Les Mystères de Marseille
-
Où Blanche et Fine se trouvent face à face

Emile Zola

Où Blanche et Fine se trouvent face à face

Blanche, cachée au fond de la tribune, avait assisté à la condamnation de Philippe. Elle était là, par ordre de son oncle, qui voulait achever de tuer ses tendresses en lui montrant son amant entre deux gendarmes, ainsi qu’un voleur. Une vieille parente s’était chargée de la conduire à ce spectacle édifiant.

Comme les deux femmes attendaient leur voiture, sur les marches du Palais, la foule qui se précipitait, les sépara brusquement. Blanche, entraînée au milieu de la place des Prêcheurs, fut reconnue par des femmes de la halle, qui se mirent à la huer et à l’insulter.

— C’est elle, c’est elle ! criaient ces femmes, la renégate, la renégate !

La pauvre enfant, éperdue, ne sachant où fuir, se mourait de honte et de peur, lorsqu’une jeune fille écarta puissamment le groupe hurlant qui l’entourait, et vint se planter à côté d’elle.

C’était Fine.

La bouquetière, elle aussi, venait d’assister à la condamnation de Philippe. Pendant près de trois heures elle avait passé par toutes les angoisses de l’espoir et de la crainte ; le réquisitoire du procureur du roi l’avait accablée, et elle s’était mise à pleurer en entendant prononcer le jugement.

Elle sortait du palais, irritée, dans une surexcitation terrible, lorsqu’elle entendit les huées des femmes de la halle. Elle comprit que Blanche était là et qu’elle allait pouvoir se venger en l’injuriant ; elle accourut les poings fermés, l’insulte à la bouche. Selon elle, la jeune fille était la grande coupable ; elle avait menti, elle avait commis un parjure et une lâcheté. À ces pensées, tout le sang plébéien de Fine lui montait à la face, la poussait à crier et à frapper.

Elle se précipita, elle écarta la foule pour prendre sa part de vengeance.

Mais, lorsqu’elle fut devant Blanche, lorsqu’elle la vit pliée par l’effroi, cette enfant frissonnante et faible lui fit pitié. Elle la trouva toute petite, toute mignonne, d’une fragilité si délicate, qu’il lui vint au cœur une pensée généreuse de pardon. Elle repoussa d’un geste violent les femmes qui montraient le poing à la demoiselle, et, se cambrant, d’une voix haute :

« Eh bien ! cria-t-elle, n’avez-vous pas honte ?… Elle est seule, et vous êtes cent contre elle. Dieu n’a pas besoin de vos cris pour la punir… Laissez-nous passer. »

Elle avait pris la main de Blanche et se tenait droite devant la foule qui murmurait, qui se serrait davantage pour ne pas livrer passage aux deux jeunes filles. Fine attendait, les lèvres pâles et tremblantes. Et, comme elle rassurait la demoiselle du regard, elle s’aperçut qu’elle allait être mère. Elle devint toute blanche, elle marcha vers les femmes.

« Laissez-moi passer, reprit-elle avec plus d’éclat. Vous ne voyez donc pas que la pauvre fille est enceinte et que vous allez tuer son enfant ! »

Elle repoussa une grosse commère qui ricanait. Toutes les autres femmes s’écartèrent.

Les paroles de Fine les avaient subitement rendues silencieuses et compatissantes. Toutes deux purent alors s’éloigner. Blanche, rouge de honte, se serrait avec peur contre sa compagne et hâtait fiévreusement sa marche.

La bouquetière, pour éviter la rue du Pont-Moreau, alors pleine de monde et de tapage, prit la petite rue Saint-Jean. Arrivée sur le Cours, elle conduisit Mlle de Cazalis à son hôtel, dont la porte se trouvait ouverte. Pendant le trajet, elle n’avait pas prononcé une parole.

Blanche la força à entrer dans le vestibule, et là, poussant la porte à demi :

« Oh ! mademoiselle, dit-elle d’une voix émue, que je vous remercie d’être venue à mon secours !… Ces méchantes femmes allaient me tuer.

– Ne me remerciez pas, répondit Fine avec brusquerie. J’étais venue comme les autres pour vous insulter, pour vous battre.

– Vous !

– Oui, je vous hais, je voudrais que vous fussiez morte au berceau. » Blanche regardait la bouquetière avec étonnement. Elle s’était redressée, ses instincts aristocratiques se révoltaient maintenant et ses lèvres se plissaient légèrement de dédain. Les deux jeunes filles se trouvaient face à face, l’une avec toute sa grâce frêle l’autre sa beauté énergique. Elles se contemplaient, silencieuses sentant gronder en elles la rivalité de leur race et de leur cœur.

