Les Mystères de Marseille
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Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu

Emile Zola

Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu

M. de Cazalis s’était assoupi, en bas, dans un salon, sous la chambre de Blanche. Dans son sommeil, il lui avait semblé, à plusieurs reprises, entendre marcher au-dessus de sa tête. Un bruit plus distinct finit par le réveiller en sursaut. Il se dressa, pris de méfiance, et voulut aller s’assurer s’il venait de rêver ou non. D’ailleurs, il craignait seulement que Blanche ne se fût levée, pour écrire une lettre et avertir ainsi les amis qu’elle avait au-dehors. Il ne lui vint pas à la pensée que quelqu’un pouvait s’être introduit dans la maison, car il avait veillé à la porte d’entrée, comme un chien de garde.

Il monta, décidé à espionner sa nièce. N’entendant rien, il poussa légèrement la porte et jeta un coup d’œil dans la chambre. Aux lueurs pâles de la veilleuse, il aperçut Blanche, les yeux fermés, le visage à moitié caché sous le drap, qui paraissait dormir profondément. Enhardi par le silence qui régnait, il résolut de se rassurer entièrement en faisant une visite minutieuse ; il fouilla d’abord le cabinet de toilette, et n’aperçut rien de suspect ; il revint dans la chambre, regarda inutilement. Déjà, il souriait de ses craintes puériles, lorsqu’une pensée aiguë lui traversa le cerveau. Il retint un cri. Il n’avait pas vu l’enfant.

Bien qu’il eût regardé dans tous les coins, il se mit de nouveau à chercher. Brutalement, il secoua le lit sans que Blanche ouvrît les yeux. Il ne comprit même pas, à ce détail, que l’accouchée feignait le sommeil. Une angoisse terrible troublait son esprit, et, désespéré, il finit par tourner comme une bête fauve, n’ayant qu’une pensée, celle de retrouver le nouveau-né à tout prix. Dans son anxiété, il se baissait et regardait sous les meubles, il s’imaginait que sa nièce avait caché son fils quelque part pour lui faire peur et le rendre fou. Pendant près d’un quart d’heure, il fureta ainsi avec rage, revenant dix fois au même endroit, ne pouvant croire la terrible vérité.

Quand il fut las, quand il eut acquis la certitude que l’enfant n’était ni dans la chambre, ni dans le cabinet de toilette, il vint se placer devant le lit où Blanche restait écrasée, sans un mouvement. Il contempla stupidement la place où se trouvait le petit, lorsqu’il avait laissé sa nièce seule. Et il répétait machinalement : « Il était là, et il n’y est plus. » Cette pensée retentissait dans sa tête avec des éclats douloureux.

Il ne songea pas d’abord à s’expliquer cette étrange disparition. Il ne vit que le fait, et sa peur lui montra, dans un éclair, toutes les conséquences de ce fait.

Ses calculs étaient déjoués. L’héritier de Blanche ne se trouvait plus entre ses mains, et il serait obligé, un jour ou l’autre, de rendre à cet héritier ses comptes de tutelle. Pour lui, c’était la honte et la misère, on découvrirait qu’il avait déjà entamé la fortune de sa nièce, on lui reprendrait les biens qui seuls soutenaient sa puissance. Cet effroyable coup lui annonçait toute une série de représailles. Il ne se trompait pas sur la main qui le lui portait, il reconnaissait là une vengeance des Cayol, et il s’épouvantait en pensant que ces gens disposaient maintenant de son honneur. Il se disait qu’il était à leur merci, qu’ils pouvaient lui infliger un châtiment terrible pour son orgueil.

Ce qui l’irritait surtout, c’était d’échouer au port. Quelques heures de plus, et le fils de Philippe se trouvait caché, hors de la portée des Cayol. Il songeait que, s’il n’avait pas cédé aux larmes de Blanche, l’enfant serait déjà loin. Cette pensée lui rappelait toutes les précautions qu’il avait prises, il se disait que jamais projet habile n’avait avorté si misérablement. Peu à peu, il en arriva à la colère, il entra dans une irritation aveugle, en se voyant dupé de cette façon cruelle.

