?

SOLNESS
Oui. Tout ce que vous voudrez.

HILDE
Que vous m'avez prise dans vos bras ?

SOLNESS
Oui, oui.

HILDE
Que vous m'avez penchée en arrière ?

SOLNESS
Presque jusqu'à terre.

HILDE
Que vous m'avez embrassée ?

SOLNESS
Oui, je vous ai embrassée.

HILDE
Plusieurs fois ?

SOLNESS
Autant de fois qu'il vous plaira.

HILDE (se tournant vivement vers SOLNESS, les yeux brillants de joie comme avant)
Vous voyez bien que j'ai fini par vous faire tout avouer.

SOLNESS (souriant)
Et dire que j'ai pu oublier une chose pareille !

HILDE (de nouveau un peu boudeuse, s'éloignant de lui)
Oh ! vous en avez tant embrassées dans votre vie, j'imagine !

SOLNESS
Non, vous me jugez mal.
(HILDE s'assied dans le fauteuil. SOLNESS se tient debout, en s'appuyant sur la chaise à bascule.)

SOLNESS (la regardant attentivement)
Mademoiselle Wangel ?

HILDE
Eh bien ?

SOLNESS
Voyons ! que s'est-il passé ensuite ? Comment tout cela a-t-il fini… entre nous ?

HILDE
Il ne s'est plus rien passé. Vous le savez bien. Les invités sont venus et alors… Zut !

SOLNESS
Oui, c'est juste ! Les invités. Dire que je l'avais également oublié. HILDE. — Allons donc ! vous n'avez rien oublié. Vous avez un peu honte, voilà tout. Pareilles choses ne s'oublient pas, que je sache.

SOLNESS
Non, on ne devrait pas les oublier.

HILDE (avec une nouvelle animation, regardant SOLNESS)
Auriez-vous également oublié la date de ce jour ?

SOLNESS
La date ?

HILDE
Oui, la date du jour où vous avez suspendu la couronne en haut de la tour? Allons ! dites-la vite !

SOLNESS
Hem !… la date même, je l'ai oubliée. Je sais seulement qu'il y a dix ans de cela… C'était vers l'automne.

HILDE (inclinant la tête à plusieurs reprises)
Il y a dix ans. Le 19 septembre.

SOLNESS
Oui, c'est à peu près cela. Vous vous en souvenez, vous ! (Frappé.)
Mais attendez donc !… Oui, c'est bien le 19 septembre aujourd'hui.

HILDE
Oui, c'est le 19 septembre. Et les dix ans sont écoulés. Et vous n'êtes pas venu, comme vous l'aviez promis.

SOLNESS
Promis. Vous voulez dire comme je vous en avais menacée, pour vous effrayer.

HILDE
Il n'y avait pas là de quoi m'effrayer, que je sache.

SOLNESS
Eh bien ! Pour me moquer de vous, si vous aimez mieux.

HILDE
Était-ce là tout ce que vous vouliez ? Vous moquer de moi ?

SOLNESS
Ou plutôt plaisanter un peu. Aussi vrai que j'existe, je ne me souviens pas de tout cela. Mais cela doit s'être passé ainsi. Vous n'étiez qu'une enfant à cette époque.

HILDE
Oh ! peut-être pas si enfant que cela. Pas la fillette que vous croyez.

SOLNESS (la regardant d'un air scrutateur)
Avez-vous pu sérieusement croire, tout ce temps, que je reviendrais ?

HILDE (dissimulant un sourire à moitié moqueur)
Oui, bien sûr ! Je croyais que vous reviendriez.

SOLNESS
Que je reviendrais près de vous pour vous prendre avec moi ?

HILDE
Comme un troll… Oui.

SOLNESS
Pour vous faire princesse ?

HILDE
Puisque vous me l'aviez promis.

SOLNESS
Et enfin pour vous donner un royaume ?

HILDE (les yeux au plafond)
Pourquoi pas ? Pas absolument un royaume ordinaire, un royaume comme les autres.

SOLNESS
Mais quelque chose qui vaut tout autant.

HILDE
Au moins. (Elle le regarde un instant.)
Qui peut bâtir les plus hautes tours du monde peut bien donner un royaume, d'une façon ou d'une autre : voilà ce que je me disais.

