MARTIN, AGENOR, et PIONCEUX Au lever du rideau, MARTIN et AGENOR sont assis devant la table de jeu. PIONCEUX est debout derrière son maître et le conseille.
AGENOR
A qui de faire ?
MARTIN
A toi, capitaine. (Pendant qu'AGENOR donne.)
Quel beau jeu que le bésigue !
AGENOR
C'est attachant et ça n'absorbe pas.
MARTIN
On peut causer… on s'arrête… on repart… c'est une voiture à volonté… Avec le bésigue, nous tuons agréablement trois heures par jour, l'un dans l'autre.
AGENOR
Oui, mais ça fait bisquer ta femme.
MARTIN
Oh bien, qu'elle bisque ! si je m'abstenais de tout ce qui la fait bisquer, je ne ferais plus rien de rien !… c'est un dragon de vertu, ma femme, il faut lui rendre justice, un vrai dragon !… Eh bien, il y a des jours, ma parole, où je porte envie aux maris trompés… On les dorlote, ceux-là!… Tu as raison de rester garçon.
PIONCEUX(qui s'est assis derrière MARTIN.)
Êtes-vous bête !
MARTIN
Comment, je suis bête?
PIONCEUX(indiquant.)
Quarante de bésigue .
MARTIN
C'est vrai, je ne le voyais pas. (Se retournant tout à coup.)
Mais je vous prie, monsieur Pionceux, de surveiller vos expressions.
PIONCEUX(se levant et rangeant son siège.)
Bah ! devant le capitaine !
MARTIN
Soit ! mais ça pourrait t'échapper devant des étrangers et tout le monde n'est pas forcé de savoir que tu es mon frère de lait.
PIONCEUX
Vous ne vous vantez pas de notre parenté, je le sais bien… un domestique!…
MARTIN
Tu m'ennuies, imbécile!… Va nous chercher de la bière.
PIONCEUX(sortant, à part.)
Les parents pauvres… voilà!
(Il sort par le fond.)
AGENOR
Quand vous êtes seuls, il te tutoie?
MARTIN
Jamais ! Je ne le souffrirais pas.
AGENOR(comptant et étalant son jeu.)
J'ai gagné ! soixante de femmes.
MARTIN
Ça ne m'étonne pas, tu as toujours été le favori des dames.
AGENOR
Pas tant qu'on le croit.
MARTIN
Voyons, entre nous, combien en as-tu eu?
AGENOR
Est-ce que je sais?
MARTIN
Innombrables !… tu l'avoues !… Moi, j'en ai eu onze… je n'ai jamais pu aller jusqu'à la douzaine !… Quelle drôle de chose que la vie ! il y a des hommes qui ont toutes les femmes, tandis que les autres… Mais comment t'y prenais-tu? Car enfin tu n'es pas plus beau que moi.
AGENOR
Plus mince… beaucoup plus mince… et puis le prestige de l'épaulette !
MARTIN
Et d'un beau nom ! c'est quelque chose ! Agénor Montgommier!… en déplaçant une lettre ça fait Montgommeri ! grande maison ! tandis que, moi, je m'appelle Ferdinand Martin, petite enseigne… Dire que, si ma famille n'avait pas quitté le Guatemala, je m'appellerais Hernandez Martinez comme mon cousin… voilà un nom à femmes ! et que, si j'avais su monter à cheval, j'aurais pu être comme toi dans l'état-major de la garde nationale… quand il y en avait une… Pas de chance !
AGENOR
Tu perds onze cents points.
MARTIN
Pas de chance ! Soufflons un peu.
(PIONCEUX entre et pose la bière et les verres sur la table.)
PIONCEUX
Voici la bière ; mais vous avez bien tort d'en boire, gros comme vous êtes.
MARTIN
Veux-tu me laisser tranquille, toi !
PIONCEUX
Ça me fait mal de voir détériorer le nourrisson de ma mère.
MARTIN(se levant.)
Je n'engraisse plus… j'ai fait mon effet.
PIONCEUX
Je t'en fiche ! vos pantalons me deviennent deux fois trop larges.
(Il montre son pantalon.)
MARTIN
Veux-tu t'en aller, animal!…
PIONCEUX(sortant par le fond.)
Les riches ne tolèrent pas la vérité.
AGENOR(qui a versé la bière, se levant et en présentant un verre à MARTIN.)
Qu'est-ce que je te disais ! il t'a tutoyé.
MARTIN(prenant le verre.)
Si je le croyais !
AGENOR
Il t'a dit : "Je t'en fiche !"
MARTIN
Oh! ça, c'est une locution… dont on peut se servir envers un supérieur… C'est comme Je t'en souhaite… ou Je t'en ratisse… A ta santé, mon vieux!… à tes maîtresses!…
(Ils trinquent.)
AGENOR
Aux tiennes !
(Ils boivent.)
MARTIN
Tu as dû avoir pas mal de femmes mariées, hein?
AGENOR
On en a toujours trop.
MARTIN
Bandit ! moi, je n'en ai eu qu'une… la mienne… c'est le regret de ma vie… Oh ! l'adultère ! l'adultère, c'est-à-dire la volupté assaisonnée de crime ! Comprends-tu le crime, Agénor ? moi, je le comprends ! il y a des jours où je sens en moi l'étoffe d'un grand criminel ! (Il va poser son verre sur la table.)
AGENOR
Tais-toi donc ! tu es le meilleur des hommes.
(Même jeu.)
MARTIN(descendant à gauche.)
Ne crois pas ça ! j'ai du sang espagnol dans les veines ! Caramba ! comme dit mon cousin !… et puis ça passe… mais il y a tout de même un fond de regrets.