Alors, il se demanda comment l’enfant avait pu être enlevé, et cette recherche augmenta encore sa rage. Il comprit que sa nièce avait dû prêter la main au complot, il fut tenté de la battre.

— Qu’en avez-vous fait ? lui demanda-t-il d’une voix sourde.

Depuis que son oncle était dans la chambre, Blanche frissonnait entre les draps. Elle tenait les yeux obstinément fermés, pour ne pas le voir, pour retarder la scène qu’elle prévoyait. Elle écoutait avec terreur le bruit de ses pas, elle le suivait dans ses recherches vaines, et plus le moment de la crise approchait, plus elle se sentait frémissante et glacée. Lorsqu’il se posa devant le lit, et qu’il l’examina, immobile, muet de stupeur, elle crut qu’il discutait avec lui-même les moyens de la tuer. Aux éclats de sa voix, elle ouvrit les yeux ; mais sa gorge était sèche, serrée par l’angoisse, et elle ne put répondre.

— Qu’avez-vous fait de l’enfant ? lui demanda de nouveau M. de Cazalis d’une voix plus étouffée.

Elle balbutia, elle ne put encore prononcer un seul mot. Alors, son oncle l’accusa et l’injuria avec un emportement de brute.

— Vous n’êtes pas de mon sang, lui cria-t-il, je vous renie. J’aurais dû vous laisser entre les mains de ce goujat qui vous avait enlevée. Vous étiez sa digne compagne… Eh ! quoi, vous vous liguez avec nos ennemis, vous vous méfiez de moi et vous préférez confier votre enfant à cette famille de va-nu-pieds !… Ne niez pas. Je devine tout… Tenez ! vous êtes une malheureuse. Après avoir déshonoré notre nom, vous ne craignez pas de nous mettre à la merci de votre amant ! Oh ! j’ai eu tort, je devais voir que vous aviez un cœur de boue et ne pas me mêler de ces sales affaires… Je souhaite qu’ils fassent un coquin de votre fils, un scélérat comme eux, un mendiant, qui viendra quelque jour mendier à notre porte et que je chasserai.

Il parla ainsi pendant un quart d’heure, en proie à une fureur qui l’aveuglait, qui l’empêchait de comprendre toute la maladresse de sa colère. Il ne respecta rien, il couvrit sa nièce de fange, il la blessa si profondément qu’elle se redressa, frémissante, puisant du courage dans son indignation et sa douleur. S’il n’avait été qu’impérieux et froid, elle aurait faibli, elle lui aurait peut-être donné encore des armes contre elle ; mais il était grossier, elle devint forte, elle lui répondit avec fermeté :

— Vous avez deviné, monsieur, j’ai remis mon fils à ceux auxquels il appartenait. Je n’ai pas à vous expliquer les motifs de ma conduite, et vous outrepassez en ce moment les droits que vous pouvez avoir sur moi… D’ailleurs, vous le savez, ma résolution est prise : dès que je serai rétablie, j’entrerai dans les ordres, nous deviendrons étrangers l’un à l’autre… Cessez donc de m’injurier.

— Mais pourquoi ne m’avez-vous pas laissé cet enfant, que j’aurais aimé comme mon fils ? reprit son oncle, qui se contenait à grand-peine.

— J’ai agi selon mon cœur, continua-t-elle, ne m’interrogez pas, je ne pourrais vous répondre… Je veux bien oublier vos injures et vous remercier d’avoir veillé sur mon enfance. C’est tout ce que je puis faire… Vous avez failli me tuer, laissez-moi.

M. de Cazalis comprit qu’il était allé trop loin. Il eut peur que sa nièce ne devinât les motifs de sa colère. Cette pensée le troubla et calma subitement son irritation. Il ne put s’empêcher pourtant de lui adresser une question dangereuse.

— Il y a entre nous, balbutia-t-il, des comptes qu’il faudrait régler.