SOLNESS (hochant la tète)
Je ne vous comprends guère, mademoiselle Wangel.

HILDE
Vraiment ? Il me semble pourtant que je parle clairement !

SOLNESS
Non, je ne sais si vous pensez tout ce que vous dites, ou si vous plaisantez…

HILDE
Si je me moque ? Moi aussi ?

SOLNESS
Justement, si vous vous moquez de nous deux. (Il la regarde.)
Y a-t-il longtemps que vous me savez marié ?

HILDE
Oui, je l'ai su tout de suite. Pourquoi me demandez-vous cela ?

SOLNESS (négligemment)
Pour rien… une idée… (Il la regarde gravement et dit, d'une voix contenue.)
Pourquoi êtes-vous venue ?

HILDE
Je veux mon royaume. Le terme est échu.

SOLNESS (souriant malgré lui)
Vous êtes bien bonne, vous !

HILDE (gaiement)
En avant le royaume, maître Solness ! (Frappant la table du doigt.)
Allons ! servez le royaume !

SOLNESS (attirant la chaise à bascule et s'asseyant)
Sérieusement, pourquoi êtes-vous venue ? Que venez-vous faire ici, à vrai dire ?

HILDE
Oh ! d'abord, je veux parcourir la ville et voir tout ce que vous y avez bâti.

SOLNESS
En ce cas, vous avez beaucoup de chemin à faire.

HILDE
C'est vrai. Vous avez fait une telle masse de constructions !

SOLNESS
Oui, surtout depuis quelques années.

HILDE
Et beaucoup de tours d'églises, n'est-ce pas ? Bien, bien hautes ? SOLNESS. — Non. Je ne construis plus de tours d'églises, et plus d'églises.

HILDE
Que bâtissez-vous, en ce cas ?

SOLNESS
Des maisons pour les hommes.

HILDE
Et ces maisons, vous ne pourriez pas leur ajouter une petite… petite tour ?

SOLNESS (frappé)
Que voulez-vous dire ?

HILDE
Je pense à quelque chose… qui s'élève… Qui s'élève librement dans les airs, et dont la girouette tourne à une hauteur vertigineuse.

SOLNESS (après un instant de méditation)
C'est singulier. Ce dont vous me parlez, c'est ce qui me tente le plus.

HILDE (avec impatience)
Mais alors, pourquoi ne le faites-vous pas

SOLNESS (hochant la tête)
Parce que les hommes n'en veulent pas.

HILDE
C'est bien étonnant ! Ils n'en veulent pas ?

SOLNESS (avec un soulagement)
Mais maintenant je travaille à un foyer neuf pour moimême. Ici, en face.

HILDE
Pour vous-même ?

SOLNESS
Oui. La maison est presque bâtie. Et celle-ci est surmontée d'une tour.

HILDE
D'une haute tour ?

SOLNESS
Oui.

HILDE
Très haute ?

SOLNESS
Le monde dira sans doute qu'elle est trop haute… pour une maison, pour un foyer.

HILDE
Cette tour, je veux aller la voir dès demain matin.

SOLNESS (le menton appuyé sur la main et regardant HILDE)
Dites-moi, mademoiselle Wangel… comment vous appelez-vous ?… de votre prénom, s'entend.

HILDE
Je m'appelle Hilde… Vous le savez.

SOLNESS (même jeu)
Hilde, dites-vous ?

HILDE
Comment ! Vous l'avez oublié ? Vous m'avez appelée par mon nom de Hilde… le jour où vous avez été si impertinent.

SOLNESS
Vraiment ? j'ai fait cela ?

HILDE
Vous avez même dit : petite Hilde. Et cela m'a déplu.

SOLNESS
Vraiment, mademoiselle Hilde, cela vous a déplu ?

HILDE
Oui. Dans cette circonstance, cela m'a déplu. Du reste princesse Hilde, je crois que cela sonnera très bien.

SOLNESS
Oui. Princesse Hilde de… de… Comment direz-vous ?

HILDE
Fi ! je ne veux pas de ce sot royaume-là. J'en veux un tout autre, moi !

SOLNESS (qui s'est renversé dans son fauteuil, continue à la regarder)
Est-ce étonnant ?… Plus j'y pense, plus il me semble que, pendant toutes ces longues années, je me suis torturé à… hem !…

HILDE
À quoi ?

