Les Mystères de Marseille
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Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents

Emile Zola

Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents

Marius descendit machinalement sur le port. Il allait devant lui, ne sachant où ses pieds le conduisaient. Il était comme hébété. Une seule idée battait dans sa tête vide, et cette idée répétait, avec des bourdonnements de cloche, qu’il lui fallait quinze mille francs sur-le-champ. Il promenait autour de lui ce regard vague des gens désespérés comme s’il eût cherché à terre pour voir s’il ne trouverait pas entre deux pavés la somme dont il avait besoin.

Sur le port, il lui vint des désirs de richesse. Les marchandises entassées le long des quais, les navires qui apportaient des fortunes, le bruit, le mouvement de cette foule qui gagnait de l’argent, l’irritaient. Jamais il n’avait tant senti sa misère. Il eut un moment d’envie, de révolte, d’amertume jalouse. Il se demanda pourquoi il était pauvre, pourquoi d’autres étaient riches.

Et toujours le son de cloche grondait dans sa tête. Quinze mille francs ! Quinze mille francs ! Cette pensée lui brisait le crâne. Il ne pouvait revenir les mains vides. Son frère attendait. Il n’avait que quelques heures pour le sauver de l’infamie. Et il ne trouvait rien, son intelligence endolorie ne lui fournissait pas une seule idée praticable. Il tournait dans son impuissance, il tendait son esprit vainement, il se débattait, étranglé de colère et d’angoisse.

Jamais il n’aurait osé demander quinze mille francs à son patron, M. Martelly. Ses appointements étaient trop faibles pour garantir un pareil emprunt. D’ailleurs il connaissait les principes rigides de l’armateur, et il redoutait ses reproches, s’il lui avouait qu’il voulait acheter une conscience. M. Martelly lui aurait nettement refusé l’argent.

Tout d’un coup Marius eut une idée. Il ne voulait pas la discuter avec lui-même, et il se dirigea en toute hâte vers son logement de la rue Sainte.

Là demeurait, sur le même palier que lui, un jeune employé, nommé Charles Blétry, qui était attaché comme garçon de recette à la savonnerie de MM. Daste et Degans. Les deux jeunes gens demeurant côte à côte, une sorte d’intimité s’était établie entre eux. Il avait été gagné par la douceur de Charles ; car ce garçon fréquentait assidûment les églises, menait une conduite exemplaire, paraissait d’une haute probité. Depuis deux ans, il faisait cependant de fortes dépenses. Il avait introduit un véritable luxe dans son petit appartement, achetant des tapis, des tentures, des glaces, de beaux meubles. En outre, il rentrait plus tard, il vivait plus largement ; mais il restait toujours doux et honnête, tranquille et pieux.

Dans les commencements, Marius s’était étonné des dépenses de son voisin, ne s’expliquant pas comment un employé à dix-huit cents francs pouvait acheter des choses si chères. Mais Charles lui avait dit qu’il venait de faire un héritage et qu’il comptait bientôt quitter sa place pour vivre bourgeoisement. Il s’était même mis à sa disposition, lui offrant sa bourse tout ouverte. Marius avait refusé.

Aujourd’hui, il se souvenait de cette offre. Il allait frapper à la porte du jeune homme et lui demander de sauver son frère. Un prêt de quinze mille francs ne gênerait peut-être pas ce garçon qui semblait jeter l’argent par les fenêtres. Il comptait les lui rembourser peu à peu, persuadé que son voisin lui accorderait tout le temps nécessaire.

Il ne trouva pas le commis rue Sainte, et, comme il était pressé, il se dirigea vers la savonnerie de MM. Daste et Degans. Cette savonnerie était située boulevard des Dames.

Lorsqu’il y fut arrivé et qu’il eut demandé Charles Blétry, il lui sembla qu’on le regardait d’un air étrange. Les ouvriers lui dirent brusquement de s’adresser à M. Daste lui-même, qui était dans son cabinet.

Marius, étonné de cet accueil, se décida à pénétrer jusqu’au manufacturier. Il le trouva en conférence avec trois messieurs qui se turent dès son entrée.

— Pourriez-vous me dire, Monsieur, demanda le jeune homme, si M. Charles Blétry est à la fabrique ?