— Ne parlons pas de cela, répondit vivement Blanche. Je n’ai ni la force ni la volonté de m’occuper de ces choses… Je vous l’ai dit, moi, je suis morte, je n’ai plus besoin de rien. Quant à mon fils, il s’adressera plus tard à vous, il fera valoir ses droits, s’il le désire. J’ai remis le soin de ses intérêts entre des mains honnêtes… Seulement, je dois vous prévenir que ceux dont vous parliez si brutalement tout à l’heure sont bien décidés à agir, dans le cas où vous vous opposeriez à mes volontés… Maintenant, par grâce, laissez-moi.

Blanche se laissa aller sur l’oreiller, heureuse d’avoir vaincu. Elle s’endormit paisiblement.

M. de Cazalis hésita un instant. Puis, ne trouvant rien à ajouter, il se retira. Le malheur qui venait de le frapper était irréparable. Mais il préférait encore un péril lointain au péril de provoquer sur-le-champ des explications. Les enfants ne grandissent pas en un jour, et il pensait qu’il aurait le temps de se mettre à l’abri des réclamations. Il valait mieux se taire et attendre. Plus tard, quand la mère serait dans les ordres, il pourrait chercher le fils et s’en emparer. Il savait que Philippe s’était enfui en Italie, et il en concluait que le nouveau-né n’avait pu être remis qu’au frère du fugitif. C’était donc autour de Marius qu’il comptait diriger ses recherches.

En attendant, il se rendit à Paris, où l’appelait son mandat de député. Il évitait ainsi les mauvais conseils de sa colère, et il pouvait réfléchir à l’aise au plan qu’il devait suivre.


Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu
Préface
Première partie
Comme quoi Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol
Où l’on fait connaissance du héros, Marius Cayol
Il y a des valets dans l’église
Comment M. de Cazalis vengea le déshonneur de sa nièce
Où Blanche fait six lieues à pied et voit passer une procession
La chasse aux amours
Où Blanche suit l’exemple de Saint Pierre
Le pot de fer et le pot de terre
Où M. de Girousse fait des cancans
Un procès scandaleux
Où Blanche et Fine se trouvent face à face
Qui prouve que le cœur d’un geôlier n’est pas toujours de pierre
Une faillite comme on en voit beaucoup
Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents
Où Philippe refuse de se sauver
Messieurs les usuriers
Deux profils honteux
Où luit un rayon d’espérance
Un sursis
Deuxième partie
Le sieur Sauvaire, maître Portefaix
Une lorette marseillaise
Où la dame Mercier montre ses griffes
Qui prouve que le métier de lorette a ses petits ennuis
Le notaire Douglas
Où Marius cherche inutilement une maison et un homme
Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine
Les spéculations du notaire Douglas
Comme quoi un homme laid peut devenir beau
Où les hostilités recommencent
Une exposition publique à Marseille
Où Marius perd la tête
Les tripots marseillais
Où Marius gagne dix mille francs
Comme quoi Marius eut du sang sur les mains
Le paroissien de mademoiselle Claire
Où Sauvaire se promet de rire pour son argent
Comme quoi l’abbé Donadéi enleva l’âme sœur de son âme
La rançon de Philippe
L’évasion
Troisième partie
Le complot
Le plan de M. de Cazalis
Où l’on voit les effets d’un bout de chiffon blanc
Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu
Où Blanche dit adieu au monde
Un revenant
Où M. de Cazalis veut embrasser son petit-neveu
Le jardinier Ayasse
Grâce ! Grâce !
Février 1848
Où Mathéus se fait républicain
La république à Marseille
La stratégie de Mathéus
L’émeute
Où Mathéus achève de tout gâter
Les barricades de la place aux Œufs
Ce que le prévoyant Mathéus n’avait pas prévu
L’attaque
Où Mathéus tient enfin Joseph dans ses bras
Comme quoi l’insurgé Philippe tira un dernier coup de feu
Le duel
Le châtiment
Épilogue

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