« Vous êtes belle, vous êtes riche, reprit Fine avec amertume. Pourquoi êtes-vous venue me voler mon amant, puisque vous ne pouviez avoir plus tard pour lui que du mépris et de la colère ? Il fallait chercher dans votre monde, vous auriez trouvé un garçon aussi pâle et aussi lâche que vous, qui aurait contenté vos amours de petite fille… Voyez-vous, ne prenez pas nos hommes, ou nous déchirerons vos visages roses.

– Je ne vous comprends pas, balbutia Blanche que la peur reprenait.

– Vous ne comprenez pas… Écoutez. J’aimais Philippe. Il venait m’acheter des roses, le matin, et mon cœur battait à se rompre, lorsque je lui remettais mes bouquets. Je sais à présent où allaient ces fleurs. On m’a dit un jour qu’il s’était enfui avec vous. J’ai pleuré, puis j’ai pensé que vous l’aimeriez bien et qu’il serait heureux. Et voilà que vous le faites mettre en prison… Tenez, ne parlons pas de cela, je me fâcherais, je vous frapperais. » Elle s’arrêta, haletante, puis continua, s’approchant, brûlant de son haleine ardente les joues glacées de Blanche :

« Vous ne savez donc pas comment nous aimons, nous les pauvres filles ? Nous aimons de tout notre corps, de tout notre courage. Lorsque nous nous sauvons avec un homme, nous ne venons pas dire ensuite qu’il a profité de notre faiblesse. Nous le serrons avec force dans nos bras pour le défendre… Ah ! si Philippe m’avait aimée ! Mais je suis une malheureuse, une pauvresse, une laide… »

Et Fine se mit à sangloter, aussi faible que Mlle de Cazalis. Celle-ci lui prit la main, et, la voix coupée de larmes :

« Par pitié, dit-elle, ne m’accusez pas. Voulez-vous être mon amie, voulez-vous que je mette mon cœur à nu devant vous ?… Je souffre tant, si vous saviez !… Moi, je ne puis rien, j’obéis à mon oncle qui me brise dans ses mains de fer. Je suis lâche, je le sais ; mais je n’ai pas la force de n’être point lâche… Et j’aime Philippe, je le trouve toujours en moi. Il me l’a bien dit : Ton châtiment, si jamais tu me trahis, sera de m’aimer éternellement, de me garder sans cesse dans ta poitrine… Il est là, il me brûle, il me tuera. Tout à l’heure, quand on l’a condamné, j’ai senti en moi quelque chose qui m’a fait tressaillir et qui m’a déchiré les entrailles… Je pleure, voyez, je vous demande grâce. » Toute la colère de Fine était tombée. Elle soutint Blanche qui chancelait.

« Vous avez raison, continua la pauvre enfant, je ne mérite pas de pitié. J’ai frappé celui que j’aime et qui ne m’aimera jamais plus… Ah ! par grâce, s’il devient un jour votre mari, dites-lui mes larmes, demandez-lui mon pardon. Ce qui me rend folle, c’est que je ne puis lui faire savoir que je l’adore : il rirait, il ne comprendrait pas toute ma lâcheté… Non, ne lui parlez pas de moi. Qu’il m’oublie, cela vaut mieux : je serai seule à pleurer. »

Il y eut un douloureux silence.

« Et votre enfant ? demanda Fine.

— Mon enfant, dit Blanche avec égarement, je ne sais… Mon oncle me le prendra.

— Voulez-vous que je lui serve de mère ? »

La bouquetière prononça ces mots d’une voix tendre et grave. Mlle de Cazalis la serra entre ses bras dans une étreinte passionnée.

« Oh ! vous êtes bonne, vous savez aimer… Tâchez de me voir à Marseille. Quand l’heure sera venue, je me confierai à vous. »

En ce moment, la vieille parente rentrait, après avoir en vain cherché Blanche dans la foule. Fine se retira lestement et remonta le Cours. Comme elle arrivait à la place des Carmélites, elle aperçut de loin Marius qui causait avec l’avocat de Philippe.