Daste échangea un regard rapide avec une des personnes qui étaient là, un gros monsieur blême et sévère.

— M. Charles Blétry va rentrer, répondit-il. Veuillez l’attendre… Êtes-vous un de ses amis ?

— Oui, reprit naïvement Marius. Il loge dans la même maison que moi… Je le connais depuis bientôt trois ans.

Il y eut un moment de silence. Le jeune homme, pensant que sa présence gênait ces messieurs, ajouta, en saluant et en se dirigeant vers la porte :

— Je vous remercie… Je vais attendre dehors.

Alors, le gros monsieur se pencha et dit quelques mots à voix basse au manufacturier. M. Daste arrêta Marius du geste :

— Restez, je vous prie, s’écria-t-il. Votre présence peut nous être utile… Vous devez connaître les habitudes de Blétry, vous pourriez sans doute nous donner des renseignements sur lui.

Marius, surpris, ne comprenant pas, fit un geste d’hésitation.

— Pardon, reprit M. Daste avec une grande politesse, je vois que mes paroles vous surprennent.

Il désigna le gros monsieur et continua :

— Monsieur est le commissaire de police du quartier, et je viens de le faire appeler pour procéder à l’arrestation de Charles Blétry, qui nous a volé soixante mille francs en deux ans.

Marius, en entendant accuser Charles de vol, comprit tout. Il s’expliqua les dépenses folles de ce jeune homme et frémit à la pensée qu’il allait justement accepter ses offres de service. Jamais il n’aurait cru que son voisin pût être capable d’une action basse. Il savait bien qu’il y avait dans Marseille, comme dans tous les grands centres d’industrie, des employés qui volent leurs patrons pour satisfaire leurs vices et leur amour du luxe ; il avait souvent entendu parler de ces commis qui gagnent cent ou cent cinquante francs par mois, et qui trouvent moyen de perdre dans les cercles des sommes énormes, de jeter des pièces de vingt francs aux filles, de vivre dans les restaurants et les cafés. Mais Charles paraissait si pieux, si modeste, si honnête, il avait joué son rôle d’hypocrite avec tant d’art, qu’il s’était laissé prendre à ces apparences de probité et qu’il lui venait même encore des doutes, malgré l’accusation formelle de M. Daste.

Il s’assit, attendant le dénouement de ce drame. Il ne pouvait d’ailleurs faire autrement. Pendant une demi-heure, un silence morne régna dans le cabinet. Le manufacturier s’était mis à écrire. Le commissaire de police et les deux agents, silencieux et comme endormis, regardaient vaguement devant eux, avec une patience terrible. Un tel spectacle aurait donné de l’honnêteté à Marius, s’il en avait manqué.

Un bruit de pas se fit entendre. La porte s’ouvrit avec lenteur.

— Voici notre homme, dit M. Daste en se levant.

Charles Blétry entra, ne se doutant de rien. Il ne vit même pas les personnes qui étaient là.

— Vous m’avez fait demander, Monsieur ? dit-il de cette voix traînante que prennent les employés en parlant à leurs chefs.

Comme M. Daste le regardait en face, il se tourna et aperçut le commissaire qu’il connaissait de vue.

Il pâlit affreusement, il comprit qu’il était perdu, et tout son corps trembla. Il venait de se jeter dans le châtiment, tête baissée. Voyant que son épouvante l’accusait, il tâcha de paraître calme, de retrouver un peu de sang-froid et d’audace.

— Oui, je vous ai fait demander, s’écria M. Daste avec violence. Vous savez pourquoi, n’est-ce pas ?… Ah ! misérable, vous ne me volerez plus !

— Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Blétry. Je ne vous ai rien volé… De quoi m’accusez-vous ?

Le commissaire s’était assis au bureau du manufacturier pour rédiger son procès-verbal. Les deux agents gardaient la porte.

— Monsieur, demanda le commissaire à M. Daste, veuillez me dire dans quelles circonstances vous vous êtes aperçu des détournements que le sieur Blétry aurait, selon vous, commis à votre préjudice.

