Le Prix Martin
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ACTE III - Scène IX

Eugène Labiche

ACTE III - Scène IX


MARTIN, puis AGENOR.

MARTIN(seul.)
Voilà un Espagnol qui m'ennuie ! Mais, s'il n'est pas content de moi cette foisci, il sera bien difficile. (Apercevant Agénor.)
Voilà la victime.

AGENOR(entrant par le fond; il tient un rond de serviette en bois sculpté; à MARTIN.)
Vois donc comme on travaille bien le bois dans ce pays-ci… Permets-moi de t'offrir…?

MARTIN
Qu'est-ce?

AGENOR
Un rond de serviette avec le mot : Amitié.

MARTIN(avec amertume.)
Amitié !… Asseyez-vous, monsieur, écoutez-moi, et vous me direz ensuite si je puis accepter votre rond. Asseyez-vous !

AGENOR(à part, s'asseyant pendant que MARTIN s'assoit près de la table.)
Qu'est-ce qu'il y a?

MARTIN
Ah ! ils ont raison, les hommes qui ne s'endorment pas sur la foi punique de l'amitié.

AGENOR(étonné.)
Pourquoi ?

MARTIN
Ils ont raison, ceux qui se méfient… ceux qui ne confient pas leur honneur à cette barque fragile et capricieuse qu'on appelle la femme.

AGENOR
Que veux-tu dire?

MARTIN(éclatant.)
Je veux dire que vous m'avez indignement trompé !

AGENOR(se levant.)
Moi ? c'est faux, je te jure !

MARTIN(se levant et allant à lui.)
Vous avez trahi ma confiance ! en un mot, vous m'avez fait… (Baissant la voix.)
vous m'avez fait une raie dans le dos !

AGENOR
Qui est-ce qui t'a dit ça?

MARTIN
Don Hernandez Martinez, mon cousin, qui m'a ouvert les yeux. Dieu le garde !

AGENOR(à part.)
Oh ! il me le payera, celui-là.

MARTIN
Ainsi c'est vous… vous à qui j'ouvrais tous les jours mon foyer, ma table à manger… ma table de jeu ! vous n'avez pas craint de…

AGENOR
Oh ! si tu savais le chagrin que ça me faisait, ce que j'ai souffert!

MARTIN
Ta ta ta! répondez… Que feriez-vous à ma place?

AGENOR
A ta place, je dirais : "Agénor, c'est mal, ce que tu as fait là… mais je sais que tu m'aimes bien… jure-moi que tu ne recommenceras pas… jure-le moi !… et je te pardonne !"

MARTIN
Tu tu tu !… ça ne peut pas se passer comme ça… je pourrais vous tuer, monsieur !

AGENOR
Ah !

MARTIN
Je l'ai même essayé…

AGENOR
Oh !

MARTIN
Mais vous avez jugé à propos de prendre un bouillon… Le jury est très bienveillant pour ce genre de représailles… mais assez de sang répandu !

AGENOR
Oui !… qu'exiges-tu de moi ?… je me soumets à tout.

MARTIN
J'y compte bien… Je vous donne d'abord l'ordre de ne plus me tutoyer… un mur de glace nous sépare.

AGENOR
Comme tu voudras.

MARTIN
A la bonne heure! Maintenant voici ce que j'ai décidé… et pas de prières, pas de supplications… je suis inflexible !

AGENOR
Parle.

MARTIN
Je veux perpétuer par un monument plus durable que le marbre et l'airain… le souvenir de votre trahison.

AGENOR
Tu veux faire bâtir quelque chose?

MARTIN
Je vous ai défendu de me tutoyer, monsieur.

AGENOR
Pardon, monsieur.

MARTIN
Je continue. Vous fonderez à vos frais… et sous mon nom, un prix à l'Académie.

AGENOR
Le prix Martin?

MARTIN
Un prix pour l'auteur du meilleur mémoire sur l'infamie qu'il y a à détourner la femme de son meilleur ami… vous pourrez concourir.

AGENOR
Vous êtes bien dur !…

MARTIN
Ce n'est pas tout : ce prix… annuel… sera de vingt-deux mille cinq cents francs.

AGENOR(se récriant.)
Toute ma fortune !

MARTIN
Pas un sou de moins !

AGENOR
Après moi alors?…

MARTIN
Bien entendu.

AGENOR
J'accepte !

MARTIN(à part.)
Si tous les maris trompés agissaient avec cette rigueur, on verrait moins de scandales dans les familles.

AGENOR
Mais, à cette condition… vous me pardonnez, monsieur ?

MARTIN
Peut-être, monsieur. (Ému.)
Mais nous ne devons plus nous revoir…
(Il se dirige vers sa chambre, à droite, premier plan.)

AGENOR
Oh!… jamais?

MARTIN
Jamais!… les préjugés du monde nous séparent! Adieu, monsieur, nous nous sommes vus pour la dernière fois.

AGENOR(suppliant.)
Ferdinand !

MARTIN
Pour la dernière fois !


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