Les Mystères de Marseille
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Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine

Emile Zola

Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine

Marius, en entrant dans l’étude de Douglas, fut surpris du calme religieux de ces grandes pièces froides, où il savait que le crime habitait. Il ne pouvait s’accoutumer à tant d’hypocrisie, il aurait voulu que chaque mur criât tout haut l’infamie du notaire. L’activité silencieuse des commis, l’apparence honnête de la maison l’exaspéraient et le jetaient dans des doutes pénibles.

Pâle et ému, il s’était assis dans l’antichambre, lorsque Douglas l’aperçut par la porte de son cabinet qui était ouverte :

— Entrez, entrez, lui cria-t-il ; vous ne me gênez pas… Je suis à vous dans un instant.

Marius entra. Il y avait dans le cabinet cinq ou six prêtres parmi lesquels se trouvait l’abbé Donadéi. Cet abbé, coquet et souriant, caressait le notaire de la voix et du regard. Il venait lui demander des aumônes.

— Vous êtes de nos amis, lui disait-il, et nous nous adressons à vous chaque fois que les troncs de nos paroisses sont vides.

— Vous faites bien, monsieur, répondit Douglas en se levant.

Il prit quelques pièces d’or dans un tiroir :

— Combien vous faut-il ? demanda-t-il au prêtre.

— Mais, reprit Donadéi d’une voix douce, je pense que cinq cents francs nous suffiront… Nous avons grand besoin de l’aide des gens pieux et honorables…

Douglas l’interrompit :

— Voici cinq cents francs, dit-il.

Et il ajouta d’une voix qui tremblait un peu :

— Mon père, priez pour moi.

Alors, tous les prêtres se levèrent et entourèrent le notaire en le remerciant, en appelant sur lui les bénédictions du Ciel. Douglas, debout, recevait leurs vœux, très pâle, et Marius crut s’apercevoir que ses lèvres et ses paupières avaient de légers battements nerveux. Donadéi, d’une élégance souple, ne tarissait pas en éloges, en protestations caressantes.

— Dieu vous rendra ce que vous nous donnez, disait-il. Il vous le rend déjà en faisant prospérer votre maison et en vous accordant la paix des âmes justes… Ah ! monsieur, vous êtes un bel exemple, dans cette ville que le matérialisme du siècle corrompt. Il serait à souhaiter que nos commerçants imitassent votre vie simple, qu’ils eussent votre piété et votre bonté de cœur. On ne verrait pas alors le spectacle horrible qu’offre notre société marseillaise…

Douglas semblait mal à l’aise, les éloges du prêtre l’impatientaient. Il l’interrompit de nouveau ; il lui dit, en le poussant vers la porte :

— Non, non, je ne suis pas un saint… Tout le monde a besoin de la miséricorde de Dieu. Si vous croyez me devoir quelques remerciements, veuillez prier pour moi.

Les prêtres saluèrent, firent une dernière révérence, et se retirèrent enfin.

Marius, dans un coin du cabinet, avait assisté à cette scène, silencieux. Il s’indignait en face de la comédie qui se jouait devant ses yeux. Peut-être Douglas croyait-il acheter le pardon du ciel et le payer largement avec l’argent qu’il avait volé. Ainsi, ce saint homme, ce bon cœur qui secourait les malheureux, ce chrétien qui vivait dans les églises, n’était qu’un hypocrite et un coquin. Et Marius, en se disant cela, regardait les prêtres et le notaire, croyait rêver tout éveillé : il était venu pour accabler un faussaire, et il se trouvait devant un homme charitable pour lequel l’Église elle-même faisait des vœux.

Lorsque le premier moment de surprise fut passé, Marius eut un désir plus âpre de faire son devoir. Comme le notaire s’avançait vers lui, souriant, la main ouverte et tendue, il recula lentement en le regardant d’un œil fixe. Puis, brusquement :

— Fermez la porte, dit-il.

Douglas, étonné et comme dominé, alla fermer la porte.

— Mettez le verrou, reprit Marius tout aussi durement. Nous avons à causer ensemble.

Douglas mit le verrou et revint d’un air surpris et mécontent :

— Qu’avez-vous donc, mon cher ami ? demanda-t-il.

Et comme Marius, pris peut-être d’une dernière pitié, ne répondait pas, il continua :

— D’ailleurs, vous avez raison. Il vaut mieux être seuls pour causer d’affaires… Eh bien ! êtes-vous prêt ? Je me suis procuré la pièce qui nous manquait et je n’ai plus besoin que de votre signature pour prendre hypothèque sur la maison d’Authier, au nom de Mouttet… Vous savez que nous sommes pressés, j’ai encore reçu ce matin une lettre de mon client Authier qui me supplie de lui envoyer de l’argent au plus tôt.

Le notaire se leva, étala des papiers, trempa une plume dans l’encre et la présenta à Marius :

— Signez, lui dit-il simplement.

Marius était resté muet, suivant d’un regard tranquille chaque mouvement de Douglas. Au lieu de prendre la plume, il le regarda en face et lui dit d’une voix calme :

— Hier, je suis allé visiter l’immeuble de la rue de Rome. J’ai vu les locataires et l’ancien propriétaire, qui m’ont appris qu’ils ne connaissaient pas M. Authier.

Douglas pâlit, ses lèvres eurent ce frémissement que Marius avait déjà remarqué. Il reprit les papiers, posa la plume et s’assit, en balbutiant :

— Ah !… Cela m’étonne beaucoup.

