Le châtiment

Quand le fiacre emportant Philippe se fut éloigné, M. de Cazalis remercia vivement les sergents qui lui avaient servi de témoins.

— Messieurs, leur dit-il, pardonnez le dérangement que je vous ai causé, et veuillez me permettre de vous reconduire à Marseille.

Les sergents firent quelques façons, disant qu’ils pouvaient fort bien rentrer seuls à la ville. Mais M. de Cazalis tint bon. La vérité était qu’il avait le désir de savoir si Philippe était bien mort. Il n’osait se réjouir, tant que son ennemi ne serait pas cloué dans la bière.

Comme le fiacre qui ramenait l’ancien député et ses témoins débouchait de la rue d’Aix, il fut arrêté par la procession solennelle qui reconduisait la statue de Notre-Dame de la Garde à son église. Cette Vierge est la gardienne de Marseille. Dans les malheurs publics, les habitants la promènent dans leurs rues, se prosternent à ses pieds, la supplient d’implorer pour eux la clémence de Dieu.

M. de Cazalis fut irrité de cet obstacle. Pendant un grand quart d’heure, il dut rester là. Au fond de lui, il envoyait la procession à tous les diables, il avait hâte d’avoir des nouvelles de Philippe.

Mais, à la minute même où la Vierge passait devant lui, il sentit tout d’un coup un froid mortel qui descendait dans ses entrailles. Il s’appuya sur l’épaule d’un des sergents, de plus en plus pâle, et, brusquement, il s’affaissa au fond de la voiture, en poussant des plaintes sourdes.

Une attaque foudroyante venait de le terrasser. Il avait échappé à la main de Philippe, et c’était le choléra qui se chargeait du châtiment.

Les deux sergents étaient sortis de la voiture. La foule, qui sut bientôt que ce fiacre renfermait un cholérique, s’écarta avec épouvante.

— Menez-le tout de suite à l’hospice, cria un des sergents au cocher.

Le cocher fouetta son cheval, et le fiacre entra dans la vieille ville, que la procession venait de quitter. Quelques minutes plus tard, il stationnait devant l’hospice.

Deux aides vinrent prendre M. de Cazalis, pour le transporter dans la salle des cholériques. Il n’y avait plus qu’un lit de libre, et il se trouvait à côté du lit de Philippe.

Quand on apporta l’ancien député déjà noir, Marius et M. Martelly, qui le reconnurent, reculèrent, frappés d’une terreur sacrée.

M. de Cazalis ne vit pas tout de suite quel voisinage lui donnait le hasard. La maladie le secouait d’une façon atroce… Il était perdu. Dans une convulsion, il se souleva et il aperçut enfin Philippe, étendu sur le lit voisin, toujours évanoui. Il eut un ricanement, il crut son ennemi mort. Puis, il songea qu’il mourrait lui-même, qu’il n’aurait pas assez de vie pour goûter sa vengeance. Alors, il retomba sur sa couche, en poussant de véritables hurlements de rage.

— Sauvez-moi, criait-il, je veux vivre. Oh ! je suis riche, je vous payerai !

Et il se tordait dans des souffrances plus effroyables, il disait qu’on lui arrachait les entrailles.

Cependant, Philippe venait de rouvrir les yeux. La voix rauque de son ennemi le tirait de l’assoupissement mortel qui s’emparait de ses membres. Il souleva la tête et regarda M. de Cazalis comme dans un rêve.

Lorsque ce dernier vit le blessé ressusciter et fixer sur lui des regards vagues, il fut pris de terreur et de rage.

— Il n’est pas mort ! hurla-t-il. Ah ! ce misérable vivra, et je meurs.

Tous deux se contemplaient. Jusque dans la mort, la haine les heurtait l’un à l’autre. Brusquement, au milieu du silence, ils entendirent une voix céleste qui disait :

— Tendez-vous la main, je le veux. On ne doit pas emporter de colère dans l’éternité.

Ils levèrent la tête et aperçurent à leur chevet Blanche toute droite dans sa robe grise. Elle leur parut grandie.

Philippe, sans parler, joignit les mains. Il se croyait déjà dans l’au-delà, où il avait souvent rêvé de retrouver son amante. Son rêve continuait.

M. de Cazalis serra les dents, en entendant des paroles de paix. La vue de sa nièce acheva de l’exaspérer.

— Qui t’a amenée ici ? cria-t-il. Tu savais que j’allais mourir et tu es accourue pour jouir du spectacle de ma mort.

— Écoutez, reprit Blanche, Dieu va vous juger. Ne paraissez pas devant lui l’âme noire de haine… Par pitié, tendez la main à Philippe.

— Non, mille fois non ! Que je sois damné plutôt que de me réconcilier avec lui… Quand je le tenais au bout de mon pistolet, je savais bien qu’il mourrait. N’espère pas le sauver et le reprendre pour amant.

Il blasphéma, il montra le poing au ciel, il cracha d’immondes paroles sur sa nièce et sur Philippe. La maladie l’envahissait de plus en plus, il se sentait déjà froid, et l’horreur de sa fin le jetait dans un emportement de bête enragée et impuissante à mordre.

Blanche s’était reculée. Elle s’appuya contre le lit du blessé qui la regardait toujours avec une douceur attendrie ; et se penchant vers lui, de sa voix légère :

— Voulez-vous tendre la main à cet homme ? lui demanda-t-elle.

Philippe eut un sourire.