M. Daste raconta alors l’histoire du vol. Il dit que son garçon de recettes mettait parfois des lenteurs extraordinaires à opérer certaines rentrées. Mais, comme il avait une confiance sans bornes dans ce jeune homme, il avait attribué ses retards à la mauvaise volonté des débiteurs. Les premiers détournements devaient remonter au moins à dix-huit mois. Enfin, la veille, un de ses clients étant tombé en faillite, il était allé réclamer lui-même le paiement d’une somme de cinq mille francs et là il avait appris que Blétry avait touché cette somme depuis plusieurs semaines. Effrayé, il était rentré en toute hâte à l’usine et s’était convaincu, en parcourant les livres du caissier, qu’il lui manquait près de soixante mille francs.

Le commissaire procéda ensuite à l’interrogatoire de Blétry. Ce garçon, pris au dépourvu, ne pouvant nier, inventa une histoire ridicule.

— Un jour, dit-il, j’ai perdu un portefeuille, contenant quarante mille francs. Je n’ai pas osé avouer cette perte considérable à M. Daste. Alors je me suis mis à détourner quelques fonds pour jouer à la Bourse, espérant gagner et rembourser la maison.

Le commissaire lui demanda des détails, le troubla, le força à se contredire. Blétry tenta un autre mensonge.

— Vous avez raison, reprit-il. Je n’ai pas perdu de portefeuille. J’aime mieux tout dire. La vérité est que j’ai été volé moi-même. J’avais hébergé un jeune homme qui manquait de pain. Une nuit, il est parti en emportant mon sac de recette. Il y avait dans ce sac une forte somme.

— Voyons, n’aggravez pas votre faute en mentant, dit le commissaire avec cette patience terrifiante des gens de police. Vous comprenez que nous ne pouvons vous croire. Vous nous faites des contes à dormir debout.

Il se tourna vers Marius et continua :

— J’ai prié M. Daste de vous retenir, Monsieur, pour que vous nous aidiez dans notre tâche… L’inculpé est votre voisin, avez-vous dit. Ne savez-vous rien sur son genre de vie, ne pourriez-vous le conjurer avec nous de dire la vérité ?

Marius demeura terriblement embarrassé. Blétry lui faisait pitié ; il chancelait comme un homme ivre, il le suppliait du regard. Ce garçon n’était pas un coquin endurci, il avait sans doute cédé à des entraînements, à des lâchetés d’esprit et de cœur.

Cependant, la conscience de Marius parlait haut, et lui ordonnait de dire ce qu’il savait. Il ne répondit pas directement au commissaire, il préféra s’adresser à Blétry lui-même.

— Écoutez, Charles, lui dit-il, j’ignore si vous êtes coupable. Je vous ai toujours vu bon et tranquille. Je sais que vous soutenez votre mère et que vous êtes aimé de tous ceux qui vous connaissent. Si vous avez commis une folie, avouez votre aveuglement : vous ferez moins souffrir ceux qui ont de l’estime et de l’amitié pour vous, en vous accusant avec franchise, en montrant un repentir sincère.

Marius parlait d’une voix douce et convaincante. Blétry, que les paroles sèches du commissaire avaient laissé muet et sourdement irrité, plia sous l’indulgence de son ancien ami. Il songea à sa mère, il pensa à cette estime, à ces amitiés qu’il allait perdre, et une émotion le prit à la gorge. Il éclata en sanglots.

Il pleura à chaudes larmes, dans ses mains fermées, et pendant plusieurs minutes, on n’entendit que les éclats déchirants de son désespoir. C’était là un aveu complet. Tout le monde gardait le silence.

— Eh bien ! oui, s’écria enfin Blétry au milieu de ses larmes, j’ai volé, je suis un misérable… Je ne savais plus ce que je faisais… J’ai pris d’abord quelques centaines de francs, puis il m’a fallu mille, deux mille, cinq mille, dix mille francs à la fois… Il me semblait que quelqu’un me poussait par-derrière… Et mes besoins, mes appétits croissaient toujours.

— Mais qu’avez-vous fait de tout cet argent ? demanda le commissaire.

— Je ne sais pas… Je l’ai donné, je l’ai mangé, je l’ai perdu au jeu… Vous ignorez ce que c’est… J’étais bien tranquille dans ma misère, je ne songeais à rien, j’aimais à aller prier dans les églises, à vivre saintement en honnête homme… Et voilà que j’ai goûté au luxe et au vice, j’ai eu des maîtresses, j’ai acheté de beaux meubles… J’étais fou.