AGENOR
Console-toi, va ! les femmes mariées, c'est amusant de loin; mais, à l'user, c'est la scie des scies !…
MARTIN
Quand tu me persuaderas de ça…
AGENOR
Dans les commencements, je ne dis pas… il y a des bons quarts d'heure.
MARTIN
Je crois bien… la femme d'un autre!
AGENOR
Oui, mais l'autre a parfois des vengeances…
MARTIN
Oui… le sire de Vergy, qui fait manger à son épouse le cœur de son amant… Ça, c'est pénible… mais ça ne t'est jamais arrivé ?
AGENOR
Il y a plus pénible encore.
MARTIN
Fulbert ?
AGENOR
Oh ! non ! mais je ne sais pas si au choix…
MARTIN
Le reste est donc bien terrible?
AGENOR
Mon Dieu, ça n'a l'air de rien… As-tu vu au Français Le Supplice d'une femme ?
MARTIN
Oui, une femme qui n'aime plus son amant et qui se remet à aimer son mari.
AGENOR
Retourne la chose et tu as le supplice d'un homme : (Allant à la cheminée.)
Un amant qui se met à aimer le mari et à ne plus aimer la femme.
MARTIN
Que c'est bête ! il n'a qu'à la lâcher.
AGENOR
Si tu crois que c'est facile, de lâcher une femme romanesque !
MARTIN
Ça ne m'a jamais gêné.
AGENOR
Comment t'y prenais-tu ?
MARTIN
Très simplement. Je portais alors un léger gazon, car j'étais déjà chauve; au moment le plus… lyrique, j'ôtais ma perruque, la petite me flanquait à la porte en m'appelant : "Vieux déplumé!…" et bonsoir!… libéré!…
AGENOR(devant la cheminée.)
Mais je ne porte pas perruque, moi !
MARTIN
Non, mais tu te teins.
AGENOR
Je t'assure…
MARTIN
Farceur ! tu t'es encore donné une couche ce matin.
AGENOR
Jamais!… un peu de pommade peut-être.
MARTIN
Eh bien, renonce à cette pommade-là et tu verras si on se cramponne.
AGENOR(à part.)
C'est une idée !
MARTIN
Encore une partie?
AGENOR
Ça va.
(Ils se rasseyent à la table.)
PIONCEUX(entrant du fond une lettre à la main.)
Une lettre qu'apporte un commissionnaire. Pas de réponse.
MARTIN
L'écriture de mon cousin Hernandez. (Après avoir lu.)
Il vient dîner avec nous. Tu mettras son couvert, Pionceux.
PIONCEUX
Encore ! il n'y a pas de bon sens de l'avoir comme ça tous les jours.
MARTIN
Si je ne peux plus recevoir ma famille !
PIONCEUX
Pas tous les jours, saprelotte !
MARTIN
Est-ce toi qui payes ?
PIONCEUX
Non, mais c'est moi qui nettoie l'argenterie, et ce monsieur change de fourchette à chaque plat. Les sauvages, ça devrait manger avec les doigts !
MARTIN
C'est un grand seigneur, ce sauvage-là, monsieur Pionceux !… Je suis fier d'être de sa race, et je vous prie d'être avec lui de la plus obséquieuse politesse… dans votre intérêt même, car je vous préviens que sa botte est un peu nerveuse.
PIONCEUX
Et ce n'est pas vous qui me défendriez… Je ne suis pas de votre race.
MARTIN
Tu n'es d'aucune race, idiot ! fiche-moi le camp.
PIONCEUX
Bien, bien ! reniez-moi ! reniez le sein qui nous a nourris !
(Il sort par le fond en emportant le plateau de la bière.)
MARTIN
Cette brute-là me rendra fou ! (Pendant qu'AGENOR donne les cartes.)
Tu dînes avec nous ce soir ?
AGENOR(sèchement.)
Non.
MARTIN
Pourquoi non ?
AGENOR
Tu n'as pas besoin de moi… Tu as ton fameux cousin.
MARTIN
Ça t'offusque, que je l'invite ?
AGENOR
Moi ? pas du tout. Qu'est-ce que ça me fait ? Adopte-le, ton cousin ! Tu es bien libre !
MARTIN
Agénor, tu me fais de la peine.
AGENOR
Tu lâches les vieux amis pour les nouveaux, c'est naturel ! Tout nouveau, tout beau !
MARTIN
Agénor, vous êtes injuste.
AGENOR
Tiens, veux-tu que je te dise ? il te fait poser, ton cacique; il te pousse des blagues grosses comme des maisons.
MARTIN
Lesquelles?
AGENOR
Tu crois, par exemple, qu'il a épousé une reine?
MARTIN
Une reine des Peaux-Rouges, j'en suis sûr. J'en ai la preuve… J'ai vu le serpent!
AGENOR
Quel serpent?
MARTIN
Le serpent qu'il porte tatoué sur sa poitrine et qui est le symbole de la royauté chez les Chichimèques.
AGENOR
Les Chichimèques? Tu crois aux Chichimèques, toi?
MARTIN
C'est une tribu d'Indiens dans l'Amérique centrale… Consulte Malte-Brun.
AGENOR
Bêta, va !
MARTIN
Si tu ne crois plus à la géographie !
AGENOR
Tiens, Ferdinand, tu n'as qu'un défaut, mais, sacrebleu ! tu l'as !
MARTIN
Lequel, s'il vous plaît ?
AGENOR
La gloriole.
MARTIN(blessé.)
La gloriole, moi?… Tenez, jouons, monsieur, jouons.
(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...
(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....
Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....
(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...
(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...