— Oui, dit-il, je lui pardonne et je désire qu’il me pardonne également… Je veux vivre avec toi, dans le ciel… N’est-ce pas, tu prieras ton Dieu de m’admettre dans ton paradis ?

Blanche, très émue, prit la main du moribond qui frissonna.

— Donnez-moi la vôtre, dit-elle à M. de Cazalis.

— Non, jamais, jamais ! cria le cholérique au milieu d’une convulsion. Je ne veux pas vivre avec vous, dans votre ciel. Je préfère toutes les flammes de l’enfer… Va-t’en… Jamais, jamais !

Il avait serré ses mains l’une dans l’autre, il se tordait les bras. Comme il hurlait : « Jamais, jamais ! » il fut pris d’un spasme, et il expira. Son cadavre resta tordu.

Blanche, épouvantée, avait détourné la tête. Lorsqu’elle abaissa ses regards vers Philippe, elle vit qu’il expirait à son tour. Il lui serrait la main faiblement. Ses yeux étaient devenus clairs, ses lèvres avaient un sourire plus pâle. Il se croyait mort depuis longtemps, il ne songeait plus à son frère qui était là, ni à son fils qu’il avait demandé.

— N’est-ce pas ? murmura-t-il en se laissant aller, tu vas m’emmener ?

Et il mourut.

À ce moment, Fine et Joseph entraient dans la salle. Marius ferma les yeux de son frère. Fine éperdue vint s’agenouiller. Le pauvre petit, seul au pied du lit, ne pouvant comprendre, sanglotait.

Depuis que Joseph était dans la salle, Blanche le regardait, éperdue. Elle songea tout à coup au danger qui le menaçait. Elle baisa la main de Philippe, qu’elle avait gardée dans la sienne ; puis, elle prit brusquement l’enfant dans ses bras, et l’emporta en courant.

Il fallut que M. Martelly emmenât Marius et Fine. Comme Marius allait enfin se retirer, il entendit la voix d’une mourante qui l’appelait.

— Vous ne me reconnaissez pas, lui dit cette femme. Vous avez oublié la misérable Armande. J’avais juré de ne vous revoir que lorsque j’aurais obtenu mon pardon. Je m’étais faite servante dans cet hôpital, et je meurs… Voulez-vous me donner la main ?

Marius serra la main de cette malheureuse. Alors seulement il vit où il était. Absorbé dans sa douleur, il n’avait pas encore jeté un regard autour de lui. La salle lui apparut tout d’un coup avec ses agonies. M. Martelly lui montra le cadavre de l’abbé Chastanier. Dès lors, il lui sembla voir la Mort tout debout au milieu de la salle, étendant ses bras immenses. Il poussa Fine devant lui, il sortit, pris de vertige.

Dès qu’ils furent dans l’escalier, ils s’aperçurent que Joseph avait disparu. Ils le demandèrent, le cherchèrent dans tous les coins. Enfin, ils le découvrirent au fond d’une cour intérieure. Une sœur de saint-Vincent-de-Paul le tenait entre ses bras et l’embrassait violemment.

Le lendemain, en revenant pour l’enterrement de son frère, Marius apprit que la sœur Blanche avait succombé pendant la nuit à une attaque de choléra.


Préface
Première partie
Comme quoi Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol
Où l’on fait connaissance du héros, Marius Cayol
Il y a des valets dans l’église
Comment M. de Cazalis vengea le déshonneur de sa nièce
Où Blanche fait six lieues à pied et voit passer une procession
La chasse aux amours
Où Blanche suit l’exemple de Saint Pierre
Le pot de fer et le pot de terre
Où M. de Girousse fait des cancans
Un procès scandaleux
Où Blanche et Fine se trouvent face à face
Qui prouve que le cœur d’un geôlier n’est pas toujours de pierre
Une faillite comme on en voit beaucoup
Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents
Où Philippe refuse de se sauver
Messieurs les usuriers
Deux profils honteux
Où luit un rayon d’espérance
Un sursis
Deuxième partie
Le sieur Sauvaire, maître Portefaix
Une lorette marseillaise
Où la dame Mercier montre ses griffes
Qui prouve que le métier de lorette a ses petits ennuis
Le notaire Douglas
Où Marius cherche inutilement une maison et un homme
Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine
Les spéculations du notaire Douglas
Comme quoi un homme laid peut devenir beau
Où les hostilités recommencent
Une exposition publique à Marseille
Où Marius perd la tête
Les tripots marseillais
Où Marius gagne dix mille francs
Comme quoi Marius eut du sang sur les mains
Le paroissien de mademoiselle Claire
Où Sauvaire se promet de rire pour son argent
Comme quoi l’abbé Donadéi enleva l’âme sœur de son âme
La rançon de Philippe
L’évasion
Troisième partie
Le complot
Le plan de M. de Cazalis
Où l’on voit les effets d’un bout de chiffon blanc
Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu
Où Blanche dit adieu au monde
Un revenant
Où M. de Cazalis veut embrasser son petit-neveu
Le jardinier Ayasse
Grâce ! Grâce !
Février 1848
Où Mathéus se fait républicain
La république à Marseille
La stratégie de Mathéus
L’émeute
Où Mathéus achève de tout gâter
Les barricades de la place aux Œufs
Ce que le prévoyant Mathéus n’avait pas prévu
L’attaque
Où Mathéus tient enfin Joseph dans ses bras
Comme quoi l’insurgé Philippe tira un dernier coup de feu
Le duel
Le châtiment
Épilogue

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