SOLNESS
À tâcher de me rappeler quelque chose qui m'était arrivé, à ce que je croyais, et que j'avais oublié. Mais jamais je n'ai pu en retrouver la trace.

HILDE
Vous auriez dû faire un nœud à votre mouchoir, maître Solness.

SOLNESS
Pour me demander ensuite ce que ce nœud signifiait ?

HILDE
Oh ! oui. Il existe aussi des trolls de ce genre dans le monde.

SOLNESS (se levant lentement)
C'est si bien que vous soyez venue me trouver en ce moment.

HILDE (le regardant d'un regard profond)
Vraiment ? C'est bien?

SOLNESS
C'est que j'étais là, si seul, à regarder devant moi, sans rien pouvoir contre tout ce que je voyais. (Baissant la voix.)
Il faut que je vous dise… il me prend une telle peur… une si horrible peur de la jeunesse.

HILDE (négligemment)
Bah ! cela peut-il faire peur, la jeunesse ?

SOLNESS
Oh ! oui, assurément. Et voilà pourquoi je m'enferme à double tour. (D'un ton mystérieux.)
Sachez que la jeunesse veut assiéger ma porte ! Faire irruption chez moi !

HILDE
Il me semble que vous devriez, en ce cas, aller lui ouvrir, à la jeunesse.

SOLNESS
Lui ouvrir ?

HILDE
Oui. Pour que la jeunesse puisse entrer chez vous. En amie, vous comprenez.

SOLNESS
Non, non, non ! La jeunesse, voyez-vous… c'est l'expiation. Elle vient en avantcoureur du retour des choses. Elle arrive, pour ainsi dire, avec un nouveau drapeau. HILDE se lève, regarde SOLNESS et dit, la lèvre contractée, légèrement tremblante. — Pensezvous m'employer à quelque chose, maître Solness ?

SOLNESS
Oui, c'est possible ! Juste en ce moment ! Car, vous aussi, vous arrivez, pour ainsi dire, avec un nouveau drapeau. Jeunesse contre jeunesse alors !…
(Le Dr HERDAL entre par la porte du vestibule.)

LE DOCTEUR HERDAL
Eh bien, vous voici encore là, tous les deux ? SOLNESS. — Oui.
Nous avions bien des choses à nous dire, mademoiselle et moi.

HILDE
Du vieux et du nouveau.

LE DOCTEUR HERDAL
Vraiment ? Tant de choses que cela?

HILDE
Oh ! c'était si amusant ! Vous ne pouvez vous faire une idée d'une mémoire comme celle de maître Solness. Il se souvient de tout, jusqu'aux moindres détails.
(Mme SOLNESS entre par la porte de droite.)

MADAME SOLNESS
Voilà qui est fait, mademoiselle Wangel. Votre chambre est prête.

HILDE
Oh ! comme vous êtes gentille pour moi !

SOLNESS (à sa femme)
Une des chambres d'enfant ?

MADAME SOLNESS
Oui, celle du milieu. Mais, d'abord, nous allons nous mettre à table.

SOLNESS (faisant un signe de tête à HILDE)
Allons ! Hilde aura une chambre d'enfant.

MADAME SOLNESS (regardant son mari)
Hilde ?

SOLNESS
Oui, Mlle Wangel se prénomme Hilde. Je l'ai connue enfant. MADAME

SOLNESS
Vraiment, Halvard ? Eh bien ! faites-moi le plaisir… Nous sommes servis.
(Elle prend le bras du docteur et sort avec lui par la porte de droite. Pendant ce temps, HILDE a rassemblé les objets qu'elle avait posés.)

HILDE
C'est vrai, ce que vous m'avez dit ? Vous pourrez m'employer à quelque chose ?

SOLNESS (la débarrassant de ce qu'elle tient à la main)
Vous êtes ce qui me manquait le plus. HILDE le regarde avec des yeux pleins de joie et d'étonnement et joint vivement les mains. — Oh ! joie et triomphe !…

SOLNESS (frappé et ému)
Eh bien ?…

HILDE
Je tiens donc mon royaume !

SOLNESS (poussant une exclamation involontaire)
Hilde !

HILDE (les lèvres pincées comme avant)
Je le tiens… presque, voulais-je dire.
(Elle sort par la droite, suivie de SOLNESS.)

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