— Avant-hier, continua Marius, j’avais reçu la visite de M. de Girousse, un riche propriétaire de Lambesc, et il m’avait affirmé qu’aucun de ses voisins ne portait le nom d’Authier et que cette personne n’existait certainement pas… Aujourd’hui, je sais qu’il ne se trompait point… Que dois-je croire ?

Le notaire ne répondit pas. Il regardait vaguement devant lui, pâlissant et frémissant, se sentant perdu, cherchant sans doute avec désespoir un moyen de se tirer d’affaire.

— Je me suis ensuite rendu au quartier de Saint-Just reprit impitoyablement Marius. La maison que vous m’avez dit avoir grevée d’une hypothèque, au nom de votre client Mouttet, appartient justement à un ancien ami de ma mère, à M. Giraud, qui m’a affirmé que ses biens étaient libres… Je vous le demande encore que dois-je croire ?

Et, comme Douglas gardait toujours le silence :

— Eh bien ! dit le jeune homme avec éclat, puisque vous refusez de répondre, je vais vous dire, moi, ce que je crois et ce qui est… Votre M. Authier n’a jamais existé ; c’est là un pantin que vous avez créé pour faire plus à l’aise quelque trafic honteux. D’autre part, vous n’avez pas pris d’hypothèque et vous avez mis dans votre poche l’argent de Mouttet. Pour arriver à ce beau résultat, vous avez commis plusieurs faux, et aujourd’hui vous êtes tout prêt à en commettre d’autres, pour vous procurer de nouveaux fonds.

Marius parlait à un marbre immobile et insensible. Le calme de Douglas accrut sa colère.

— Je n’ai point à juger vos crimes, reprit-il d’une voix plus haute ; mais j’ai à vous demander compte de votre indigne conduite envers moi. Comment ! vous vouliez me mêler de gaieté de cœur à vos sales affaires ; vous m’auriez compromis, et vous me traitiez avec amitié, vous connaissiez ma position de travailleur modeste… J’ai le droit, n’est-ce pas, de vous dire que vous êtes un misérable !

Le notaire ne sourcillait pas.

— Et tout à l’heure, continua Marius, il y avait là des prêtres qui vous bénissaient… Ah ! vous avez joué votre rôle avec une science parfaite. Moi seul, dans Marseille, sais ce que vous êtes, et si je disais tout haut quelle est l’énormité de votre crime, on me lapiderait peut-être, tant vous avez dupé habilement le public. Comment croire que le notaire Douglas, cet homme estimé de tous, cet homme frugal et religieux, travaille honteusement dans l’ombre à la ruine de sa vaste clientèle !… Moi-même je douterais encore si je pouvais douter, à vous voir si calme devant moi, dans votre attitude humble et pieuse de moine en prière… Mais parlez donc défendez-vous, si vous le pouvez !

Douglas avait pris un couteau à papier, le tournait entre ses doigts, comme indifférent à tout ce que disait Marius.

— Que voulez-vous que je vous dise ? répondit-il enfin. Vous me jugez en enfant. Je vous laisse crier. Peut-être m’écouterez-vous ensuite paisiblement.


Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine
Préface
Première partie
Comme quoi Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol
Où l’on fait connaissance du héros, Marius Cayol
Il y a des valets dans l’église
Comment M. de Cazalis vengea le déshonneur de sa nièce
Où Blanche fait six lieues à pied et voit passer une procession
La chasse aux amours
Où Blanche suit l’exemple de Saint Pierre
Le pot de fer et le pot de terre
Où M. de Girousse fait des cancans
Un procès scandaleux
Où Blanche et Fine se trouvent face à face
Qui prouve que le cœur d’un geôlier n’est pas toujours de pierre
Une faillite comme on en voit beaucoup
Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents
Où Philippe refuse de se sauver
Messieurs les usuriers
Deux profils honteux
Où luit un rayon d’espérance
Un sursis
Deuxième partie
Le sieur Sauvaire, maître Portefaix
Une lorette marseillaise
Où la dame Mercier montre ses griffes
Qui prouve que le métier de lorette a ses petits ennuis
Le notaire Douglas
Où Marius cherche inutilement une maison et un homme
Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine
Les spéculations du notaire Douglas
Comme quoi un homme laid peut devenir beau
Où les hostilités recommencent
Une exposition publique à Marseille
Où Marius perd la tête
Les tripots marseillais
Où Marius gagne dix mille francs
Comme quoi Marius eut du sang sur les mains
Le paroissien de mademoiselle Claire
Où Sauvaire se promet de rire pour son argent
Comme quoi l’abbé Donadéi enleva l’âme sœur de son âme
La rançon de Philippe
L’évasion
Troisième partie
Le complot
Le plan de M. de Cazalis
Où l’on voit les effets d’un bout de chiffon blanc
Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu
Où Blanche dit adieu au monde
Un revenant
Où M. de Cazalis veut embrasser son petit-neveu
Le jardinier Ayasse
Grâce ! Grâce !
Février 1848
Où Mathéus se fait républicain
La république à Marseille
La stratégie de Mathéus
L’émeute
Où Mathéus achève de tout gâter
Les barricades de la place aux Œufs
Ce que le prévoyant Mathéus n’avait pas prévu
L’attaque
Où Mathéus tient enfin Joseph dans ses bras
Comme quoi l’insurgé Philippe tira un dernier coup de feu
Le duel
Le châtiment
Épilogue

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