La Contagion
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ACTE TROISIÈME - SCÈNE X

Emile Augier

ACTE TROISIÈME - SCÈNE X


(NAVARETTE D'ESTRIGAUD, redescendant en scène.)

D'ESTRIGAUD
Tu ne comprends donc rien, toi ?

NAVARETTE
Qu'y a-t-il à comprendre ?

D'ESTRIGAUD
Que tu viens de me faire manquer un mariage magnifique.

NAVARETTE
Dame ! quand je suis entrée, tu n'étais pas sur le chemin de la mairie, ce me semble.

D'ESTRIGAUD
Hé ! cette marquise est une bourgeoise timorée, qui, une fois à moi, aurait imploré le sacrement!… sans compter que son frère l'aurait exigé !

NAVARETTE
Il fallait donc fermer ta porte.

D'ESTRIGAUD
Ton arrivée pouvait tout conclure si tu avais voulu comprendre… Mais non, mademoiselle se pique et fait les beaux bras! Ah! tu peux te vanter de m'avoir ruiné, toi!

NAVARETTE
En somme, un mariage de manqué, dix de retrouvés.

D'ESTRIGAUD
Est-ce que je serai épousable demain !

NAVARETTE
Pourquoi pas?

D'ESTRIGAUD
Pardieu ! tu m'as donné un joli renseignement, je te remercie.

NAVARETTE
Mais je crois qu'il n'était pas mauvais. Il y a une hausse d'un franc.

D'ESTRIGAUD
Eh bien, tu m'as annoncé la baisse.

NAVARETTE
Moi ? Tu rêves.

D'ESTRIGAUD
J'en suis tellement sûr, qu'en te quittant j'ai fait vendre,

NAVARETTE
Mon pauvre ami…c'est un malentendu désolant ! Moi, j'ai acheté…, peu, malheureusement.

D'ESTRIGAUD
Enfin, je perds huit cent mille francs, je n'ai pas de quoi les payer, je suis exécuté, obligé de donner ma démission de toutes mes sinécures, rasé comme un ponton.

NAVARETTE
Fais-toi reporter.

D'ESTRIGAUD
A quoi bon ? Je n'aurai pas plus d'argent dans un mois qu'aujourd'hui, maintenant que mon mariage est manqué.

NAVARETTE
Tu as des amis…

D'ESTRIGAUD
Des amis? Tu m'amuses ! Je n'en ai plus pour trente sous du moment que je dois huit cent mille francs.

NAVARETTE
Il y en a un du moins qui ne te manquera pas.

D'ESTRIGAUD
Quel est ce phénix ?

NAVARETTE
Moi.

D'ESTRIGAUD
Toi, ma pauvre fille ?

NAVARETTE
Ma maison de la rue Castiglione ne vaut-elle pas huit cent mille francs?

D'ESTRIGAUD
Écoute, mon enfant… je ne suis pas facile à attendrir; mais le diable m'emporte si tu ne m'as pas remué le Coeur ! (Lui prenant la main et la portant à ses yeux.)
Tiens, Voilà une larme de d'Estrigaud…fais-la monter en bague, c'est le dernier joyau qu'il t'offrira.

NAVARETTE
Tu refuses ?

D'ESTRIGAUD
Oui, chère fille. Je n'ai pas beaucoup de préjugés, tu le sais, mais il y a des délits de savoir-vivre inadmissible, des inélégances infranchissables. Un galant homme ne peut ruiner que sa femme légitime, je te l'ai déjà dit vingt fois.

NAVARETTE
Mais alors que vas-tu, faire ?

D'ESTRIGAUD
Que veux-tu que je fasse ?'Je ne peux pas payer, je ne payerai pas. C"est encore plus convenable que. de payer avec l'argent de ma maîtresse.

NAVARETTE
Raoul… tu me fais peur !

D'ESTRIGAUD
En quoi ?

NAVARETTE
Tu veux te tuer !

D'ESTRIGAUD
Moi?

NAVARETTE
Oh ! n'espère pas me donner le change ! Tu as trop répété sur tous les tons que tu te ferais sauter au premier désastre…

D'ESTRIGAUD
C'est vrai !

NAVARETTE
Je te connais… tu le feras, ne fût-ce que pour ne pas être ridicule !

D'ESTRIGAUD (à lui-même)
Il est certain que j'aurai une contenance piteuse, si je m'en tiens à un pouf vulgaire. Mes professions de foi hautaines deviendront des rodomontades puériles, on en fera des gorges chaudes… Mordieu ! la situation est plus grave que je ne pensais !

NAVARETTE
Que t'importent de sots quolibets, que tu feras taire avec quelques coups d'épée ?

D'ESTRIGAUD
Détrompe-toi ! on sait bien que je me bats : on attend de moi une crânerie supérieure au courage du duel ; je me suis vanté de l'avoir, et, si je ne l'ai pas, tous les duels du monde ne m'ôteront pas un pouce de ridicule… Mille tonnerres ! comment sortir de là?