Le jeune homme était désespéré. Jamais il n’aurait cru qu’on pût condamner son frère à une peine si sévère. Les cinq années de prison l’épouvantaient, mais il était peut-être encore plus douloureusement accablé par la pensée de l’exposition publique sur une place de Marseille. Il reconnaissait la main du député dans ce châtiment : M. de Cazalis avait surtout voulu flétrir Philippe, le rendre à jamais indigne de l’amour d’une femme.

Autour de Marius, la foule criait à l’injustice. Il n’y avait qu’une voix dans le public pour protester contre l’énormité de la peine.

Et, comme le jeune homme se récriait avec l’avocat, s’irritait et se désespérait, une main douce se posa sur son bras. Il se retourna vivement et aperçut Fine à son côté, calme et souriante.

« Espérez et suivez-moi, lui dit-elle à voix basse. Votre frère est sauvé. »


Où Blanche et Fine se trouvent face à face
Préface
Première partie
Comme quoi Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol
Où l’on fait connaissance du héros, Marius Cayol
Il y a des valets dans l’église
Comment M. de Cazalis vengea le déshonneur de sa nièce
Où Blanche fait six lieues à pied et voit passer une procession
La chasse aux amours
Où Blanche suit l’exemple de Saint Pierre
Le pot de fer et le pot de terre
Où M. de Girousse fait des cancans
Un procès scandaleux
Où Blanche et Fine se trouvent face à face
Qui prouve que le cœur d’un geôlier n’est pas toujours de pierre
Une faillite comme on en voit beaucoup
Qui prouve que l’on peut dépenser trente mille francs par an et n’en gagner que dix-huit cents
Où Philippe refuse de se sauver
Messieurs les usuriers
Deux profils honteux
Où luit un rayon d’espérance
Un sursis
Deuxième partie
Le sieur Sauvaire, maître Portefaix
Une lorette marseillaise
Où la dame Mercier montre ses griffes
Qui prouve que le métier de lorette a ses petits ennuis
Le notaire Douglas
Où Marius cherche inutilement une maison et un homme
Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine
Les spéculations du notaire Douglas
Comme quoi un homme laid peut devenir beau
Où les hostilités recommencent
Une exposition publique à Marseille
Où Marius perd la tête
Les tripots marseillais
Où Marius gagne dix mille francs
Comme quoi Marius eut du sang sur les mains
Le paroissien de mademoiselle Claire
Où Sauvaire se promet de rire pour son argent
Comme quoi l’abbé Donadéi enleva l’âme sœur de son âme
La rançon de Philippe
L’évasion
Troisième partie
Le complot
Le plan de M. de Cazalis
Où l’on voit les effets d’un bout de chiffon blanc
Comme quoi M. de Cazalis faillit perdre la tête en perdant son petit-neveu
Où Blanche dit adieu au monde
Un revenant
Où M. de Cazalis veut embrasser son petit-neveu
Le jardinier Ayasse
Grâce ! Grâce !
Février 1848
Où Mathéus se fait républicain
La république à Marseille
La stratégie de Mathéus
L’émeute
Où Mathéus achève de tout gâter
Les barricades de la place aux Œufs
Ce que le prévoyant Mathéus n’avait pas prévu
L’attaque
Où Mathéus tient enfin Joseph dans ses bras
Comme quoi l’insurgé Philippe tira un dernier coup de feu
Le duel
Le châtiment
Épilogue

Autres textes de Emile Zola

La Fortune des Rougon

"La Fortune des Rougon" est le premier roman de la série des Rougon-Macquart d'Émile Zola, publié en 1871. L'œuvre s'inscrit dans un contexte historique et sociologique, durant le Second Empire...

Nouveaux contes à Ninon

"Nouveaux contes à Ninon" est une œuvre d'Émile Zola qui se présente sous la forme de récits variés, explorant des thématiques qui lui sont chères, comme la condition humaine, les...

Le Vœu d'une morte

Le Vœu d'une morte est une œuvre d'Émile Zola qui s'inscrit dans le cycle des Rougon-Macquart. Ce récit aborde la thématique de la mort et de l'au-delà, tout en explorant...

Contes à Ninon

"Contes à Ninon" est une œuvre d'Émile Zola qui se compose d'une série de nouvelles, publiées pour la première fois en 1864. Ces histoires sont racontées dans un style simple...

Le Docteur Pascal

Le Docteur Pascal est le dernier roman de la série des Rougon-Macquart d'Émile Zola, publié en 1893. L'histoire se déroule dans le contexte de la fin du XIXe siècle en...



Les auteurs


Les catégories


Fiches de lecture

Médiawix © 2025