— Pourriez-vous me nommer les filles avec lesquelles vous avez mangé l’argent que vous dérobiez ?

— Est-ce que je sais leurs noms ?… Je les prenais ici et là, partout, dans les rues, dans les bals publics. Elles venaient parce que j’avais de l’or plein mes poches, et elles partaient quand mes poches étaient vides… Puis, j’ai beaucoup perdu au baccarat, dans les cercles… Voyez-vous, ce qui a fait de moi un voleur, c’est de voir certains fils de famille jeter l’argent par les fenêtres et se vautrer dans la richesse et l’oisiveté. J’ai voulu avoir comme eux des femmes, des plaisirs bruyants, des nuits de jeu et de débauche… Il me fallait trente mille francs par an, et je n’en gagnais que dix-huit cents… Alors j’ai volé.

Le misérable, suffoqué, étouffant de douleur, se laissa tomber sur une chaise. Marius s’approcha de M. Daste, qui lui-même était ému, et le supplia d’être indulgent. Il se hâta ensuite de se retirer, cette scène lui faisait saigner le cœur. Il laissa Blétry dans une sorte d’hébétement, de stupeur nerveuse. Quelques mois plus tard, il apprit que ce garçon avait été condamné à cinq ans de prison.

Quand Marius se trouva dehors, il éprouva un grand soulagement. Il comprit que les faits lui avaient donné une leçon, en le faisant assister à l’arrestation de Charles. Quelques heures auparavant, sur le port, il avait eu des pensées mauvaises de fortune. Il venait de voir où peuvent conduire de telles pensées.

Et, tout d’un coup, il se rappela pourquoi il était venu à la savonnerie. Il n’avait plus qu’une heure devant lui pour trouver les quinze mille francs qui devaient sauver son frère.


Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents
Préface
Première partie
Comme quoi Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol
Où l’on fait connaissance du héros, Marius Cayol
Il y a des valets dans l’église
Comment M. de Cazalis vengea le déshonneur de sa nièce
Où Blanche fait six lieues à pied et voit passer une procession
La chasse aux amours
Où Blanche suit l’exemple de Saint Pierre
Le pot de fer et le pot de terre
Où M. de Girousse fait des cancans
Un procès scandaleux
Où Blanche et Fine se trouvent face à face
Qui prouve que le cœur d’un geôlier n’est pas toujours de pierre
Une faillite comme on en voit beaucoup
Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents
Où Philippe refuse de se sauver
Messieurs les usuriers
Deux profils honteux
Où luit un rayon d’espérance
Un sursis
Deuxième partie
Le sieur Sauvaire, maître Portefaix
Une lorette marseillaise
Où la dame Mercier montre ses griffes
Qui prouve que le métier de lorette a ses petits ennuis
Le notaire Douglas
Où Marius cherche inutilement une maison et un homme
Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine
Les spéculations du notaire Douglas
Comme quoi un homme laid peut devenir beau
Où les hostilités recommencent
Une exposition publique à Marseille
Où Marius perd la tête
Les tripots marseillais
Où Marius gagne dix mille francs
Comme quoi Marius eut du sang sur les mains
Le paroissien de mademoiselle Claire
Où Sauvaire se promet de rire pour son argent
Comme quoi l’abbé Donadéi enleva l’âme sœur de son âme
La rançon de Philippe
L’évasion
Troisième partie
Le complot
Le plan de M. de Cazalis
Où l’on voit les effets d’un bout de chiffon blanc
Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu
Où Blanche dit adieu au monde
Un revenant
Où M. de Cazalis veut embrasser son petit-neveu
Le jardinier Ayasse
Grâce ! Grâce !
Février 1848
Où Mathéus se fait républicain
La république à Marseille
La stratégie de Mathéus
L’émeute
Où Mathéus achève de tout gâter
Les barricades de la place aux Œufs
Ce que le prévoyant Mathéus n’avait pas prévu
L’attaque
Où Mathéus tient enfin Joseph dans ses bras
Comme quoi l’insurgé Philippe tira un dernier coup de feu
Le duel
Le châtiment
Épilogue

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