NAVARETTE
Accepte mon argent ; personne .n'en saura rien, je te le jure.

D'ESTRIGAUD
Ces choses-là ne restent jamais longtemps cachées. Si tu ne disais rien, c'est moi qui parlerais, et, si ce n'était moi, ce seraient les pierres de la maison vendue pour me tirer d'affaire… car tu n'as pas de valeurs au porteur?

NAVARETTE
Non… tu m'as toujours conseillé les immeubles.

D'ESTRIGAUD
La vente d'un immeuble quel qu'il soit ne peut pas rester secrète, et, dans huit jours, je serais la fable de tout Paris.

NAVARETTE
Que faire, mon Dieu, que faire ? — Si nous déclarions hautement la chose comme elle est, si je disais que ma fortune me vient de toi et que je la restitue, n'y aurait-il pas là une certaine grandeur ?

D'ESTRIGAUD
Grandeur de ton côté, oui, certes; mais bassesse du mien. Et puis je ne veux pas te mettre sur la paille.

NAVARETTE
Oh! je n'y serais pas. Ma maison vendue, il me resterait pour deux millions de terrains, avenue de Zurich.

D'ESTRIGAUD (avec une surprise émue.)
Tu as pour deux millions de terrains ?

NAVARETTE
Oui.

D'ESTRIGAUD
Et je n'en savais rien !

NAVARETTE
Tout le monde l'ignore.

D'ESTRIGAUD
Mais comment ne m'en avais-tu rien dit ?

NAVARETTE
Les hommes sont si bavards ! Tu ne m'aurais pas gardé le secret, et je pressentais qu'un jour tu aurais besoin d'une fortune ignorée.

D'ESTRIGAUD
Ou tu es l'ange du dévouement… ou tu veux être baronne.

NAVARETTE (détournant les yeux.)
Baronne, moi ? Si tu avais la sottise de m'offrir ton nom, je n'aurais pas celle de l'accepter.

D'ESTRIGAUD
Parce que ?

NAVARETTE
Parce que notre mariage te déclasserait sans me réhabiliter.

D'ESTRIGAUD
C'est un peu vrai.

NAVARETTE (finement.)
Ne pas croire que mon sacrifice serait une première réhabilitation qui en justifierait une seconde…

D'ESTRIGAUD
Peut-être… peut-être! Le monde est plus romanesque qu'il ne paraît, et quand on sait lui jouer cet air-là… (Déclamant.)
"Eh bien, oui, messieurs, moi, Raoul d'Estrigaud, j'épouse la Navarette. Je l'épouse parce qu'en un jour de détresse elle m'a prouvé qu'elle avait gardé intacte cette partie de l'honneur que j'appelle le coeur. Elle était déchue de sa place légitime, je la lui rends… C'est aussi une restitution que je lui fais ! Et maintenant choisissez d'admirer ma conduite ou de me mettre au ban." (A Navarette, du ton ordinaire.)
Là-dessus, il y aurait un peu d'hésitation, mais c'est alors que d'intervention de l'épée serait efficace, et… va te promener ! j'oubliais Cantenac.

NAVARETTE (vivement.)
Il n'est pas mon amant.

D'ESTRIGAUD ( lui prenant le menton…)
Espiègle !… Il ne pourrait pas me regarder sans rire, et son rire :serait contagieux. Allons, .n'y pensons,plus.

NAVARETTE
Tu aimes mieux te brûler la cervelle?

D'ESTRIGAUD
Ma foi, oui. — Et dire que je perds la partie avec quinte et quatorze en main ! Dans .trois mois, je réaliserais ma part du canal de Gibraltar… Tiens, tiens, liens !

NAVARETTE
Quoi encore ?

D'ESTRIGAUD
Je peux la réaliser ce soir même ! Ah ! pour le coup, je suis sauvé.

NAVARETTE
Sans m'épouser? Quel bonheur!

D'ESTRIGAUD
Je rachète sa concession à l'ingénieur, je la lui paye ce qu'il veut, le double de ce qu'elle vaut au besoin, et je la vends trois millions…

NAVARETTE
A qui?

D'ESTRIGAUD
Aux Anglais, parbleu ! (on sonne.)
Ta voiture est en bas?

NAVARETTE
Oui.

D'ESTRIGAUD
Tu vas me conduire au Grand Hôtel, (A Quentin qui entre.)
Un chapeau et des gants. (Quentin sort.)
Tu es une bonne fille, Navarette. Je n'oublierai jamais que tu m'as tiré une larme, et je la convertirai en rivière de diamants.
Quentin lui apporte un chapeau et des gants.

NAVARETTE (à part.)
Il m'échappe encore une fois, mais il n'ira pas loin. Décidément les hommes sont plus coquins que nous.
(Ils sortent.)


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